Olivier Nottellet : une projection d’hypothèses

Gaëtane Lamarche-Vadel : Pour commencer, j’aimerais rebondir sur le nom de Philip Guston1 par lequel tu clos un entretien avec Yann Ricordel2. Cet artiste américain était un grand amateur de comics. Outre cette complicité, tu as comme lui le goût de la vitalité des formes, dessinées ou peintes, à propos desquelles il dit :

« J’ai récemment peint un tableau qui continue à me perturber, ce qui me convient assez. […] J’avais l’impression que j’étais en train de vivre dans la peinture plutôt qu’en train de peindre. Le temps s’accélérait, ou suspendait son vol. En un éclair, l’œuvre était faite. Rien ne semblait arbitrairement positionné dans l’espace, tout semblait au contraire, à sa place. ; à ce moment-là, le tableau ne pouvait pas être autrement. Les formes se touchent, se cognent, se superposent, luttent pour se séparer, et ne peuvent cependant exister l’une sans l’autre. Pendant qu’elles s’efforcent de devenir indépendantes, un état de délire persiste, comme si ces formes désiraient générer d’autres combinaisons3. »

Partages-tu ce regard sur tes dessins ?

Olivier Nottellet :Cette magnifique citation de Philip Guston correspond en effet complètement à ma façon d’aborder l’espace, le dessin, la feuille ; faire toujours en sorte que les éléments s’imposent d’eux-mêmes.

Souvent quand je peins ou que je dessine, je suis comme un funambule, j’ai une conscience aiguë de mon rôle d’équilibriste entre tout ce que j’ai dans la tête, ce que j’ai envie de faire mais aussi ce que ma main décide de corriger, parfois malgré moi, instinctivement. J’oscille toujours entre une volonté, un élément isolé et une suspension des possibilités et je comprends très bien quand il dit « tout est à sa place », ça ne suppose paradoxalement rien de statique, de figé mais bien au contraire une ouverture totale, une combinaison offerte qui permet aux regards, aux corps, au sens de circuler et de se re-configurer sans cesse. En fait, ça suppose simplement qu’être dans l’espace, y entrer, en sortir ne peut se faire sans incidence, même s’il s’agit d’une simple feuille.

C’est mon travail de sans cesse essayer d’échapper à la contrainte de l’espace formé, de toujours trouver le moyen de traverser, d’échapper au stagnant y compris dans une forme de discrétion.

L’actuelle multiplication des écrans et donc des espaces numériques me touche beaucoup en ce sens que je vois à quel point elle nous dérobe l’expérience sensible de l’espace. Je ne suis pas contre bien sûr mais j’aimerais qu’on soit plus vigilant à ne pas confondre espace et image.

L’espace nous engage entièrement, il nous supporte, il nous calcule comme nous le calculons. Et la citation de Guston dit ça, elle dit le dialogue entre les formes, le regardeur, l’espace du tableau et aussi, et c’est ça qui est beau, le temps qu’il faut pour que toute cette mécanique fonctionne.

On ne parle pas assez du temps réel qu’on passe devant les choses. Dans mon travail par exemple, je sais qu’il faut du temps pour le faire mais aussi pour le regarder. Voir mes dessins ou mon travail en général sans y passer un certain temps, c’est se priver justement de toute cette temporalité au cours de laquelle se construisent les combinaisons.

G. L.-V. : Susciter les combinaisons, générer le mouvement, inciter les formes à migrer sont des valeurs qui traversent tes dessins que tu définis comme des fragments de récits plutôt que des narrations. Le sens est toujours en suspens, au bord du vide ou de l’implosion. Quelle dette tes dessins reconnaissent-ils à la bande dessinée ou aux films comiques en noir et blanc ?

O. N. : J’ai un compte à vie chez Buster Keaton et Gaston Lagaffe alias Franquin, l’un et l’autre m’ont offert la puissance de l’absurde, la rupture dans le déroulement linéaire, les joies profondes de l’irrésolution, la suspension du récit au tragique de la condition physique des choses.

Je situe souvent l’origine esthétique de mon travail dans les archives chaotiques des Éditions Dupuis où travaille Gaston Lagaffe. Enfant, je le voyais, habillé en spéléologue partir, voire se réfugier, dans ces archives qui étaient des sortes d’architectures de papier, très précaires, très sombres, en opposition totale au réel de sa vie d’employé de bureau. Ces grottes de papier, c’était comme un état du monde, la preuve que tout ce monde des bureaux juste au-dessus, ça ne marche jamais vraiment complètement. J’avais l’impression qu’il y avait là une possibilité, une hypothèse dans le noir. Mes dessins, c’est ça aussi, c’est un tas de feuilles dans lequel je me promène et où j’incruste des gestes ou des situations burlesques, répétitives. Comme si nos vies se doublaient d’un fond d’histoires amorcées, de détails écartés, de gestes poursuivis, d’actions morcelées, accélérées ou ralenties. Je pars toujours de cette trame d’où j’extrais des bribes que je monte ensuite comme on monte un film. C’est ce montage que je vais faire coïncider plus ou moins avec le réel qu’on fréquente, l’espace qu’on habite. Il y a toujours cette idée d’un bout qui manque, d’une contrepartie, de la case qui suit, qu’il faut deviner ou pas mais qui, je pense, empêche à jamais Buster Keaton de sourire.

G. L.-V. :Tes pièces, des peintures-dessins-sculptures, croisent des échelles, des grandeurs, des orientations différentes tout en se maintenant à la superficie. Tu sembles avoir une prédilection pour la bidimensionnalité : la page, la table, l’équerre, la planche, les sangles que tu excelles à combiner le plus géométriquement possible. Quant aux objets à trois dimensions comme les chaises de bureau, les lampes de bureau, tu les noircis afin que disparaisse le volume au profit du graphisme. Et les architectures sont également réductibles à des surfaces : mur sol plafond.

Avec ces lignes, avec ces plans, tu découpes et multiplies les couches du visible. Rien de phénoménologique ici, que de l’exposé, que de l’exposable.

D’où résulte l’impression d’images abstraites mais aussi de décor.

O. N. : Oui, j’aime bien qu’on voie tout, qu’il n’y ait pas de trompe-l’œil à proprement parler mais plutôt de l’astuce, comme on parle de jeu entre des éléments pour qu’ils fonctionnent mieux. On dit ça souvent en mécanique ou en menuiserie, qu’il y a un peu de jeu, souvent lié à l’usage et à l’usure.

En fait, je pense que la notion de décor me plaît beaucoup, un décor complètement lucide qui ne cherche pas à se substituer au réel, mais bien au contraire à le rendre encore plus troublant. C’est toujours bouleversant de se demander où commence le décor ? Où il s’arrête ? Il faut éviter et éventer le piège, on sait que c’est plaqué, mais on peut quand même s’amuser. C’est toute cette question de la conscience qui vient troubler l’enfant de 6-7 ans qui comprend petit à petit que l’éclat de ses jouets est un leurre et qu’ils vont vite rejoindre la masse des objets du quotidien.

J’aime bien ce moment de la déception qui oblige à inventer autre chose, à se trouver de nouvelles règles. Mes objets, ou mes installations fonctionnent comme des dispositifs de décor qui soutiennent des bribes de récits c’est un peu comme ces cloisons et ces portes qui claquent dans le théâtre de Feydeau, ou comme les traces de craie au sol dans le film Dogville de Lars Von Trier. C’est cet aspect de convention qui me plaît. Une chaise de bureau est là et c’est toute la bureaucratie mondiale qui s’offre à vous ; l’immense polysémie de certains objets ou signes me fascine. Et en fait, c’est là que les dessins rejoignent les installations, parce que c’est encore une question de circulation, d’ouverture et de possibles.

G. L.-V. :Tu supprimes l’épaisseur des choses sauf celle du noir, de l’encre noire qui est omniprésente dans tes compositions et parfois envahit l’espace comme une marée montante.

Le noir renvoie à une sorte de mélancolie, dis-tu. Mais le noir est une composante essentielle de la BD. Et contrairement au « Soleil noir de la Mélancolie » de Nerval, tu places souvent à côté des plages noires une couleur – soit le jaune, présence lumineuse qui renforce l’intensité du noir et l’empêche de sombrer, soit un bleu pastel qui au contraire enveloppe, adoucit considérablement la composition et la rend aérienne.

O. N. :Oui, le noir absorbe, il nous avale et en y ajoutant ou apposant des couleurs aussi lumineuses et instables que le jaune ou plus légères et sourdes comme le bleu ciel. Je m’offre l’occasion d’une tension entre arrêt (noir) et dissolution (jaune) ou calme (bleu), il y a aussi le vert du tapis de jeu qui vient situer parfois les éléments. J’aime beaucoup l’idée d’une couleur envahissante, de sa dimension physique. C’est toujours troublant quand je fais un grand mural jaune de voir l’impact immédiat que ça génère. Tout cela est lié à ma propre expérience perceptive des choses, ainsi pour le noir j’ai toujours été attiré par les ombres, le sombre, elles me fascinent par leurs échelles, comme elles sont capables de relativiser les formes et puis elles sont mobiles, ça aussi ça me plaît cette notion de transformation latérale.

Dans mes dessins, j’utilise beaucoup l’encre de chine comme zone de repentir, c’est-à-dire que j’y enfouis souvent des gestes incomplets, des hypothèses que je ne confirme pas. Il y a cette notion d’épaisseur dans le noir mais qui paradoxalement se dissipe avec la fugacité des silhouettes, leur mobilité qui les maintient au bord de la 3e dimension. Et c’est bien là que tout peut basculer.

G. L.-V. : Abordes-tu différemment

– un mur ou/et un espace architectural tridimensionnel

– une feuille de papier

– un livre à la fois volume et page ?

O. N. :D’emblée je dirai que je ne fais pas de distinguo entre tous ces supports. Pour moi comme je l’ai dit avant, l’espace c’est une entité globale qui prend des formes très différentes depuis des profondeurs de l’abstrait jusqu’aux limites les plus triviales de la représentation. Ensuite bien sûr les structures et les formats que tu évoques supposent que j’affine mon approche mais franchement entre une feuille, une page et un mur je n’ai pas de stratégie d’approche très différente pour ne pas dire que ça revient au même dans la mesure où il y a un support que tu n’as pas cité et qui résume à lui seul ma façon d’aborder les choses : c’est l’écran, c’est-à-dire l’espace projeté. Il y a cette très belle phrase de Robert Smithson qui dit que « l’écran de cinéma est un trou dans la ville ». Eh bien, je crois qu’on peut dire que j’aborde les choses comme cela, par une percée, un transport de signes, une projection d’hypothèses. Je suis toujours extrêmement surpris de l’impact du moindre détail sur une peinture murale. On pourrait croire que la monumentalité enlèverait ou relativiserait le geste, or c’est exactement l’inverse et je me retrouve souvent à régler des motifs de peintures murales comme je règle l’épaisseur d’un trait sur une feuille A4. Il faut savoir se laisser dépasser par une feuille comme on est englouti par un mur. C’est tellement beau ce moment où le mur m’avale, me propose de tout recalculer, tout repenser. Un mur, c’est le monde tel qu’il nous contient tout en nous proposant de l’arpenter. Il y a peut-être en effet une différence avec la question du livre qui est un autre archétype d’espace, qui impose souvent sa structure, qui dit déjà la temporalité, le récit, la persistance rétinienne mais en fait toutes ces choses ce sont celles avec lesquelles je travaille aussi les espaces construits qu’on me confie. C’est vraiment ça que j’aime dans l’espace : c’est son indéfinissable situation, sa souplesse, sa proposition permanente.

1 Philip Guston 1913-1980, peintre américain, découvre les peintres muralistes mexicains David Alfaro Siqueiros et Clemente Orozco à Los Angeles, puis rejoint les artistes dits « de l’école de New York » Willem de Kooning, Mark Rothko, Franz Kline, Barnett Newman et David Smith.

2 Olivier Nottellet, Analogues1999-2017, Éditions Villa Saint-Clair, Sète, 2016.

3 Philip Guston Peintures 1947-79, catalogue Centre Pompidou, p. 40.