Majeure 62. Subjectivités numériques

Décomposition et recombinaison à l’âge de la précarité

Partagez —> /

Dans son essai sur la psychologie de masse du fascisme, Wilhelm Reich écrit qu’il n’est pas difficile de répondre à la question de savoir pourquoi les ouvriers font grève et se révoltent. Ce qu’il faut expliquer, c’est plutôt le contraire : pourquoi donc les gens ne font-ils pas grève tout le temps, pourquoi ne se révoltent-ils pas contre l’oppression ?

À notre époque, après le siècle qui a été marqué par l’ascension et la chute du communisme, on peut répondre de plusieurs façons à cette question. Une première réponse suggère que la précarité, l’anxiété, la compétition qui se sont répandues dans les circuits du travail et de la vie quotidienne ont – apparemment – rendu presque impossible l’émergence d’une subjectivité collective, voire de la simple solidarité issue de l’empathie. Une deuxième réponse est fondée sur la dissolution de l’identification physique du pouvoir : le pouvoir est désormais partout et nulle part, intériorisé et inscrit dans ces automatismes techno-linguistiques qu’on appelle « gouvernance ». La précarisation du travail, la fin de la proximité des travailleurs dans un même territoire, leur isolement physique et le sentiment diffus d’une compétition ubiquitaire et anxiogène ont provoqué une désagrégation de la solidarité, désagrégation dont Jean Baudrillard avait entrevu la tendance dès la deuxième partie des années 1970.

 

La décomposition du social

La transition de la civilisation industrielle vers la civilisation digitale implique un changement dans le champ conceptuel et dans l’organisation disciplinaire de la connaissance. Ce remaniement disciplinaire reflète la transformation qui accompagne le début de la réforme néolibérale, laquelle, bien sûr, s’enchevêtre avec la technologie digitale. Dans son livre Data Fiber(2002), le théoricien des media hollandais Geert Lovink observe que l’espace académique de la psychologie de masse fut effacé durant les années 1980, pour être remplacé par toute une gamme de nouvelles disciplines, comme la cybernétique, les cultural studies, la théorie des media.

Je ne cherche pas ici à enquêter sur les motifs académiques de cette disparition et de ce remplacement, mais j’aimerais mieux comprendre la disparition de la réalité des masses, et de leur corps matériel sur la scène du social. Les masses, en effet, se sont évanouies lorsque les nouvelles technologies ont dissous la foule dans une étendue d’atomes connectés, et lorsque le processus de précarisation a désintégré la proximité physique des travailleurs. La précarité sociale pourrait être décrite comme une condition dans laquelle les travailleurs changent tout le temps leur position dans l’espace, de telle manière que personne ne puisse se rencontrer deux fois dans le même lieu.

La coopération sans proximité physique est la condition d’une solitude existentielle, couplée avec une productivité continuelle et ubiquitaire. Les travailleurs ne se perçoivent plus comme faisant partie d’une communauté vivante. Malgré le fait qu’ils sont exploités par la même entité capitaliste, ils ne forment plus une classe sociale parce que, dans leurs conditions de vie matérielle, ils ne peuvent plus produire la conscience collective et la solidarité spontanée d’une communauté vivant dans le même territoire et partageant le même destin. Ils ne font plus masse, parce que leur proximité dans le métro ou sur l’autoroute n’est qu’une condition provisoire et aléatoire. La psychologie de masse se dissout parce que les masses elles-mêmes sont en train de se dissoudre – au moins dans l’auto-perception de l’esprit social. Le concept même de masse est en soi ambigu, difficile à définir, comme Baudrillard l’a écrit dans un texte qui fut publié à la fin des années 1970 (À l’ombre des majorités silencieuses. La fin du social publié dans Les Cahiers d’Utopie en 1978).

Le concept de « masse » est différent du concept marxien de « classe sociale », défini comme l’agrégation d’individus partageant intérêts, comportements et conscience. L’existence de la classe ouvrière n’est pas une donnée ontologique, mais l’effet d’une imagination et d’une conscience partagées. C’est une mythologie, dans le sens d’une narration sur le présent dans la perspective d’un avenir possible. Cette narration s’évanouit avec les conditions sociales qui lui ont donné naissance, celles de la production industrielle et de la massification des travailleurs dans l’espace de la fabrique. Au cours des trois dernières décennies, les conditions culturelles nécessaires à l’auto-perception de classe ont disparu, effacées par la transformation post-industrielle du capitalisme. La dissolution des effets de masse peut être liée, pour sa part, à la complète individualisation et à la mise en compétition généralisée des travailleurs à l’âge de la précarisation.

Pour retracer les premiers signes d’une compréhension de ce processus de dissolution, je veux comparer les intuitions de Baudrillard avec quelques affirmations de Margaret Thatcher. Dans un entretien datant de 1981, elle a dit : « Ce qui me gêne dans la politique des trente années que nous venons de vivre, c’est le fait qu’on est allé vers une société collectiviste. Les gens ont oublié leur sécurité personnelle. Et les personnes se demandent : est-ce que je compte pour quelque chose, est-ce que j’ai une importance quelconque ? Ma réponse est : oui ! Et cependant je ne me borne pas à une politique économique. Ce que je propose, c’est qu’on change d’approche, et changer l’économie n’est qu’une façon parmi d’autre pour changer d’approche. Si vous changez d’approche, vous pourrez changer le cœur et l’âme de la nation. L’économie n’est que la méthode : l’objet réel de la transformation est le changement du cœur et de l’âme » (Sunday Times, mai 1981).

Le but de la révolution néolibérale n’est pas économique, mais politique, voire même éthique. Son intention est d’inscrire la compétition dans l’âme même de la vie sociale, au risque de détruire la société elle-même. Cette intention culturelle de la réforme néolibérale a été décrite par Michel Foucault dans La naissance de la biopolitique : assujettissement de l’activité individuelle à l’esprit d’entreprise et recodage universel de l’activité humaine en termes de profitabilité économique. Cela produit l’inscription de la compétition dans les circuits neuronaux de la vie quotidienne.

L’intention profonde et l’horizon ultime de la réforme néolibérale sont moins le profit économique que le culte de l’individu en tant que guerrier économique, la cruelle perception d’une solitude essentielle des humains, l’aveu cynique que la guerre est la seule relation possible entre les organismes vivants sur le chemin de l’évolution. Margaret Thatcher a également dit en 1987 : « il n’y pas quelque chose comme «la société». Il y a des hommes et des femmes, il y a des familles. Et le gouvernement ne peut rien faire qu’à travers des gens. Et les gens doivent penser d’abord à eux-mêmes. »

La société n’existe donc pas pour Thatcher. L’affirmation est intéressante, mais pas tout à fait vraie : en réalité, la sociabilité a disparu, mais la société, pas du tout. Elle a plutôt été transformée en un système aveugle d’interdépendances inéluctables, qui nous obligent à être ensemble comme dans une prison, au sein de laquelle l’empathie a été effacée et la solidarité interdite. La société est transformée en un système global de concaténations automatiques dans lesquelles les individus ne peuvent faire l’expérience de conjonctions, mais seulement de connexions fonctionnelles avec d’autres individus. Le processus de coopération se poursuit, mais il a évolué en un processus de recombinaison abstraite d’info-fractals, qui ne peuvent être déchiffrés que par le code de la valeur économique. L’interaction n’est pas éliminée, mais l’empathie est remplacée par la compétition. La vie sociale continue, plus frénétique que jamais : l’organisme conscient est pénétré par des fonctions mathématiques dépourvues de toute conscience.

 

Apprentissage et conscience

Je voudrais analyser ici un processus qui est à la base de la précarisation du travail, et en même temps, qui contient les germes de l’évolution future de l’humain dans le sens de l’automation cognitive. Avec l’expression d’« automation cognitive », je fais référence à l’uniformisation des procédures de perception, d’imagination et d’énonciation. L’évolution de l’organisme conscient est entrée en contact avec des machines sémiotiques qui en modifient l’environnement ainsi que les performances cognitives, jusqu’au point de produire un effet d’assimilation entre l’automate et l’organisme. Dans Vers une écologie de l’esprit(1972), Gregory Bateson compare l’apprentissage par un organisme conscient et l’apprentissage par une machine, relevant que « le mot apprentissage indique indubitablement un changement, d’une sorte ou d’une autre. Mais il est très difficile de dire de quellesorte de changement il s’agit »[1]. Il se demande si l’évolution de la conscience humaine dans un environnement connectif implique une automation de l’activité cognitive, et de l’organisme conscient lui-même. Pour répondre à cette question, on peut lire ce qu’il dit de l’apprentissage : « le problème n’est pas de savoir si une machine peut apprendre, mais quel niveau d’apprentissage la machine peut atteindre».

Il peut en effet y avoir apprentissage sans aucune conscience : l’apprentissage, en tant que transformation opérationnelle consistant en l’acquisition de nouvelles capacités, peut correspondre à un recadrage (reframing) de la relation entre le sujet apprenant et son environnement. La conscience n’est pas un effet de l’apprentissage lui-même ; elle émerge plutôt comme facteur de recontextualisation du sujet de la connaissance en fonction de ce qu’il apprend. Bateson parle d’« apprentissage II » pour définir la capacité qu’a l’organisme de changer le contexte d’élaboration, de concevoir et de réaliser un changement de paradigme.

Un automate peut être défini en fonction du caractère prescriptif des règles logiques inscrites dans son programme, tandis qu’un sujet apprenant vivant et conscient peut transgresser les règles et les reformuler en fonction de ses buts et du contexte. En fin de compte, on peut dire que la différence essentielle entre l’automate et l’organisme conscient consiste en ceci que l’organisme connaît les limites de la cohérence logique de ses règles opératoires qui constituent au contraire pour l’automate une vérité absolue : « le «joueur» d’un jeu du type de Von Neumann est une fiction mathématique, comparable à la ligne droite dans la géométrie euclidienne ou à la particule dans la physique newtonienne. Par définition, il a la capacité d’effectuer tous les calculs nécessaires pour résoudre n’importe quel problème posé par les événements du jeu ; il est incapable de ne pas effectuer ces calculs à chaque fois qu’ils sont appropriés : il obéit toujours aux résultats de ses computations. Un tel «joueur» reçoit l’information provenant des événements du jeu et agit de façon appropriée en fonction de ces informations »[2].

L’automate est logiquement programmé pour obéir à des implications logiques, et c’est ce qui constitue sa limite. La conscience, au contraire, implique la possibilité de la violation de la cohérence logique, dans le but de recontextualiser l’énonciation pour lui donner une signification originale. Cela doit s’entendre comme une fonction de la temporalité, parce que la différence essentielle entre un automate et un organisme conscient est l’inscription du temps dans le processus de l’énonciation. Comme le dit encore Bateson : « Le «si… alors…» de la logique ne contient pas de temps. Mais dans l’ordinateur, ce sont la cause et l’effet qui sont utilisés pour simuler le «si… alors» logique ; et toutes les séquences de cause et effet impliquent inévitablement le temps »[3].

Avec le passage du temps, la relation entre l’énonciation et le monde change, et cela ouvre un espace pour le tâtonnement, l’essai et l’erreur, et finalement pour l’évolution radicale qui produit un décalage entre un contexte paradigmatique d’interprétation et un autre. Le « joueur » de Von Neumann est incapable d’erreur. Contrairement à lui, l’organisme est capable de se tromper selon des modalités différentes, que le « joueur » ne connaît pas. Les choix que nous appelons « erreurs » sont souvent la condition pour pouvoir apprendre.

Le processus d’apprentissage est fondamentalement la transformation opérationnelle d’un cerveau (électronique ou organique), tandis que l’apprentissage conscient implique la capacité de faire évoluer la relation entre la connaissance et le contexte. L’apprentissage automatique est fondé sur l’acquisition de nouvelles informations et sur l’expansion des capacités opérationnelle de la machine, tandis que l’organisme conscient, au contraire, est continuellement en train de redéfinir la limite entre causalité et prévisibilité, entre connu et inconnu.

À partir de la mutation qui investit la cognition, on peut comprendre ce qui change aussi dans l’architecture du travail cognitif, dans la composition de ce que Marx dénomma le general intellect. L’architecture du travail cognitif organise des segments qui sont à la fois aléatoires, mais aussi recombinables de façon fonctionnelle. Pour réduire l’hétérogénéité des segments de la cognition sociale, il faut les soumettre à des automatismes techno-linguistiques – ce qui implique une mutation spécifique de l’apprentissage. Le processus de précarisation du travail implique l’évolution de l’apprentissage dans le sens d’une automation cognitive que l’on peut analyser de trois points de vue différents.

Le premier point de vue est celui du changement technologique, à travers le devenir du réseau et de la cyberculture en général, avec la pratique de l’e-learning qui est en train d’exploser et de redéfinir les méthodologies et les contenus de la connaissance universitaire. Le deuxième point de vue est celui de la transformation néolibérale du système éducationnel qui, dans le cas européen, s’instaure avec la signature de la Charte de Bologne en 1999. Le troisième point de vue est celui de la transformation du travail dans le sens de la précarisation, de la fragmentation et de la recombinaison fonctionnelle.

 

L’arbre de connaissances et la précarisation

Au début des années 1990, Pierre Levy publia avec Michel Authier le livre Les arbres de connaissances, où l’on peut lire : « un arbre de connaissances rend visible la multiplicité organisée des richesses, savoirs et compétences portées par une communauté sans pour autant que la moyenne écrase la singularité des personnes. Un arbre de connaissances permet à un individu de se situer par rapport à la richesse d’une collectivité (positionnement relatif). Il peut pointer ce qui est commun (ce qui insère) et ce qui distingue (ce qui identifie). Les arbres de connaissances ne sont pas un référentiel de compétences : ils constatent la réalité et ne lui donnent pas de finalité. Les arbres de connaissances induisent comme fait premier la reconnaissance : c’est un dispositif de communication qui affiche les identités telles que les personnes veulent bien les faire percevoir. Chacun peut s’adresser aux autres ou être interpellé par les autres dans la mesure où ceux-ci deviennent visibles par un acte volontaire et maîtrisé. Les qualifications des personnes se définissent par rapport à un espace concret de transaction et d’utilisation. Elles ne sont pas des absolus mais se réfèrent à un territoire, une collectivité humaine, un espace de vie. Les arbres de connaissances sont une cartographie qui est l’expression des individus relativement à une communauté donnée. »[4]

Ce que Lévy et Authier décrivent ici, c’est la connaissance dans un contexte numérique : ils imaginent (avec une considérable capacité d’anticipation) qu’Internet, qui à l’époque en était à son début, est en passe de devenir la machine globale d’interconnexion des fragments de connaissance d’individus différents. Néanmoins la brillante imagination des auteurs du livre impliquait quelque chose d’inquiétant : la perspective de l’oblitération de la singularité historique vivante, la subsumption de l’activité intellectuelle par l’automate cognitif inscrit dans l’hyper-cortex, structure transindividuelle de coopération intellectuelle que la technologie digitale est aujourd’hui en train de promouvoir.

Il faut dire que cette perspective inquiétante est dissipée dans la vision rationaliste que Pierre Lévy développe dans son livre plus connu, L’intelligence collective, et particulièrement dans un livre intitulé De la programmation considérée comme un des Beaux-Arts. Dans ces livres, Levy nous explique que, même si des algorithmes pénètrent dans le processus cognitif collectif, cela n’implique pas un danger de contrôle total, parce que, selon lui, la programmation doit être considérée comme un art, et pas seulement comme l’implémentation automatique d’un code inévitable : « Le logiciel est un performatif pur, dont l’action (la signification) va changer suivant les données initiales et les différentes étapes de son exécution. Pour comprendre le logiciel, nous avons besoin d’une théorie de la signification comme faire, où les signes sont des actants, des déclencheurs de processus parmi les signes et les choses »[5].

Le software ici est décrit en termes sémiologiques comme une énonciation pragmatique : la reprogrammation de la structure du code peut transformer les chaînes ontologiques et sociales de la réalité. Le programmeur est vu comme un artiste, comme un créateur d’algorithmes d’énonciation non prévisibles, mais aussi comme un acteur politique : « le programmeur apparaît alors comme l’un des principaux architectes de l’écologie cognitive contemporaine »[6].

On doit alors considérer la relation entre l’hyper-cortex et le processus d’apprentissage. Lorsque l’esprit individuel est pris dans la chaîne connective, la singularité de son développement est mise en question. La connexion implique un effet de compatibilité technique qui enveloppe la cognition et la dimension psychique elle-même. Comment peut-on préserver la singularité de la cognition face aux processus d’automation des procédures cognitives ?

Dans le discours développé par Lévy au début des années 1990, on entrevoyait déjà la formation des conditions cognitives dans lesquelles s’est développé le processus de précarisation. Dans le livre de Lévy et Authier, la connaissance est conçue comme la recombinaison permanente d’une mosaïque de compétences cognitives fragmentées. Cette conception de la connaissance va de pair avec la numérisation des processus de travail : fragmentation des connaissances, fractalisation des compétences et recombinaison du temps de travail déterritorialisé. La métaphore de l’arbre de connaissances décrit bien le marché du travail à l’époque de la dérégulation.

Dans l’image de l’arbre, Lévy voit la possibilité de croiser la dynamique globalisante de l’entreprise avec les compétences individuelles de la force de travail cognitif. Dans la description idyllique proposée par Lévy et Authier, l’individu peut voir continument sa position par rapport au marché, il peut s’orienter et choisir librement dans quel lieu de l’arbre il veut se placer. Plus de vingt ans sont passés depuis cette utopie pierrelévyste. Or c’est plutôt le contraire de cette vision utopique qui s’est réalisé : la personne qui est porteuse de connaissances n’est pas le sujet du processus de recombinaison. Le sujet de la recombinaison, c’est l’entreprise, qui a besoin de certaines compétences pour une période délimitée, et qui embauche de façon temporaire quelqu’un(e) qui a les compétences nécessaires – mais qui est tellement en position de faiblesse au niveau social, qu’il ou elle doit accepter le chantage d’un salaire précaire.

 

L’automation cognitive

Le software est un produit du travail cognitif qui a surtout pour fonction de modeler les relations sociales : c’est dans la création de software qu’on peut trouver la source du pouvoir économique et social de notre époque. Le pouvoir n’a plus pour fonction de bloquer, d’interdire, de réprimer, mais plutôt de créer des chemins de facilitation, d’accès et d’utilisation. Dans son livre Data Trash (1993), Arthur Kroker raconte qu’un jour Bill Gates aurait dit, dans une lettre à Thomas Seboek : « Power is making things easy ». Voilà ce qu’on peut bien appeler une conception bio-politique du pouvoir, basée sur la création de parcours cognitifs facilités, sur l’inscription de réactions automatiques dans le flux des choix mentaux.

C’est seulement dans ces conditions d’automation cognitive que le processus de précarisation peut s’étendre au niveau global. L’entreprise globale a besoin de tes compétences individuelles, mais toi, en tant que personne, en tant que corps et en tant que citoyen (ne), tu es effacé(e) de l’espace de la production. Dans la sphère du travail précaire, le temps n’est plus ta propriété personnelle, mais seulement une étendue de temps impersonnel, disponible pour une recombinaison abstraite.

Pour être recombinables, les segments de cognition doivent être réciproquement compatibles. Voilà pourquoi on doit redéfinir les fragments comme « fractals », dans le sens précis de Benoit Mandelbrot : des fragments parfaitement compatibles, formatés de manière uniforme. La transformation digitale de l’info-travail est une condition de la précarisation finale, et l’info-travail est ainsi le point d’arrivée d’un processus d’abstraction de l’activité humaine cognitive dé-singularisée et dé-corporalisée.

Le temps dé-singularisé et la cognition dé-personnalisée sont les agents ultimes du processus de valorisation : le temps de cognition dé-singularisé et dé-personalisé n’a plus de nécessité physique, biologique, psychologique, il ne tombe pas malade, n’a pas de revendication syndicale ni de droit politique. Il est là, pulsatoire et disponible, comme une étendue cérébrale jamais hors d’atteinte. Des cellules de temps productif pré-formaté peuvent ainsi être mobilisées grâce à la sonnerie du smartphone qui permet d’agencer le cerveau individuel selon les flux du réseau.

Mais comment peut-on réaliser le projet de la parfaite visibilité, et surtout de la complète interchangeabilité des circuits de production ? Comment peut-on établir une condition de compatibilité généralisée entre les acteurs humains et les fonctions machiniques ? La transformation qui est en train de s’observer dans le processus d’enseignement et d’apprentissage est une réponse à ce problème : à travers cette transformation se dessine un projet de mise en compatibilité des cerveaux individuels envers l’automate cognitif général.

Quels sont les caractères généraux de cette transformation des processus d’enseignement et d’apprentissage ? Dans la situation européenne qui s’est mise en place à partir de la Charte de Bologne, on peut les résumer de la façon suivante :

1. Démantèlement des structures publiques (égalitaires du point de vue économique et ouvertes du point de vue des mythologies de l’enseignement) et, parallèlement, privatisation de l’enseignement (allant jusqu’à retourner les financements publics vers l’école privée, comme en Italie).

2. Dé-financement et abolition tendancielle des matières qui ne sont pas directement fonctionnelles du point de vue de l’entreprise, ce qui implique entre autres choses la marginalisation des « humanités », comme cela se passe au Royaume Uni où les facultés humanistes sont disponibles seulement quand les frais peuvent être couverts par les étudiants.

3. Uniformisation des critères d’enseignement et d’évaluation, de façon telle que l’apprentissage fonctionne comme le formatage du cerveau individuel dans la perspective de son homologation avec les critères de rentabilité qui sont dominants dans le marché du travail.

L’école et l’université sont en train de sortir du domaine de la production et transmission de connaissances, pour entrer dans celui du formatage uniforme de l’esprit, et de sa mise en compatibilité avec le réseau numérique. La diffusion du secteur de l’e-learning va être probablement le vecteur principal de la reformulation numérisée de l’apprentissage. La disparition du corps parlant de l’enseignant implique elle aussi une dé-singularisation. Le rapport de transmission de connaissance va être dissocié du rapport affectif, et l’acte éducationnel va se trouver dépouillé de son caractère événementiel, unique et dans ce sens singulier.

Comment imaginer une sortie de cette cage ? Et pourquoi est-il important de sauver et de transmettre la singularité de l’apprentissage ?

 

L’ingénierie comme art

Les travailleurs réagissent au processus de précarisation avec un sentiment de peur, mais en se trouvant finalement obligés de se soumettre à la réalité apparemment immuable de la précarité, ils s’efforcent de courir et de sourire comme on leur demande de le faire. Leur vie quotidienne est toutefois marquée par une sorte d’électrocution permanente, qui se déroule dans une condition de solitude affolée. Le discours politique dominant, d’un côté, favorise la précarisation, de par l’activité de législation à laquelle il se livre, tandis que, d’un autre côté, il chante hypocritement la vertu du travail régulier et promet l’impossible retour au plein-emploi.

La transformation digitale du travail n’en est pas moins irréversible, comme l’est également le processus de fractalisation virtuelle de l’apprentissage. On ne peut pas envisager la restauration du travail régulier, ni la restauration de l’école publique d’autrefois. Dès les années 1980, lorsqu’a commencé la restructuration digitale, le mouvement ouvrier, hanté par le danger que la technologie représentait pour l’emploi, fut incapable de saisir l’opportunité d’émanciper le temps de vie des obligations du travail salarié. Il se trouva incapable de comprendre que la technologie peut être un facteur de libération.

La transformation néolibérale du système d’éducation s’est fondée sur une accentuation du rôle dominant de l’entreprise. Tout au contraire, on devrait mettre les besoins sociaux au premier plan. Cela veut dire qu’on devrait repenser l’éducation et la formation dans le contexte de l’optimisation du bien social, plutôt que de la maximisation du profit.

Pierre Levy écrivait dans son livre déjà cité intitulé De la programmation considérée comme un des Beaux-Arts : « Le travail de programmation n’est pas qu’activité technique d’engineering, il est peut-être aussi création : cela veut dire qu’il n’est pas seulement production de logiciels pour des buts qui sont établis. Les finalités peuvent changer au cours de l’action de programmation elle-même. »[7]

Cela ne s’est pas vérifié jusqu’à présent, parce que la complexité de l’activité des scientifiques, des artistes et des ingénieurs a été soumise au modèle épistémologique et anthropologique du capitalisme néolibéral. Ce modèle a été très dynamique, et il continue à l’être, mais sa dynamique se fait de plus en plus destructrice. Seul le travail cognitif peut produire les conditions pour une redirection de l’automate global. Le problème du futur sera celui de l’émancipation du travail cognitif, c’est-à-dire de l’auto-organisation consciente des cognitaires.

Le point central ici est la subjectivité des cognitaires, des travailleurs cognitifs précarisés. Cette subjectivité est certes le produit de l’automation cognitive, mais elle est aussi dotée des moyens nécessaires pour produire un déraillement de la machine globale : elle a les moyens nécessaires pour une re-programmation radicale, soustraite à la logique de l’accumulation et finalisée en direction de l’intérêt social (plutôt que de l’intérêt de l’entreprise).

Seule une réorientation de l’activité des programmeurs pourrait conduire à une véritable autonomisation de la technologie par rapport au pouvoir des entreprises globales. Cette réorientation est la tâche politique la plus urgente dans l’avenir immédiat, même si cette réorientation se fait de plus en plus difficile à cause du surgissement de la capture de l’activité cognitive par des automatismes incorporés dans la technologie, dans le langage et dans la perception elle-même.

 

[1]    Gregory Bateson, Vers une écologie de l’esprit (1972), Seuil, « Essais », Paris, 1977, p. 303. Dans la suite, je me permettrai de modifier cette traduction pour rester plus près du texte de Bateson.

 

[2]    Ibid., p. 304-305.

 

[3]    Ibid., p. 301.

 

[4]    Michel Authier et Pierre Lévy, Les arbres de connaissances, La Découverte, « Poche », Paris, 1999, p. 7.

 

[5]    Pierre Lévy, De la programmation considérée comme un des Beaux-Arts, La Découverte, Paris, 1992, p. 56.

 

[6]    Ibid., p. 11.

 

[7]    Pierre Lévy, De la programmation considérée comme un des Beaux-Arts, op. cit., p. 7.