80. Multitudes 80. Automne 2020
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Hyper-offre culturelle

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Et si parler de « catastrophe » à propos du Covid 19 et du confinement qui s’en est suivi, dans le monde de la culture où j’ai pas mal d’accointances, servait de pare-feu à une sorte de déni quant aux dérives de l’état d’avant, tout sauf idéal ? Une amie, responsable d’un petit festival, m’avertit : « Je ne suis pas certaine, qu’après la crise, le «retour à la normale» soit souhaitable. Car «la normale», c’est le modèle de l’hyper-offre. Combien de fois voit-on dans les éditos de brochures de saison la ligne éditoriale réduite à l’abondance de spectacles et de propositions en tous genres, brandie comme un trophée ? »

Les théâtres se sont laissé piéger par des reports systématiques de spectacles qui ne peuvent avoir lieu en mode Covid, dans une saison 20/21 bouclée, quitte à la saturer. Elle ajoute : « Les artistes, souvent en détresse, ont fait pression pour que leur travail soit reporté, ce qui peut se comprendre. Mais plutôt que de céder à la pression et tout faire pour les programmer sans changer quoi que ce soit, pourquoi ne pas discuter avec eux de la façon d’envisager autrement «l’après» ? Pourquoi la crise ne serait-il pas l’occasion d’un dialogue, de la construction d’un autre type de relation, moins hiérarchisé, entre le programmeur et le programmé ? Ce qui empêcherait, selon moi, le déni de ce que je perçois comme la «catastrophe» de l’hyper-offre… »

De quoi ce déni est-il le signe ? D’un effet de sidération ? Du sentiment d’être démuni face au chantier de déconstruction qui s’annonce ? De la peur de se défaire du confort des schémas institués ? De la crainte de se trouver nez à nez avec les dégâts causés par la Covid-situation ? Probablement, un peu tout ça.

Ne serait-il pas intéressant d’interroger les cadres et les formats de présentation des œuvres ? Comment fonctionnent-ils ? À quoi obéissent-ils ? De quelle manière agissent-ils sur les formes artistiques ? L’exemple des festivals en espace public est, pour le coup, symptomatique.

Ces événements ont lieu dans des espaces cadrés. Et ce qui est encadré, c’est l’hyper-offre. Depuis les attentats de 2015, le cadre s’est durci et s’est rétréci. L’offre, toujours aussi abondante, a lieu désormais dans des espaces réduits, sécurisés et saturés, souvent au détriment des conditions de réception. « Pour le festival que je programme, a précisé mon amie, je me bats pour ne pas répondre à cette injonction de l’hyper-offre. Pour cela, je commence par problématiser l’édition, en posant un problème qui sera déplié par des choix de programmation. »

Aux mesures de sécurité post-attentats se rajouteront, demain, des mesures sanitaires qui vont un peu plus corseter et polir l’espace public des festivals. C’est en cela que la Covid-situation révèle peut-être l’inadéquation du format « festival en espace public ». Car dans ces conditions, comment espérer que les œuvres interfèrent et transgressent l’espace public ? La présentation des artistes en situation de rue, telle qu’elle se pratique de façon si stimulante en Afrique, par exemple, est à ce titre révélatrice de l’importance du format de présentation pour produire une forme d’activisme par l’art. Encore faut-il que nous ayons des choses à activer, sauf à réduire le sens de ces événements (et de la programmation des œuvres d’art en général) à de l’offre hyper-trophiée.

Un festival tel que celui qui est organisé par Jay Pather pour l’Institute for Creative Arts de Cape Town sous le titre – aujourd’hui saisissant pour nous – de Infecting the City, frappe par la diversité des formes artistiques présentées, ce qui montre également que le format de présentation et les formes artistiques interagissent constamment et de façon imprévisible. Les formats qu’ils privilégient, depuis une situation qui problématise toute frontière sociale et raciale, incitent à inventer des formes plus transgressives, contrairement au format d’hyper-offre qui conduit à des formes plus policées et spectaculaires.

Mais des alternatives à l’hyper-offre sont aussi disponibles plus près de nous : Invisible, le nouveau et passionnant projet (ludique) en espace public de l’artiste suisse Yan Duyvendak consiste simplement à interférer, en groupe d’une douzaine de personnes, dans l’espace public, à partir de tâches (task), mine de rien, sans aucun effet spectaculaire – sans même qu’on n’identifie un quelconque effet d’offre1 !

Cette proposition artistique n’appelle pas de rassemblement de spectateurs – communauté fixe de personnes dans un état de contemplation silencieuse. Les participants sont mobiles et actifs, et le « spectateur » s’est inversé en « acteur » d’une création collective. À une époque où les rassemblements sont limités, ce type d’œuvre située dans l’espace public prend un tout autre sens. Pour déjouer les travers consuméristes et productivistes de l’hyper-offre, on pourrait imaginer appliquer le principe d’inversion aux opérateurs culturels (festivals, théâtres, etc.) : « lieu-diffuseur » de contenus adressés à des spectateurs inversé en « lieu-créateur » de dispositifs artistiques pour un public acteur.

[voir Conventionnées, Décaler, Revitalisation artistique, Suspension de l’art]