Une fois traversé un tunnel animé rappelant les rues et les bruits de Kinshasa, c’est par la phrase « Article 15 – Débrouillez-vous ! », écrite à main levée sur le mur, que débute l’exposition « Megalopolis – Les voix de Kinshasa », au Grassi Museum für Völkerkunde zu Leipzig. Ce court texte d’introduction résume à merveille l’histoire de ce projet, dont nous croyions encore quelques semaines à peine avant son inauguration qu’il n’allait peut-être pas pouvoir être réalisé, en raison d’innombrables empêchements bureaucratiques et politiques. Mais nous y sommes arrivés ! Et c’est grâce à l’instinct de survie, le principe de Mayele (en lingala), dont sont dotés les artistes, que l’exposition a pu voir le jour.
Les collections ethnographiques réappropriées par les artistes d’aujourd’hui
Vingt-quatre artistes de Kinshasa, âgés de 23 à 71 ans, ont participé à ce projet : performeurs, peintres, filmeurs, sculpteurs, fashion-designers, écrivains, photographes, voire un constructeur de robots, sous le commissariat de deux artistes : le sculpteur Freddy Tsimba et le performeur Eddy Ekete. Fragments de rue photographiés d’Elie Mbansing, peintures de scènes quotidiennes du peintre populaire Chéri Benga, portraits de femmes fagotées de l’artiste Anastasia Langu, une installation de statuettes et de masques traditionnels enchaînés du Congo accompagnés d’une Bible, de Dolet Malalu, un chemin de tongs imprimés de portraits de héros ou de despotes politiques ou spirituels de Flory Sinanduku, un triptyque d’une femme-monstre dessinée à la flamme par Géraldine Tobe, l’intime travail de dessin de Fransix Tenda dans les carnets scolaires récupérés de ses parents, toutes ces œuvres racontent des bouts d’histoire du Kinshasa d’aujourd’hui.
Les Minkisi, les fameux « fétiches à clous » du Congo, qui sont devenus les « icônes » des musées ethnologiques et dont le Grassi Museum für Völkerkunde zu Leipzig conserve lui-même plus d’une centaine, se retrouvent à maintes reprises revisités dans plusieurs des œuvres d’artistes présentées dans l’exposition « Megalopolis – Les voix de Kinshasa ». Ils sont notamment évoqués dans les tableaux de Francis Mampuya ou dans l’installation de Dolet Malalu, alors que le sculpteur Hilary Balu s’en est inspiré, en y ajoutant des paillettes et en les surmontant d’une gigantesque tête de Mickey, ou que Steve Bandoma a remplacé la lance traditionnelle que pointent souvent ces statuettes par la Tour Eiffel de Paris et a coiffé leur tête d’une perruque blonde. Les œuvres crient à l’injustice, expriment l’oppression des femmes, le néo-colonialisme et la violence, aussi bien dans le passé que dans le présent. Mais malgré cette violence et un certain désespoir, surgissent aussi un humour et une incroyable énergie, qui coupent le souffle. C’est un art de la débrouille, un art engagé.
L’œuvre collective produite pendant la résidence à Leipzig, en novembre 2018, est une « Restitution Box » : Au milieu de l’exposition trône une grande caisse, sur laquelle est écrite en grandes lettres « Restitution Box – Museum Kinshasa ». Concevoir une œuvre encore plus actuelle était à peine possible en ce mois de novembre 2018, alors que paraissait le fameux rapport sur la restitution de Felwine Sarr et Bénédicte Savoy. Quelques jours après sa parution, le Président français Emmanuel Macron annonçait la restitution à la République du Bénin de vingt-six sculptures du royaume de Danhomé, saisies par l’armée française comme butin de guerre coloniale et aujourd’hui « chefs-d’œuvre » du musée du quai Branly à Paris. Le rapport ainsi que l’annonce du Président Macron ont fait couler beaucoup d’encre dans le monde entier. Au Congo, en ce même mois du novembre 2018, ont eu lieu les campagnes présidentielle et législative, après deux années de report, alors que l’opposition dénonçait un fichier électoral vérolé et des « machines à voter » douteuses. Au même moment, le gynécologue Denis Mukwege recevait le prix Nobel de la Paix, qui couronnait des années de combat pour la réparation des femmes victimes de viol comme arme de guerre, au Congo.
C’est dans ce contexte politique que les huit artistes (parmi les vingt-quatre de l’exposition) invités à participer à la résidence d’artistes à Leipzig, Azgard Itambo, Eunice Kamanda, Serge Diakota, Steve Bandoma, Géraldine Tobe, Flory Sinanduku, Dolet Malalu et Chéri Benga (le fashion-designer, Louison Mbeya, n’a pas pu participer pour cause de refus de visa), sous la direction d’Eddy Ekete, arrivent à Leipzig, le 6 novembre 2018. Cette résidence a pour but de réaliser l’exposition sur place et de produire l’œuvre collective, basée sur les collections historiques du musée. Cette « Restitution Box » consiste en une grande caisse de transport de 3 mètres sur 3. Des fils de couleur rouge sang relient la caisse à une carte du continent africain dessinée sur le mur. En entrant dans la boîte, dans le noir, le visiteur entend des voix, dans les principales langues parlées au Congo, qui clament : « Libérons-nous ! ». Ce n’est qu’au moyen d’une lampe de poche que le visiteur peut apercevoir, scotchés aux murs, dans la pénombre, des photos et des fiches d’inventaire d’objets du Congo conservés dans les réserves du Grassi Museum. On peut noter que la majeure partie des objets qui y sont évoqués a été collectée pendant l’époque du Congo Free State (1885-1908), un des chapitres les plus noirs de l’histoire coloniale africaine. La recherche sur les conditions exactes de collecte de ces nombreux objets, hautement symboliques et sacrés, ramenés en Allemagne il y a plus de 120 ans, reste encore à faire.
C’est grâce à cette Restitution Box et aux nombreuses autres œuvres d’artistes présentées dans l’exposition et renvoyant au passé colonial du pays, que l’endroit où se tient l’exposition (ici le musée ethnologique), prend soudainement tout son sens. Bien que l’exposition ait été initialement conçue pour précisément faire parler du présent et de l’urbanité africaine – dimensions actuelles trop souvent ignorées par la plupart des musées ethnologiques – le fait de l’avoir organisée dans un musée dit « ethnologique » a permis de tisser des liens directs entre le Kinshasa de 2018 et les collections du Congo entrées à Leipzig entre les années 1870 et la Première Guerre mondiale.
Il est important de souligner que les questions de travail mémoriel et de réparation de la violence coloniale ont ainsi pu trouver, dans cette exposition, un véritable espace d’expression.
Musée miné
Depuis quelque temps, il ne se passe plus un jour sans que soit annoncée, par un musée, la restitution de restes humains, sans qu’une rue baptisée du nom d’une personnalité de l’époque coloniale ne change de nom, sans qu’un musée n’inaugure une exposition revenant sur l’époque coloniale, sans qu’un groupe de personnes ou un pays ne demande la reconnaissance d’un génocide ou la prise en considération de toute autre exaction coloniale. Les musées avec des collections ethnologiques sont devenus des champs de mines politiques. Ce phénomène est-il nouveau ou en était-il déjà ainsi depuis longtemps ?
Il est vrai qu’on peut noter que, depuis plusieurs décennies, le paysage muséal ethnologique essaie de se rénover, à l’instar du Musée du quai Branly de Paris inauguré en 2006, du Rautenstrauch-Joest-Museum – Kulturen der Welt de Cologne en 2010, du nouveau Weltmuseum de Vienne ouvert en 2017, du Musée royal de l’Afrique centrale de Tervuren qui s’est fait un nouveau visage et n’a rouvert ses portes que quelques jours après l’inauguration de l’exposition, ou bien, du très attendu Humboldt-Forum, à Berlin qui s’annonce pour fin 2020. On peut également observer que les musées ethnologiques invitent, depuis déjà de nombreuses années, des artistes pour qu’ils interviennent dans leurs expositions permanentes, alors que la plupart d’entre eux étaient, il y a vingt ans encore, peu friands de l’idée d’ouvrir leurs portes à l’art contemporain. Parallèlement, d’autres musées intensifient leur travail avec les communautés des pays d’où viennent les objets, afin de revoir leurs collections. Chacun espère ainsi trouver le traitement qui saura enfin panser les blessures coloniales. On constate néanmoins que, malgré toutes ces tentatives, les musées restent l’objet des critiques de la presse et aussi de la diaspora, qui leur tourne plus ou moins le dos. Est-ce que cela signifie qu’il leur faut se re-penser de manière plus radicale encore ?
Rappelons qu’à l’époque de la constitution des musées ethnologiques et de leurs collections, les créateurs de ces objets d’« ailleurs » vivaient également ailleurs. L’altérité culturelle correspondait à une altérité spatiale, à un ailleurs géographique, spatialement éloigné de l’endroit où le musée conservait ces objets, quelque part en Europe. Or aujourd’hui, avec les migrations de femmes et d’hommes du Sud vers le Nord, les musées ethnologiques ne peuvent plus fonctionner comme un endroit où l’on pense et où l’on parle des objets des « autres », alors que les descendants de ces « autres » pourraient être les visiteurs du musée ou ceux qui y travaillent.
Cette profonde modification géo- et sociopolitique, et le décentrement de l’Occident qui en est le corollaire, remettent ainsi sérieusement en question le fonctionnement classique de ces musées. Alors que ces objets ont pu un temps, jusqu’à la moitié du vingtième siècle, représenter les « autres » hors d’Europe, ces dits « autres » sont aujourd’hui aussi en Europe, voire, dans le musée lui-même. Malgré tout cela, la voix de ces « autres » reste presque inaudible, notamment dans les musées consacrés a priori à leur culture matérielle d’origine.
Pour un nouveau mode d’emploi du musée dit « ethnographique »
Décoloniser le musée signifie lui enlever un peu de son autorité, en redistribuant la parole. Tant que les musées continuent leur monologue et continuent à décider des types de narration qui circulent en leur sein, le musée ne changera pas. Le musée se voit alors obligé de sortir de sa zone de confort, de prendre des risques, en rompant avec sa tradition d’autorité muséale et sa soi-disant neutralité et objectivité, afin de donner plus de moyens d’agir aux visiteurs et aux descendants de ceux qui ont fabriqué les objets présentés et que les musées préservent. Pour atteindre cet idéal de « Lieu de conVersation » au lieu d’un « Lieu de conServation », il est nécessaire de repenser radicalement les pratiques du musée, aussi bien en externe qu’en interne. Il s’agit alors d’imaginer une structure muséale qui permette aussi de prendre des risques, de sortir du cadre. Cela implique de décentrer ses structures de connaissance en remettant en question ses propres expertises au profit d’un décentrage de la production de la connaissance par la multiplication des « narrations » et des points de vue.
Mais qu’en est-il du statut des collections ? Que signifiera le terme de « propriété » et qu’impliquera-t-il ? Les musées ne seraient-ils pas plutôt les gardiens de ce patrimoine mondial que leurs véritables propriétaires ? Des musées comme des gardiens qui garantiraient que les communautés d’origine soient dotées des moyens qui leur permettront de s’occuper et de disposer de ces objets ? À quoi ressemble alors aujourd’hui ce principe de « dialogue des cultures », si souvent prôné par les musées ethnographiques ? Ce dialogue est-il véritablement un dialogue d’égal à égal ? Tant que les voix des habitants des pays d’origine des objets ne seront pas structurellement prise en considération dans les musées, tant que des visions mono-culturelles, surtout occidentales, domineront, tant que les manières locales d’appréhender les objets des collections ne seront pas valorisées, alors persisteront dans les musées une situation de « colonialité » et le dialogue restera celui des sourds.
C’est en partant de ce constat que nous avons tenté de changer quelques-unes de nos règles du jeu, afin de nous remettre en question en tant qu’institution muséale. C’est ainsi que nous avons donné carte blanche, non pas à des spécialistes, mais à des artistes, connus et inconnus, de cette grande ville africaine qu’est Kinshasa. « Carte blanche » implique une procuration illimitée, une liberté d’action, un chèque en blanc, un accord oral, un dialogue dans le cadre duquel la confiance est primordiale. Donner carte blanche dans une structure muséale peu habituée à ce genre d’expérimentation, donner carte blanche dans des structures bureaucratiques inaptes à agir sur le tas, a été une aventure qui fut parfois douloureuse. En effet, il n’est pas aisé de faire confiance et de se faire confiance dans un contexte politique et administratif par trop complexe, une équation à plusieurs inconnues. On évoquera, par exemple, les combats pour l’obtention des visas des artistes, qui nous rappellent que le droit à la mobilité est loin d’être acquis pour les intellectuels et artistes africains. Ainsi, nous nous sommes rendu compte que les effets de la colonisation et le système néocolonial dans lequel nous vivons toujours aujourd’hui ont profondément affecté nos rapports de travail, en influençant aussi la nature de la relation entre le musée et les artistes sur place. Malgré ces difficultés, qui nous ont paru parfois insurmontables même quelques semaines avant l’ouverture de l’exposition, nous y sommes pourtant arrivés. Nous avons donné cette carte blanche, de manière à ce que les habitants de Kinshasa de 2018, à travers les yeux de cette vingtaine d’artistes, y présentent et racontent leur monde à leur façon, tout en conjuguant au présent les collections historiques du Grassi Museum für Völkerkunde zu Leipzig.
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