L’orientalisme et l’Extrême-Orient : la persistance d’une tradition critique
Il y a peu, le sinologue Stephen Owen faisait paraître un essai controversé sur la poésie à l’ère de la mondialisation1. Sous couvert de la recension d’une anthologie de traductions en langue anglaise du poète chinois Bei Dao2, Owen écrit en fait un brûlot contre les poètes du « tiers-monde » qui se plient aux goûts du public occidental en cherchant une sorte d’« ethnicité confortable ». Trop de publications de la part de poètes non-occidentaux, se plaint-il, se révèlent incapables de se distinguer par une véritable identité nationale. Il devient trop facile de les traduire :
« La plupart de ces poèmes se traduisent d’eux-mêmes. Il pourrait s’agir de poèmes traduits d’un·e poète slovaque, estonien·ne ou philipin·ne… Les maisons d’édition et leur lectorat seraient-ils donc à la recherche de traductions sans rapport à l’original ? Une autre hypothèse, autrement inquiétante, s’impose : et si le poème, en fait, avait été correctement restitué ? Et s’il n’était rien d’autre que cela ? »
En tant que sinologue, Owen est particulièrement inquiet à l’idée que les écrivain·es chinois·es contemporain·es ne sacrifient leur héritage culturel à la faveur d’une « traduction » de leurs expériences de victimisation qui les rendent consommables sur le marché international. Il lance cet avertissement : « Il y a toujours un danger à utiliser son propre statut de victime par appât du gain : dans le cas présent, le risque consiste à vendre sa propre expérience à un lectorat international gourmand d’une denrée rare – la vertu politique. »
Comme toutes les « nouvelles poésies » – la nouvelle poésie hindie, la nouvelle poésie japonaise… –, la « maladie qui touche la poésie moderne chinoise » est l’occidentalisation. Pour Owen, la question la plus importante est donc : « s’agit-il d’une littérature chinoise, ou d’une littérature qui simplement s’écrit depuis la langue chinoise ? »
Dans sa réponse à l’essai de Owen, Michelle Yeh soulève les contradictions patentes dans ce qui se présente comme une critique objective et universitaire : « D’un côté, Owen se plaint de l’absence d’histoire et de culture distinctes qui permettraient de différencier la littérature chinoise contemporaine de la littérature d’autres pays. De l’autre côté, il ne prend pas au sérieux le contexte historique concret dans lequel cette poésie s’écrit et se lit, ou plutôt, il n’utilise ce contexte que pour condamner moralement les poètes qui écrivent « par appât du gain »… Voilà qui est bien étrange de la part du Professeur Owen qui tient la poésie en si haute estime, mais qui semble à la fois ignorer les histoires personnelles et littéraires qui lui servent de terreau, et sous-estimer la puissance de la poésie dans la lutte pour la survie spirituelle, dans l’affirmation de la dignité individuelle et dans la foi face à l’adversité3. »
Pour les lecteur·ices qui connaissent un peu la Chine, l’attitude d’Owen ne paraîtra sans doute pas nouvelle. Elle est typique d’un certain dédain qu’on trouve dans l’université nord-américaine à l’égard de la libéralisation de la Chine depuis les années 1980. Harry Harding a écrit de remarquables pages sur cette nouvelle sorte de mépris qui a succédé à la fièvre sinophile des années 1960 et 19704. Mais les enjeux sont plus larges ici. Quelles sortes de politiques culturelles sont à l’œuvre quand un professeur qui enseigne à Harvard accuse les hommes et les femmes du « tiers-monde » de se vendre à l’Occident ?
Quand Owen reproche à des poètes tels que Bei Dao de succomber aux tendances mercantilistes de la culture transnationale par « appât du gain », ce qu’il oublie, c’est de rendre compte des investissements institutionnels qui donnent assise à sa propre posture d’énonciation. Cet auto-effacement constitue une forme bien définie d’exercice du pouvoir : ne pas attirer l’attention sur soi, et ne pas se soumettre au difficile jugement qu’on pourrait porter sur son propre « appât du gain », qu’il est si pratique de reprocher aux autres. L’élaboration et la fortification de cet auto-effacement revient à la perpétuation d’un orientalisme profondément ancré dans le champ des études asiatiques, dont la pratique d’Owen n’est qu’un exemple parmi d’autres. Parce que cet orientalisme est pratiqué par de nombreux·ses universitaires, d’Asie comme d’ailleurs, il est urgent de mobiliser une critique contre lui.
Colin MacKerras écrit à propos de L’Orientalisme d’Edward Saïd : « bien qu’il s’agisse essentiellement d’une critique de l’étude occidentale de l’Asie mineure, l’essentiel de ce qu’écrit Saïd s’applique à l’étude de la Chine5. » Pour cette raison, les arguments contre le livre de Saïd sont assez similaires, qu’on se trouve dans les champs des études sur l’Asie mineure, sur l’Asie extrême-orientale et sur l’Asie du sud. Dans tous ces champs, on reproche à Saïd de minimiser l’importance du travail réalisé par les spécialistes des cultures non-occidentales, ou d’ignorer la manière dont leurs travaux ont permis aux traditions de ces peuples de survivre. J’ai indiqué ailleurs que nous avions besoin d’apprendre à voir ce que cette justification partage avec l’episteme à l’œuvre dans la primatologie6. Mais ce n’est pas assez d’aligner des champs tels que les études extrême-orientales et la primatologie, et de comparer les mobiles salvateurs qui animent leurs praticien·nes respectif·ves. Ce que nous devons apprendre à montrer, c’est la nature et l’étendue de l’intérêt personnel impliqué ici : que gagnent celles et ceux qui rejettent la critique de l’orientalisme ?
Bien qu’Owen, dans son article, n’attaque pas directement le travail de Saïd, ses arguments clarifient nombre des affects qui animent son champ d’étude. Au fondement du mépris d’Owen pour les nouvelles « poésies du monde », on trouve un sentiment de perte, et par conséquent une angoisse à l’égard de sa propre position intellectuelle. Cette angoisse peut être lue en partie au travers du concept freudien de mélancolie7. Le mélancolique, pour Freud, est une personne qui ne parvient pas à surmonter la perte de l’objet aimé et qui finit par introjeter sa perte dans son propre ego. Ce que Freud souligne dans sa discussion des caractéristiques de la mélancolie par contraste avec les autres types de deuil, c’est que le mélancolique tend à attaquer son propre ego. Parce que la nature de la perte lui demeure inconsciente, le mélancolique dirige son sentiment sur lui-même, et il finit par se convaincre de sa propre absence de valeur, comme s’il avait été injustement abandonné.
Dans son essai, Freud s’intéresse à la relation entre le soi et la perte de l’objet aimé. La construction freudienne implique deux partis, le sujet et l’objet, et ne réfléchit guère au comportement du mélancolique à l’égard des autres sujets. La post-colonialité nous donne ici une occasion de repenser la théorie de Freud quant aux troubles suscités par la mélancolie. Dans le cas de la relation du sinologue avec son objet d’amour, la « Chine », la mélancolie est compliquée par l’existence d’un troisième parti – les membres, actuellement vivants, de la culture chinoise, qui donnent au sinologue une voie d’issue pour externaliser sa perte et diriger ses reproches. Ce que Freud diagnostique comme un auto-dénigrement trouve ici une réalisation concrète dans le dénigrement des autres.
Pour Owen, les talents poétiques inférieurs de Bei Dao sont, ostensiblement, des signes de l’incapacité du « poète du tiers-monde » à s’élever à la hauteur de son propre passé culturel. Mais cette accusation portée sur l’infidélité de l’autre à lui-même masque une angoisse plus fondamentale. C’est l’angoisse que le passé chinois auquel il s’est lui-même dédié ne s’évapore, et que le sinologue lui-même ne devienne un sujet abandonné. Ce que cela signifie, c’est que la relation historique entre le « premier monde » et le « tiers-monde » est renversée : les écrivains du « tiers-monde » tels que Bei Dao ne sont plus les opprimés, mais les oppresseurs, qui agressent les sinologues du « premier monde » en leur dérobant l’objet de leur amour. Concluant son essai avec amertume (« Bienvenue dans le dernier XXe siècle ! »), ce dont Owen se plaint, c’est d’être, lui-même, la véritable victime de cet ordre du monde monstrueux où il ne lui reste plus, pour proclamer sa vérité urbi et orbi, que d’impuissantes bouderies. […]
Sanctifier les « subalternes » : la productivité de la culpabilité blanche
L’Orientaliste a une sorte de cousine que j’appellerai, pour souligner son rôle en tant qu’agente de représentation de l’Orient, la Maoïste. Arif Dirlik, qui a beaucoup écrit sur l’histoire des mouvements politiques en Chine au XXe siècle, parle de l’image de Mao Zedong communément reçue dans les analyses marxistes occidentales comme d’un « fantasme tiers-mondiste » – « le fantasme d’un Mao comme réincarnation chinoise de Marx qui accomplit la promesse marxiste trahie par l’Occident8 ». La Maoïste est le phénix qui renaît des cendres de la grande désillusion de la culture occidentale dans les années 1960 et qui trouve espoir dans la Chine Communiste Révolutionnaire9. Dans les années 1970, quand il est devenu possible pour les Occidenta·ux·les de visiter la Chine, guidé·es et choyé·es comme des invité·es de marque par l’establishment local, les Maoïstes revenaient de Beijing avec des témoignages dithyrambiques sur le caractère unique de la Chine et de sa Révolution Culturelle, décrite comme « l’exemple le plus important et le plus innovant du souci de Mao pour la poursuite de l’égalité et des idéaux populaires et communautaire dans la modernisation économique10 ». À l’époque, même la pauvreté en Chine était considérée comme « spirituellement noble puisqu’elle signifiait que les Chinois·es n’étaient pas obsédé·es par le consumérisme nord-américain. »
Certes cette admiration excessive qui avait cours dans les années 1970 s’est progressivement vue remplacée par un dénigrement également excessif de la Chine. Mais les Maoïstes sont toujours bien vivant·es parmi nous, et leur rôle dépasse le seul cas de la Chine et de l’Extrême-Orient. Typiquement, la Maoïste est une critique culturelle qui vit dans une société capitaliste, mais qui n’en peut plus – c’est une critique culturelle, en d’autres termes, qui désire un ordre social opposé à celui qui soutient sa propre existence. La Maoïste est ainsi un exemple paradigmatique de la manière dont le désir fonctionne : ce qu’elle veut est toujours situé dans l’autre, ce qui a pour conséquence une identification avec et une valorisation de ce qu’elle n’est pas ou de ce qu’elle n’a pas. Puisque ce qui est valorisé est souvent le dénuement même de l’autre – sa manière de n’« avoir » rien, sa manière d’« avoir » la pauvreté –, la stratégie de la Maoïste repose, pour l’essentiel, sur un renoncement rhétorique du pouvoir matériel qui rend sa rhétorique possible.
Du point de vue de son héritage intellectuel, l’une des ancêtres les plus importantes de la Maoïste est la Jane Eyre de Charlotte Brontë. Comme Jane, le moyen qu’utilise la Maoïste pour exercer son pouvoir moral est un certain positionnement dans la logique de la représentation – une position d’impuissance. Dans leur interprétation de Jane Eyre, Nancy Armstrong et Leonard Tennhouse défendent ainsi l’idée que le roman exemplifie le paradigme d’une violence qui exerce sa domination au travers d’une représentation du soi comme impuissant :
« Jusqu’à la toute fin du roman, Jane est systématiquement exclue de toutes les formes de pouvoir social. Sa survie semble dépendre de son renoncement à la moindre forme de pouvoir qui lui vient successivement des positions qu’elle occupe comme enseignante, maîtresse, cousine, héritière et femme de missionnaire. Elle n’a de cesse de fuir l’inclusion dans les champs du pouvoir, comme si son statut en tant que sujet exemplaire, comme si son autorité en tant que narratrice, sa capacité à dire le vrai, dépendaient entièrement d’une position d’impuissance. En créant une telle contre-héroïne et en la soumettant à toute une série de vexations, Brontë démontre que les mots ont un pouvoir en eux-mêmes11. »
Cette lecture de Jane Eyre met en lumière la manière dont son personnage fonctionne non seulement comme un paradigme du sujet féminin opprimé (ce qu’identifient souvent les critiques marxistes-féministes de l’œuvre), mais encore comme un paradigme de l’intellectuelle qui acquiert son pouvoir au travers d’une certaine rectitude morale qui n’est autre que le miroir inversé de l’impérialisme et de sa cruauté. Au cœur de la bonne conscience libérale anglo-américaine, cette rectitude morale a accompagné de nombreuses conquêtes territoriales et économiques outre-mer en les ornant d’un sentiment de mission sociale. Et c’est ainsi que Jane Eyre arrivant aux colonies britanniques du XIXe siècle devient une missionnaire chrétienne.
[…] Mon argument, ici, est qu’au XXe siècle, quand les anciennes colonies de l’Europe gagnèrent leur indépendance, Jane Eyre se transforma en Maoïste.
[…] Tandis que le grand Orientaliste reproche aux natif·ves du « tiers monde » d’avoir perdu leur ancienne civilisation non-occidentale (objet de son amour), la Maoïste applaudit les mêmes natif·ves parce qu’iels personnifient et accomplissent ses propres idéaux. Pour les Maoïstes des années 1970, les Chinois·es étaient, en dépit de leur « arriération », une alternative puritaine mais concrète à l’Occident – un rêve devenu réalité. Dans les années 1980 et 1990, toutefois, la Maoïste a perdu ses illusions et dû se résigner à voir son rêve s’effondrer devant ses yeux. C’est à cette période qu’on entend les critiques désapprobatrices reprochant aux Chinois·es contemporain·es d’aimer la musique pop occidentale, d’adopter la culture de la société de consommation, voire de trop s’intéresser au sexe. D’une manière qui la rend difficilement distincte de son cousin l’Orientaliste, la Maoïste doit alors faire le deuil de son objet d’amour – la Chine socialiste – en dénonçant rageusement les natif·ves du « tiers monde ».
Dans les Cultural Studies de l’université états-unienne des années 1990, la Maoïste se reproduit avec ardeur. On reconnaît son succès à la prolifération de termes tels que « oppression », « victimisation », « subalternité ». Contrairement au dédain affiché par l’Orientaliste pour les cultures du non-Occident, la Maoïste transforme cet·te autre « dédaigné·e » en un objet d’étude et, dans bien des cas, d’identification. En un savant mixte d’admiration et de moralisme, la Maoïste va parfois jusqu’à transformer toutes les personnes provenant de cultures non-occidentales en « subalternes » qui sont alors utilisé·es pour flageller un « Occident » tout aussi généralisé12.
Parce que la représentation de « l’autre » comme tel·le ignore (1) les hiérarchies classistes et intellectuelles dans les autres cultures, qui sont le plus souvent au moins aussi élaborées que celles de l’Occident, et (2) les relations de pouvoir à l’œuvre dans les discours de la Maoïste et de son mode d’enquête et de valorisation, elle produit une manière de parler à l’intérieur de laquelle les notions de manque, de subalternité, de victimisation, etc., sont utilisées sans discernement, et souvent dans le but de mettre en lumière la manière dont cellui qui parle est à la fois au fait de l’altérité, et animé de bonnes intentions politiques. Un intellectuel nord-américain, blanc et de classe aisée, se présente à moi comme un « intellectuel du tiers-monde », employant pour garant son mariage avec une femme d’Europe de l’Ouest d’ascendance partiellement juive ; une professeure de littérature anglaise se dit « victime » du temps structuré par l’institution dans son université Ivy League (elle veut dire par là qu’elle est obligée d’être à l’heure à ses cours) ; un doctorant provenant des classes supérieures d’un des pays les plus pauvres du monde ment sur ses origines à ses amis nord-américains et dit que ses parents sont paysans pour authentifier son identité en tant que représentant radical du « tiers-monde » ; des universitaires nord-américains, hommes et femmes confondu·es, affirment fréquemment être victimes de « viol » quand iels parlent d’expérience de frustration professionnelle et de conflits. Qu’elles soient sincères ou délirantes, toutes les personnes mentionnées dans ces cas d’auto-dramatisation prennent la voie de l’auto-subalternisation, qui s’affirme de plus en plus comme un moyen d’assurer autorité et pouvoir. Ce qui se passe alors, c’est que les termes de l’oppression sont vidés de leur valeur critique et oppositionnelle et que les opprimé·es se retrouvent privé·es du vocabulaire même par lequel iels pourraient revendiquer leurs droits. Les opprimé·es, dont on entend rarement les voix, sont ainsi deux fois spolié·es – une première fois de leurs opportunités économiques, et une deuxième fois de leur langue, qui devient la même que la langue que celles et ceux d’entre nous dont les consciences ont été « éveillées ».
[…] La difficulté à laquelle nous faisons face, il me semble, n’est plus seulement celle que représente l’Orientaliste du « premier monde » contraint à faire le deuil du dépérissement de ses trésors, mais aussi celle que figurent les étudiant·es provenant de classes privilégiées de pays occidentaux et non-occidentaux, dont les comportements sont en tous points conformes à ceux de leurs origines sociales (par exemple : iels contractent des alliances matrimoniales endogames, iels cherchent la célébrité et font preuve d’une arrogance méprisante à l’égard d’autres étudiant·es), mais qui toutefois proclament leur dévouement à « la cause des subalternes ». Je ne veux pas dire qu’il faudrait leur reprocher leur naissance ou leur mariage ou leur appétit de pouvoir ou même leur arrogance. Je veux simplement pointer le fait que le choix qu’iels font de voir dans l’impuissance des autres une image idéalisée d’elleux-mêmes, et leur surdité à la dissonance entre le contenu de leurs discours et la manière dont iels les prononcent, les rend complices de la violence qu’iels dénoncent. Benjamin Disraeli disait que « l’Orient est une carrière » et nos descendant·es de la Maoïste aiment à pointer l’extractivisme à l’œuvre dans cette image, mais iels oublient souvent leur propre relation extractiviste à l’Orient subalterne sur lequel iels font carrière. Comment intervenir productivement à l’intérieur de ce champ surdéterminé13 ?
La native comme objet silencieux
[…] Qu’elle soit positive ou négative, la construction de l’image de la native reste un processus dans lequel « notre » identité [l’identité occidentale qui la construit] est mesurée à raison des degrés auxquels nous lui ressemblons et auxquels elle nous ressemble. Y a-t-il une manière de concevoir la native au-delà de sa ressemblance imaginale ?
Cette question est ce qui conduit Spivak à affirmer de manière provocatrice que « la subalterne ne peut pas parler14 ». Parce que cette affirmation semble dresser un portrait de la native sous la forme permanente de l’objet silencieux, elle a, sans surprise, provoqué quantité de pieuses défenses de la native comme sujet-doté-d’une-voix et conduit nombre défenseurs à s’unir dans une déclaration de solidarité avec les « subalternes » de toutes sortes. Décrivant, en toute sincérité, les « multiples voix » dont dispose la native, Benita Parry critique Spivak pour avoir assigné un pouvoir absolu au discours impérialiste :
« Puisque la native est construite à l’intérieur de relations sociales multiples et positionnée comme le produit de différentes classes, castes et spécificités culturelles, il devrait être possible de localiser des traces et des témoignages des voix des femmes dans ces différents sites où elles se sont inscrites comme soigneuses, ascètes, porteuses de chants sacrés, artisanes et artistes, et d’ainsi modifier le modèle proposé par Spivak de la subalterne silencieuse15. »
Contre Spivak, Parry mobilise l’argument d’Homi Bhabha selon lequel, puisqu’un système discursif est inévitablement scindé dans son énonciation, le texte du colonisateur lui-même contient déjà une voix autochtone – telle est son ambivalence. L’« hybridité » du texte colonial, pour utiliser le concept de Bhabha, signifie que la subalterne a parlé16. Mais à quelle sorte d’argument avons-nous affaire ici, qui nous dit que la « voix » de la subalterne peut être dénichée dans l’ambivalence du discours de l’impérialiste ? C’est un argument qui, en dernière instance, nous épargne d’avoir à nous confronter avec la subalterne elle-même, puisqu’elle a déjà « parlé », dans les interstices du système. Tout ce dont nous avons besoin, c’est de continuer d’étudier – de déconstruire – la langue riche et ambivalente de l’impérialiste ! Ce que l’hybridité de Bhabha revitalise, sous la mascarade de la déconstruction, de l’anti-impérialisme et de la théorie « ardue », c’est cette vieille notion fonctionnaliste selon laquelle la culture dominante permet à certains contre-courants d’exister dans l’intérêt de maintenir son propre équilibre. Ce fonctionnalisme informe les méthodes d’investigation de l’anthropologie et de la sociologie classiques au moins autant que les politiques coloniales de l’Empire Britannique. La sorte de constitution subjective qu’il autorise, une constitution subjective fermement ancrée dans l’humanisme libéral anglo-américain, n’est que l’autre versant du processus d’identification imaginale à la native, où nous tentons de la rapprocher de nous en lui donnant une voix.
La charge que porte l’essai de Spivak, d’un autre côté, est un refus des deux versants de l’identification, des deux types de libertés qu’on a permises à la subalterne – la formation objectale et la constitution subjective – qui conduisent en dernière instance soit à la protection de la subalterne contre ses semblables (en tant qu’objet), soit à sa réalisation comme voix assimilable au projet de l’impérialisme (en tant que sujet). C’est pourquoi Spivak conclut en remettant précisément en cause la perspective optimiste selon laquelle la subalterne a déjà parlé : « La subalterne ne peut pas parler. Il n’y a aucune vertu à une liste globale incluant pieusement l’élément « femme17 ». »
À la place, on peut concevoir une alternative radicale à partir de la reconnaissance d’une intraductibilité essentielle du discours subalterne au discours impérialiste. Se référant au concept de différend de Jean-François Lyotard, que Spivak comprend comme « l’inaccessibilité ou l’intraduisibilité d’un mode de discours en litige avec un autre18 », elle défend l’impossibilité de la constitution de la subalterne en tant que sujet en vie19. La subalterne ne peut pas parler, non pas parce qu’il n’y a pas d’activité dans lesquelles nous pourrions localiser un mode subalterne de vie/culture/subjectivité, mais parce que, comme l’ont indiqué les critiques de la pensée et de l’articulation que nous ont livrées des intellectuel·les occidentales tels que Lacan, Foucault, Barthes, Kristeva et Derrida (les références majeures de Spivak), la « parole » elle-même appartient à une structure et à une histoire de la domination déjà bien définies. Comme Spivak le dit dans un entretien : « Si la subalterne peut parler, Dieu merci, alors la subalterne n’est plus une subalterne20. »
C’est seulement lorsque nous reconnaissons le fait que la subalterne ne peut pas parler que nous pouvons commencer à imaginer un type d’identification avec la native d’ordre différent. Dans l’argumentaire de Spivak, c’est un geste silencieux de la part d’une femme hindoue, Bhuvaneswari Bhaduri, qui se suicide alors qu’elle a ses règles pour que son suicide ne puise pas être interprété comme lié à une grossesse illicite, qui devient une instance parlante d’écriture subalterne, d’une écriture dont le message ne peut être compris que rétrospectivement. Comme telle, l’identité de la native est inimitable, au-delà de toute ressemblance imaginale.
Le type d’identification qui est offert par son espace silencieux est ce qu’on pourrait appeler une identification symbolique. Avec les mots de Slavoj Žižek, « dans l’identification imaginale, nous imitons l’autre au niveau de la ressemblance – nous nous identifions avec l’image de l’autre dans la mesure où nous sommes “comme lui”, tandis que dans l’identification symbolique, nous nous identifions avec l’autre précisément par là où il est inimitable, au point qui élude la ressemblance21. »
Résurrections locales, histoires nouvelles
En tant que problème spécifique à la post-colonialité, le problème de la native est aussi le problème de la modernité et de la relation que la modernité entretient avec les « authenticités en voie de disparition22 ». La question qui se pose n’est pas celle de savoir si nous pouvons retourner à la native et à son origine authentique ; elle est plutôt celle de savoir ce que notre fascination pour la native signifie quant à l’irréversibilité de la modernité.
Il y a quantité de récits convaincants de la manière dont les natif·ves du monde non-occidental ont été utilisé·es par le monde occidental pour promouvoir et développer ses propres contours23. Dans ces récits, le modernisme, en particulier le modernisme qu’on associe à l’art de Modigliani, de Picasso, de Gauguin, les romans de Gustave Flaubert, de Marcel Proust, de D. H. Lawrence, de James Joyce, de Henry Miller et de bien d’autres, n’ont été possibles que parce que ces célèbres artistes du « premier monde » ont incorporé dans leur « créativité » la culture et les œuvres des peuples du non-Occident. Mais tandis que les artistes occidentaux continuent à recevoir notre attention et être spécifiquement catégorisés dans le temps, dans l’espace et par leurs noms, le traitement des œuvres des peuples non-occidentaux continue de partager certains des schèmes systémiques de l’exploitation et de la distorsion.
Sans parler de l’attribution générale d’« anonymité » aux artistes natif·ves, les « œuvres autochtones » ont été globalement divisées soient en chefs-d’œuvre intemporels (auquel cas elles se retrouvent dans des musées d’art) soient en traces historiques (auquel cas elles se retrouvent dans des musées ethnographiques). La plupart des critiques culturelles aujourd’hui nous préviennent contre les dangers de l’argument de l’intemporalité de l’œuvre, mais nombre s’empêtrent encore dans d’incessants efforts pour invoquer « l’histoire », les « contextes », et les « spécificités », comme autant de manières de ressusciter les natif·ves. Ce faisant, restaure-t-on aux natif·ves ce qui leur a été dérobé ? N’évite-t-on pas en fait le problème véritable du statut de la native comme objet en l’entourant de quelque chose qu’il est bien plus confortable de gérer – à savoir, une histoire-fantôme à l’intérieur de laquelle les natif·ves apparaissent comme nos égaux·les et à notre image, selon nos formes et nos manières de concevoir les choses ? Nancy Armstrong résume la situation de cette manière :
« La nouvelle vague de la critique culturelle continue de considérer que nous devons soit être un sujet qui prend part à l’exercice du pouvoir en tant que sujet-voyeur, soit être un objet qui, par implication, est nécessairement objet d’un regard de type pornographique. La stratégie d’identification des personnes qui leur accorde une “position subjective” à l’intérieur d’un système différentiel vaste et complexe d’intérêts et de besoins est peut-être la stratégie la plus efficace dont nous disposons aujourd’hui pour éviter le problème qui se pose quand nous prétendons classifier les intérêts politiques en prenant appui sur des corps marqués par les signes de la race, de la classe et du genre. Mais cette “position subjective”, malgré nos meilleures intentions, a tôt fait d’être reconvertie dans un concept de “sujet” plus aisément compréhensible : celui du “moi” bourgeois. Or par définition, ce “moi” se pense d’abord comme un sujet incarné, et non comme un corps-objet. Insister sur le fait que nous sommes des “sujets” et non des “objets”, c’est présupposer que nous avons besoin de disposer de certaines capacités d’observation, de classification et de définition pour exister ; ce sont ces capacités qui font de “nous” des êtres humains. Dans la logique qui domine ce raisonnement tel qu’il s’est formulé au XIXe siècle, seuls certains types de sujets sont réellement des sujets ; pour être humain, il faut être comme “nous”24. »
En défiant le discours dominant par la « résurrection » des voix ou des « moi » victimisés des natif·ves dans nos interprétations – et tel est en effet l’impulsion à l’œuvre dans bien des récits produits par nos « nouvelles histoires » –, nous empiétons, parfois sans lui laisser le temps d’exister pour lui-même, sur l’espace silencieux et invisible de la native, et nous nous donnons à nous-mêmes le rôle d’agentes/témoins de son existence. Ce processus, au travers duquel nous devenons visibles, neutralise l’intraduisibilité de l’expérience de la native et l’histoire de cette intraduisibilité. En sautant sur l’occasion pour donner leurs « contextes » originaux et leurs « spécificités » aux existences des natif·ves, nous nous faisons complices du discours dominant, qui assure son hégémonie précisément par sa capacité à convertir, recoder, rendre transparent et donc représenter jusqu’aux expériences même qui lui résistent avec une opacité entêtée. Le danger de la contextualisation historique au sein des institutions culturelles est ce qui conduit Clifford à dire :
« Je ne défends pas l’idée, comme certaines critiques le font, selon laquelle les objets non-occidentaux ne sont proprement compréhensibles qu’en référence à leurs milieux d’origine. Les contextualisations ethnographiques sont tout aussi problématiques que les esthétisations, aussi susceptibles de purifier et d’anhistoriciser leurs objets25. »
Le problème de la modernité n’est donc pas simplement d’« amalgamer » une « expérience disparate26 ». Son problème tient plutôt au différend qui oppose ce qu’on appelle aujourd’hui le « premier » et le « tiers-monde », c’est-à-dire que son problème est l’intraduisibilité des expériences du « tiers-monde » dans le « premier ». La raison en est que, pour que son expérience soit traduisible, la « native » ne peut se contenter de « parler » : elle doit aussi fournir la justification/justice à l’œuvre dans son discours, une justice/justification qui, précisément, a été détruite dans sa rencontre avec l’impérialiste27. Sa victimisation est, potentiellement, sans témoin : c’est cela qui caractérise sa victimisation. Plutôt que de dire que la native a déjà parlé parce que le discours hégémonique dominant est scindé/hybridé/différent de lui-même, plutôt que de la restaurer à son contexte « authentique », nous devrions défendre l’idée selon laquelle c’est le silence de la native qui est l’indice le plus parlant de son déplacement. Ce silence est à la fois la preuve de l’oppression impérialiste (le corps nu, l’image souillée) et ce qui, en l’absence de témoin original de cette oppression, doit agir à sa place en performant ou en feignant le regard impérialiste.
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Emma Bigé
1 Cet article de la théoricienne post-coloniale Rey Chow est composé d’extraits tirés d’un livre déjà ancien : Writing Diaspora : Tactics of Intervention in Contemporary Cultural Studies, Indiana University Press, 1993. Le texte auquel elle se réfère dans ce premier paragraphe est de Stephen Owen, « The Anxiety of Global Influence : What Is World Poetry ? », The New Republic, 19 novembre 1990.2Bei Dao, The August Sleepwalker, trad. Bonnie S. McDougall, Londres, Anvil Press, 1988, New Directions, 1990.
2 Bei Dao, The August Sleepwalker, trad. Bonnie S. McDougall, Londres, Anvil Press, 1988, New Directions, 1990.
3 Michelle Yeh, « The Anxiety of Difference – A Rejoinder », p. 8. Son essai est paru en chinois in Jintian (Today), no. 1 (1991), p. 94-96. La référence de la page renvoie au manuscrit en anglais.
4 Harry Harding, « From China, with Disdain : New Trends in the Study of China », Asian Survey, 22.10 (octobre 1982), p. 934-958.
5 Colin MacKerras, Western Images of China, Hong Kong, Oxford University Press, 1989, p. 3.
6 Rey Chow, « Violence in the Other Country : China as Crisis, Spectacle, and Woman », in Third World Women and the Politics of Feminism, Chandra Talpade Mohanty, Lourdes Torres et Ann Russo (dir.), Bloomington, Indiana University Press, 1991, p. 81-100.
7 Sigmund Freud, « Deuil et mélancolie. Extrait de Métapsychologie », Sociétés, 2004/4 (no 86), p. 7-19.
8 Arif Dirlik, « The Predicament of Marxist Revolutionary Consciousness : Mao Zedong, Antonio Gramsci, and the Reformation of Marxist Revolutionary Theory », Modern China, 9.2 (April 1983), p. 186.
9 Pour un compte-rendu historique de la manière dont le maoïsme a inspiré les intellectuel·les de gauche en France dans les années 1960 et 1970, cf. Lisa Lowe, Critical Terrains : French and British Orientalisms, Ithaca, Cornell University Press, 1991, p. 136-189.
10 Harry Harding, « From China », op. cit., p. 939.
11 Nancy Armstrong et Leonard Tennenhouse, « Introduction : Representing Violence, or “How the West Was Won”» in The Violence of Representation : Literature and the History of Violence, Nancy Armstrong et Leonard Tennenhouse (dir.), Londres, Routledge, 1989, p. 8.
12 Ce que Spivak critique comme une « confusion des femmes des élites autochtones avec la subalterne » n’est qu’un des aspects visibles de cette mode. cf. Gayatri Chakravorty Spivak, « Who Claims Alterity ? », in Barbara Kruger, Phil Mariani (dir.), Remaking History, Washington, Bay Press, 1989, p. 273.
13 NdT. Jusqu’ici, l’article est composé d’extraits de l’introduction à Writing the Diaspora. Dans la suite du texte, on trouve des extraits du chapitre intitulé Where Did All The Natives Go ?
14 Gayatri Chakravorty Spivak, Les subalternes peuvent-elles parler ?, traduit de l’anglais (Inde/États-Unis) par Jérôme Vidal, Éditions Amsterdam, 2009.
15 Benita Parry. « Problems in Current Theories of Colonial Discourse », Oxford Literary Review, 9. 1-2 (1 987), p. 35.
16 Ibid., p. 39-43. On trouve les arguments de Bhabha dans nombre de ses articles, par exemple : « The Commitment to Theory » in Questions of Third Cinema. Ed. Jim Pines and Paul Willemen. Londres, British Film Inst., 1989 ; « DissemiNation : Time, Narrative, and the Margins of the Modern Nation » in Nation and Narration, Ed. Homi K. Bhabha. Londres, Routledge, 1990 ; « Of Mimicry and Man : The Ambivalence of Colonial Discourse ». Octobre 28 (1984), p. 125-33.
17 Gayatri Chakravorty Spivak, Les subalternes…, p. 103.
18 Ibid., p. 85.
19 Jean-François Lyotard : « J’aimerais appeler différend le cas où le plaignant est dépouillé des moyens d’argumenter et devient de ce fait une victime. […] Un cas de différend entre deux parties a lieu quand le “règlement” du conflit qui les oppose se fait dans l’idiome de l’une d’elles alors que le tort dont l’autre souffre ne se signifie pas dans cet idiome. » (Le Différend, Paris, Minuit, 2001, § 12)
20 Gayatri Chakravorty Spivak, « The New Historicism: Political Commitment and the Postmodern Critic » in PostColonial Critic: Interviews, Strategies, Dialogues. Ed. Sarah Harasym. London: Routledge, 1990, p. 158.
21 Slavoj Žižek, The Sublime Object of Ideology, New York, Verso, 1989, p. 109.
22 James Clifford and George E. Marcus (dir.), Writing Culture: The Poetics and Politics of Ethnography. Berkeley, University of California Press, 1986, p. 5.
23 Voir par exemple Sally Price (Primitive Art in Civilized Places. Chicago: University of Chicago Press, 1989), Marianna Torgovnick (Gone Primitive: Savage Intellects, Modern Lives. Chicago: University of Chicago Press, 1990); ainsi que les nombreux essais qui émaillent le livre dirigé par James Clifford et George E. Marcus ainsi que celui dirigé par George E. Marcus et Michael M. J. Fischer, Anthropology a s Cultural Critique: An Experimental Moment in the Human Sciences. Chicago, University of Chicago Press, 1986.
24 Nancy Armstrong, « The Occidental Alice », differences 2.2 (1990), p. 33.
25 James E. Clifford, op. cit., p. 12.
26 T. S. Eliot, « The Metaphysical Poets ». Selected Prose of T. S. Eliot. Ed. Frank Kermode. New York, Harcourt, Farrar, 1975.
27 cf. la définition du différend citée à la note 17.
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