88. Multitudes 88. Automne 2022
Mineure 88. Guattari +30

Modes coopératifs insurgés
La floraison des espaces communs dans le Brésil contemporain

et

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La démocratie à venir

Dans son travail Voyous1, Derrida discute longuement l’importance de l’apparition d’une autre forme de démocratie. Cette autre démocratie serait directement liée à l’idée d’évènement, celui-ci étant quelque chose d’imprévisible à même de provoquer une interruption, ou, du moins, mettre en échec le flux naturalisé du droit et de ses lois. Pour nous, il s’agit d’un flux naturalisé lié aux suppositions ou à des présupposés indiscutables légitimant des logiques associées au droit et à la citoyenneté, à la ville, de la propriété, et aux lois garantissant et supportant ce royaume. Pour le philosophe, la démocratie à venir est liée à l’idée de justice capable de menacer le droit même en s’en désarticulant. Cette interruption du rapport ombilical de la justice avec le droit constitue la chance de la création d’autres liens entre justice démocratique et la démocratie elle-même. Dans une démocratie à venir, ce qui doit être respecté est justement l’altérité absolue de l’autre, et non pas l’ipséité du même, ou son identité inviolable.

Si la démocratie à venir est une promesse qui doit rester à la limite de son impossibilité, quelles seraient les situations qui la rendraient possible et vecteurs de son énonciation ? En ce moment, proches de Deleuze et Guattari2, les mouvements collectifs d’occupation intempestive de l’espace public pointent vers une possibilité de (de)territorialisation et de gestation de cette autre démocratie. Il existe certaines indécidabilités liées à cette action faisant la transformation, dans ce laboratoire humain, de la res publica. Ces mouvements, dans leurs propres processus de constitution à partir du commun, ouvrent la voie à cette autre démocratie, en construction, ici et maintenant, par un acte qui, dans un certain sens, la menace et la fortifie.

Désirs incontrôlables, désir de lien

Au cours des deux premières décennies du nouveau millénaire, une transformation est devenue perceptible dans les villes du Brésil : un désir nouveau de l’espace public et commun, lieu d’exercice de cette autre démocratie. Ce désir est apparu sous forme d’une myriade de mouvements activistes d’occupation et d’appropriation des espaces publics sur l’ensemble du territoire brésilien mettant souvent en cause les régulations restrictives imposées par l’État et les manœuvres retorses du marché immobilier. Nous nous référons à des mouvements horizontaux, non hiérarchisés et auto-organisés de la société civile qui ont acquis une grande importance politique tels que les mouvements « Ocupe Estelita » à Recife, « Praia da Estação » à Belo Horizonte, et « A Batata Precisa de Você » à São Paulo.

Il s’agit de trois mouvements de résistance, constitués en ONG, sans commandement centralisé, surgis au départ sur les forums internet et qui visent à la reconquête de la ville – de ses espaces et de ses services – par ses habitants. « La ville est à nous, occupe-la », dit le slogan de « Ocupe Estelita », qui par le biais de l’occupation de l’ancien quai José Estelita, dans la zone portuaire de Recife, a réussi à bloquer, plusieurs années durant, la construction du luxueux complexe de tours baptisé « le Nouveau Recife » dont le projet avait été approuvé dès 2011 par la mairie dans des conditions très peu transparentes3. Et, en raison de toute l’agitation de dénonciation des excès de la spéculation immobilière déclenchée par le mouvement, la révélation, en 2016, des irrégularités dans la construction de l’immeuble La Vue, à Salvador, a entraîné la chute de Geddel Vieira Lima, ministre à l’époque, propriétaire du projet immobilier, puis sa détention.

Mais si l’obstination de l’occupation de la zone portuaire de Recife a su composer concerts et conférences sur le droit à la ville avec la lutte réelle contre l’évacuation du terrain par les forces de police, le mouvement « Praia da Estação » (Plage de la Gare) à Belo Horizonte, pour sa part, s’est structuré comme mouvement ludique d’occupation festive de la place – l’une des plus importantes de la ville – tous les samedis, par des gens en maillots de bain. Ce fut une initiative spontanée, en réaction à un arrêté discrétionnaire du maire interdisant les rassemblements dans ce lieu, arrêté de décembre 2010. Aujourd’hui, après dix ans passés, le mouvement s’est consolidé comme emblème de la résistance de la société civile contre les abus de pouvoir et pour défendre l’usage libre et créatif de la ville. Organisé sous forme rhizomatique, le mouvement ne possède pas de leaders, et ses participants se renouvellent au fil des ans et de façon organique, au fur et à mesure que de nouveaux agendas viennent motiver les divers mouvements de rue de la capitale du Minas Gerais.

Ne lâchez pas la Patate

Enfin, le mouvement « A Batata Precisa de Você » (La (place de la) Patate a besoin de toi)4 s’est constitué comme un groupe d’« urbanisme tactique » surgi à la suite de l’inauguration, par la mairie de São Paulo du nouveau Largo da Batata en 2013 : un espace stérile et désertifié entouré de buildings de bureaux, tout neufs, dans une zone qui était auparavant un centre de transport en commun et de commerces populaires.

Dans ce contexte, un canal de dialogue important entre les pouvoirs publics et la société civile a été le Cades-Pi – Conseil régional de l’environnement, du développement durable et de la culture de la paix de l’arrondissement de Pinheiros –, un organisme participatif ayant pour but d’engager la population, par le moyen de ses représentants, dans la discussion et la formulation de propositions socio-environnementales auprès de la mairie d’arrondissement. Constitué de façon bipartite, 50 % de ses représentants sont élus par la société civile et 50 % par les pouvoirs publics. Le mandat des conseillers est de deux ans, pouvant être renouvelé.

En décembre 2013, le groupe « Não largue da Batata » (Ne lâchez pas la Patate – jeu de mots avec « largo » qui signifie « place »), composé par des citoyens et des représentants du Cades-Pi qui suivaient la situation et les projets pour le Largo, a demandé et a obtenu une réunion avec la direction municipale de l’urbanisme, où le futur du Largo da Batata a été discuté sur la base d’un document comprenant dix demandes de la population, celles qui avaient recueilli la plus grande participation populaire, en particulier dans le domaine du mobilier urbain. Le groupe a été informé qu’il n’y avait aucune prévision pour l’installation d’aucun mobilier urbain, mais que ce qui devait être installé serait discuté avec la population. Car, au mois de novembre, le groupe avait déjà promu une manifestation proposant plusieurs activités dans le Largo, parmi lesquelles la construction de mobilier pour la place. Le Largo a connu alors son premier mobilier urbain, construit in loco par le « Mouvement Boa Praça » (littéralement, Mouvement bonne place, mais « boa-praça » signifie également un être affable, agréable).

De cette façon, en réalisant des ateliers de construction du mobilier, et en organisant des jeux dans la place avec la participation des habitants de la rue, des immigrants et des réfugiés, le mouvement a pu, petit à petit, augmenter la vitalité d’un lieu anodin, dans la mesure où il réussissait à avoir l’autorisation de la mairie pour effectuer une gestion partagée de l’espace, en plantant des arbres et en installant des bancs. De nos jours, suite au changement de la gestion de la mairie vers une administration non progressiste, ces liens ont été rompus, et la place a repris sa condition de « non-lieu ».

Espaces communs

Tous ces mouvements coopératifs et communautaires d’occupation de l’espace public qui ont surgi au Brésil entre la fin de la première et le début de la seconde décennie de ce siècle se présentent comme une grande nouveauté historique. Le pays, marqué par son passé colonial et esclavagiste, s’est modernisé tout en conservant des traits historiques de « patrimonialisme », c’est-à-dire, de mépris à l’égard de la sphère publique, qui se manifeste par l’intromission continuelle des intérêts privés. Habitant des résidences fermées, circulant dans la ville à bord de voitures particulières et se sociabilisant dans les centres commerciaux, les classes moyennes et les élites urbaines brésiliennes semblent ne pas valoriser les espaces publics. Cependant, d’importants changements ont eu lieu dans cette période récente, éveillant de grands contingents urbains au désir d’une vie collective qui s’exprime dans les espaces publics. Ce qui est plus intéressant, c’est que ce n’est plus l’ancienne notion d’un espace public comme bien offert par l’État à la société, mais d’espaces publics et communs construits collectivement, à travers des formes coopératives et solidaires.

Malgré les obstacles politiques récents, la force sociale mise en marche dans tous ces mouvements est toujours vivante, même si de façon non uniforme, et se constitue comme l’énergie principale, exprimée ou latente, de résistance à l’obscurantisme réactionnaire du gouvernement fédéral brésilien. Car, si l’appareil répressif de l’État, attaché physiologiquement à la police et aux forces militaires représente une force molaire – pour reprendre les termes de Gilles Deleuze et Felix Guattari – qui s’applique du haut vers le bas, remettant en scène de vieux modèles d’oppression, ces groupes activistes se configurent, à l’inverse, comme des organisations moléculaires rhizomatiques, luttant dans des arènes distinctes et renouvelées. Ce sont des formes coopératives qui opèrent par des pratiques de partage, échappant, en tant que ligne de fuites non obéissantes, aux processus normatifs et répressifs incarnés par l’État.

Agencements moléculaires

Les collectivités coopératives peuvent être l’expression de ces agencements moléculaires qui énoncent d’autres possibilités pour l’être ensemble, avec d’effectives réverbérations sur l’organisation sociale du travail et sur la production de l’espace commun. S’il n’y a pas de désir qui ne soit agencé, dans la coopération, il est élaboré au cours des mélanges des corps, des gestes, des procédés. Des collectivités qui ne se réalisent pas nécessairement comme des collectifs à l’unisson, mais qui, sans doute, théâtralisent un champ d’expérimentation de leurs désirs à partir du partage de quelque chose, avec ou sans finalité a priori. La volonté de partage crée un territoire de coopération où ne se produisent des opérations que par des actions qui se manifestent comme travail dialogique, jamais comme monologue. Surgit ainsi un territoire où la communication se produit non pas à travers des mots d’ordre, mais par la jonction de mots au moment où ils se produisent, sans le besoin d’être ordonnés et régis préalablement par quelqu’un.

Dans son « Introduction à la sociologie de la musique », Theodor Adorno5 souligne le travail coopératif, horizontal, désaliéné, des musiciens d’un ensemble de musique de chambre. Généralement sans chef d’orchestre, ni conducteur, les musiciens dépendent non seulement de la connaissance intégrale de l’œuvre, mais aussi de la notion de la signification de chacun d’eux en tant qu’unités collectives pour l’exécution de l’œuvre. C’est par l’échange de regards, par la complicité et fondamentalement par un travail collectif déhiérarchisé que se construit l’œuvre.

L’ensemble de musique de chambre serait sans doute une manifestation séminale du travail coopératif et collaboratif, basé sur les expertises individuelles et l’exécution collective horizontale et auto consciente. C’est un modèle métaphorique qui trouve un parallèle très expressif chez les agents activistes dont nous avons parlé ici, dont les actions sont également fondées sur une horizontalité participante et déstratifiée qui suppose le déclenchement concerté d’actions collectives avec un haut degré d’individualité entre les parties. Une action essentiellement désaliénante et non conformiste qui s’oppose à l’atomisation du travail.

Les alliances horizontales, non-hiérarchiques, traits constitutifs de l’être existentiel de ces mouvements se configurent comme un enchevêtrement de singularités qui se réalisent en se produisant comme multiplicité. Elles trouvent leur champ d’immanence en un mode de communication où le désir du faire-ensemble pour quelque chose est plus fort que ne serait la réaction au commandement, à l’exécution telle que prévue par celui qui l’a préalablement définie dans l’exercice d’une souveraineté.

Si l’idée d’identité, l’idée d’un être uni et univoque, part d’un mode d’être en tant qu’aséité, en tant qu’être-en-soi et pour-soi, les coopératives, équivocités constituées ou en-puissance, sont un mode d’existence fondé sur le lien nécessaire à l’autre.

Ce sont dans ces mouvements moléculaires, transgresseurs, orientés par une éthique universelle du droit de citoyenneté de tous, que l’énonciation de l’autre, d’une altérité et d’un futur est engendrée. Ces mouvements, basés sur l’être ensemble et l’être-pour-l’autre, avec l’autre, au-delà de toute identité à priori, fertilisent les espaces urbains, dans l’espoir de sa reprise. Ils suggèrent l’interruption du temps imposé à ces espaces, inerte et inertiel, sans les détruire, sans désirer qu’ils meurent effectivement ou qu’ils soient effacés. Le report est un temps de l’entre, un temps qui articule et segmente en simultané, une action nécessaire à l’apparition de l’autre.

1Derrida J., « Le “Monde” des lumières à venir (Exception, calcul, souveraineté) », I – Téléologie et architecture, in Voyous, 2003, pp. 167-195.

2Deleuze G., Guattari F., Capitalisme et Schizophrénie, Mille Plateaux, Paris, 1981.

3Tavolari B, « Direito à cidade: uma trajetória conceitual », In Novos Estudos, no 104. São Paulo : Cebrap, 2016.

4Rodrigues L.s., Isso não é um evento: uma análise sobre a dinâmica de uso dos espaços públicos contemporâneos (Ceci n’est pas un évènement : une analyse de la dynamique d’usage des espaces publics contemporains)  Étude de cas : le Largo da Batata, São Paulo : Mémoire de maîtrise présenté à la Faculté d’architecture et d’urbanisme de l’Université de São Paulo, pp. 89, 2018.

5Adorno T., « Modernidade », in Introdução à Sociologia da Música, pp. 361-414.