Comment une pensée du lointain, de l’inconnu, du fictif, pourrait-elle nous informer sur notre ici et maintenant ? Pourquoi faire des détours par la fiction, par ses mondes nouveaux, ses galaxies intouchables, ses univers extraordinaires serait-il finalement le chemin le plus court pour espérer transformer notre réalité, pour le meilleur, le plus juste ? Pourquoi et comment penser l’utopie aujourd’hui à travers la figure de l’extraterrestre quand on nous enjoint à nous recoller à la Terre ? Plus précisément, que peut la science-fiction pour penser le politique ?
Que peut pour nous autres terrien-ne-s une utopie extraterrestre ? C’est ce que nous allons voir avec l’auteur écossais Iain M. Banks, malheureusement décédé en juin 2013. Il a fait le pari de se réapproprier ce sous-genre si conventionnel et réactionnaire qu’est le space–opera, sorte de western galactique, pour mettre en scène sa société utopique. Il a nommé celle-ci la Culture et lui a donné vie dans dix romans et un recueil de nouvelles1. Son Cycle de la Culture (1987-2013) invite à penser au-delà de nos cadres habituels. Avec Banks, l’utopie n’est plus le souvenir d’un âge d’or perdu ou du Pays de Cocagne, pas plus que le paradis terrestre à venir. C’est un au-delà qui vient doubler notre réalité.
La Culture se présente elle-même comme une utopie, dont le moteur principal est la subversion. Elle est une société pan-humaine, d’envergure galactique, profondément hédoniste, technologiquement très avancée, pacifiste, rationnelle, égalitaire, cynique et anarchiste. Son existence à travers les millénaires est due à l’immense bienveillance des Intelligences artificielles qui sont reconnues et totalement intégrées à la communauté des citoyens de la Culture. C’est une société post-étatique, issue d’une alliance entre une pluralité de civilisations. Les raisons principales qui lui ont permis d’émerger sont la maîtrise des ressources et le dépassement de la nécessité, ainsi que la possibilité du voyage galactique.
Au-delà de la question identitaire, largement prise en charge par des figures de la science-fiction telles que le mutant, le robot, le monstre ou le cyborg, l’extraterrestre interroge l’utopie, donc le politique. Il ou plutôt Ielle (car nous ne pouvons décemment pas genrer une créature radicalement autre avec des systèmes aussi archaïques que binaires) est méta. Ielle dérange tous les cadres. Comme si elle avait anticipé la figure de l’extraterrestre en symbole de la pluralité, Hannah Arendt écrit : « La politique prend naissance dans l’espace-qui-est-entre-les hommes, donc dans quelque chose de fondamentalement extérieur-à-l’homme. […] La politique prend naissance dans l’espace intermédiaire et elle se constitue comme relation2. » Cet espace intermédiaire est bien le terreau du space-opera qui met en scène à une échelle galactique ce qu’il peut bien se passer quand des entités étrangères se rencontrent. Comment cette relation pourrait-elle être utopique, c’est-à-dire non seulement « bonne », équitable, juste, mais aussi un « non-lieu », compris comme cet espace intermédiaire, indéterminé, hors cadre, hors norme ? Pour Jacques Rancière, « le propre de l’égalité, en effet, est moins d’unifier que de déclassifier, de défaire la naturalité supposée des ordres pour la remplacer par les figures polémiques de la division3. » L’égalité est l’axiome que vient justement interroger l’extraterrestre : puisque non-humain, non anthropomorphe, si différent, ielle demande à vérifier l’égalité quand tout est opposition, division, altérité radicale.
De premier abord, et au vu de ses nombreuses représentations littéraires et cinématographiques, on pourrait croire que l’extraterrestre est l’incarnation de la menace et qu’en cela ielle doit être abattu, éradiqué ou domestiqué, avec toutes les variations possibles entre ces pôles. Quand on pense extraterrestre, on pense invasion, on pense guerre, on pense ennemi. Comme tout ennemi qui se respecte dans une idéologie guerrière, l’extraterrestre est déshumanisé, renvoyé du côté de l’animal. L’extraterrestre souffre aujourd’hui de représentations idéologiques et réactionnaires, stéréotypées et conformistes, qu’ielle nous envahisse ou qu’on aille sur sa planète afin de la coloniser, de l’exterminer, de terraformer son monde, d’extraire de précieux métaux rares, ou tout autre mobile dont l’Occident est féru quand il s’agit de nouveaux et d’inconnus territoires. Et pourtant, au-delà de la représentation dystopique de l’altérité qu’il incarne dans des films comme La Guerre des mondes de Steven Spielberg (2005), réside en l’extraterrestre quelque chose dont nous manquons cruellement : de la perspective.
La puissance subversive de la rencontre
Ce que nous cherchons, c’est la possibilité de la rencontre, d’une rencontre qui se déroule bien, une rencontre « bonne » comme on trouve de « bons » lieux, une rencontre qui ne soit ni une histoire de colonisation ni une histoire d’extermination. Une rencontre où finalement ce qui est constitué au début comme altérité radicale se transforme en possibilité d’ouverture et de proximité, qui est une des caractéristiques de l’utopie.
La société utopique imaginée par Banks n’est pas le futur de notre planète. Elle évolue en parallèle de nous et voyage dans la Voie Lactée à la recherche d’autres civilisations. Elle-même extraterrestre, elle cherche d’autres extraterrestres. La rencontre entre la Culture et d’autres sociétés, de son exact inverse à des sociétés plus complexes, donne naissance aux romans. Le space-opera banksien est issu de cette confrontation. Le conflit, qu’il soit violent, armé, argumentatif ou idéologique, est au centre du Cycle. La Culture sert de cadre à cette puissance subversive de la rencontre. L’utopie, parce qu’elle ne saurait être figée, se tourne vers l’Autre, recherche le Contact. Non pas pour se définir, pour fixer son essence, mais parce que cela est dans sa « culture », qu’elle est politique, et qu’elle ne peut donc pas fuir le conflit en se retirant sur son île. L’utopie est le désir profond de l’Autre. Elle lui est entièrement liée. Puisque la politique n’est pas l’administration de la société utopique, elle existe sur les marges, là où se trouve le conflit qui donne son propos au space-opera. L’utopie est politique tant qu’elle laisse apparaître de la nouveauté, tant que l’inédit − et non l’habitude ou la tradition − trouve sa place sur la scène galactique. La Culture transcende toutes les frontières, morales, juridiques, normatives, elle appelle à un dépassement qui ne peut avoir de fin. Mais cette utopie politique n’existe que grâce à la confrontation à son extérieur. Parce qu’elle est élan, processus plutôt que programme, la Culture entend détruire les dominations et les injustices. L’utopie devient ainsi éthico-politique. Et pour cela, elle est sans cesse à la recherche de nouvelles sociétés, civilisations, espèces, à Contacter − non à coloniser ou à exterminer. L’ouverture aux autres mondes est son salut. Non dans une quête de réaffirmation identitaire, mais dans le désintéressement d’une quête de l’autre, pour-l’autre. La Culture sonde l’univers non pour coïncider avec elle-même, non parce qu’elle a besoin de miroir, mais parce que s’il y a un sens à la vie utopique, il est hors de l’île.
Contact est d’ailleurs le nom de la seule véritable institution de la Culture, sans État, ni hymne ni drapeau. Contact est une sorte d’agence composée d’un ensemble d’agents humains (c’est-à-dire biologiques, non- ou ex-humains) et d’Intelligences Artificielles (des drones, mais aussi des Mentaux, Intelligences Artificielles si puissantes qu’un esprit humain ne peut en saisir la portée, s’incarnant la plupart du temps dans des vaisseaux spatiaux ou des avatars).
Le Contact n’est pas tant un moyen de survie qu’une manière de vivre utopiquement, et comme elle se veut le transport d’une utopie égalitaire, elle doit agir égalitairement. Il est donc hors de question d’envahir, de coloniser, d’unifier voire de purifier ce qui se présente sous la forme de la pluralité des formes de vies de la galaxie. Avec la Culture, l’utopie sort donc de cette image figée d’une société offrant un état de bonheur collectif à ses membres internes uniquement. Elle peut se définir comme une ouverture à l’étranger. Le paradigme pour comprendre la politique de l’utopie en est radicalement bouleversé : non pas gestion du bonheur interne, mais déploiement et ouverture externe incessante, non pas recherche de l’homogénéité mais défense de la pluralité et de la liberté. Une pensée subversive de l’utopie.
Conquistador contre désintéressé
Pour comprendre comment la Culture se fait pratique politique, il nous faut au préalable la situer sur l’échiquier galactique et ainsi voir quelle est sa singularité. En effet, la Culture est indiscrète et ne peut s’empêcher de visiter ses civilisations voisines. C’est cette indiscrétion qui permet de saisir la Culture en premier lieu : ses relations avec ses voisines, et plus singulièrement celles qui sont des dystopies. Qu’est-ce qu’une utopie pensée du côté de la rencontre ? Une utopie dont le but même semble être la proximité induit forcément une reconceptualisation du caractère politique de cette utopie : elle n’est plus système, programme ou restructuration de l’ordre existant, elle est transformation, lutte pour l’émancipation et responsabilité pour autrui. Au fil des romans du Cycle de la Culture, nous croisons une multitude d’espèces dont nous avons exploré quelques systèmes politiques (ou plus exactement policiers) : des plus anthropomorphiques aux plus éloignés de notre forme finalement assez banale de bipède. Dans le seul roman Trames (2008), le septième du Cycle, Iain M. Banks invente quarante-trois espèces et civilisations dont il fournit un glossaire en fin d’ouvrage. Voici trois exemples extraits de ce glossaire :
– les « Birilisis : espèce aviaire s’adonnant aux narcotiques de façon excessive » ;
– les « Monthiens : type de très grandes créatures océaniques pan-espèces » ;
– et les plus étranges : les « Xinthiens : (Aéronautaures Tensiles) habitants de Mondes Aériens ; ballons dirigeables géants (plus petits toutefois que les béhémotaures dirigeables) ; semi-adaptés aux environnements gazeux/liquides à hautes pressions et capables d’évoluer dans le vide de l’espace. À présent rares et généralement considérés comme Développementalement, Intrinsèquement, Intégralement et Définitivement Séniles4. »
Si les « rencontres du 3e type » sont le cœur même du space-opera, représentant la dose d’exotisme dont l’humanité serait en manque dans une période de globalisation, ce que fait Banks avec cette pluralité d’êtres différents de nous est tout autre. En multipliant les espèces alien, Banks s’essaie à une imagination non anthropomorphique et interroge notre capacité à se représenter la différence radicale. Se faisant, il interroge notre propre vision du monde et nous invite à le voir par l’intermédiaire d’autres « yeux », ouvrant ainsi de nouvelles perspectives sur ce qui fait le caractère mondain, c’est-à-dire commun, du monde, des mondes. Il met l’accent sur la possibilité de la rencontre entre ces différentes façons d’habiter le monde, liquides, gazeuses, terrestres ou aériennes. Il invente même une discipline, l’« exosociologie », dont les Culturien-ne-s sont très friand-e-s : l’étude sociologique de l’étranger, de ce qui est extérieur, de ce qui vient de l’Outer Space. Mais c’est grâce au récit que cette rencontre est possible. La Culture plonge en immersion, fait du terrain, va au contact. Le voyage interstellaire devient donc la métaphore de la rencontre comme pierre de voûte à l’édification du monde. C’est parce qu’il y a rencontre qu’il peut y avoir du commun, du conflit, de l’humanité, ou encore de la responsabilité, et plus encore, de la politique. Le sens de l’utopie tient dans cette capacité à nous faire sortir de nos normes, de nos perceptions, de nos savoirs, de nos visions de ce qu’est un monde, de ce qu’est la liberté, de ce qu’est l’humain : elle nous présente de l’altérité, là où nous ne percevions que des images répétitives, analogiques. L’utopie n’est pas réductible à la solution nous expliquant comment arriver au bon gouvernement, comment coïncider avec nous-mêmes. Elle fait tout le contraire : elle nous permet de nous désaffilier, non pas d’expérimenter notre
nouvelle identité utopique d’humain parfait et fini, mais de nous désincarcérer de toute identité ; elle nous permet d’expérimenter l’« autrement qu’être » − qui n’a pas forcément à voir avec un « être autrement », un être alternatif − et d’enfin pouvoir dépasser et déplacer les soi-disant horizons indépassables.
Penser l’utopie en dehors du seul champ de l’ontologie, comme le fait Miguel Abensour avec Emmanuel Lévinas, nous permet d’enrichir l’entente communément accepté du terme « utopie » : ni programme, ni illusion, ni perfection, ni futur, ni humain et histoire finis. Voici ce que dit Abensour à propos de l’utopie chez Emmanuel Lévinas : « il arrache, en quelque sorte, l’utopie à l’ordre de la compréhension, du savoir et de ses effets de pouvoir pour la situer plus justement du côté de la rencontre, de la socialité, de la proximité − le fait du prochain5. » Aussi étrange que puisse paraître cette connexion, Emmanuel Lévinas permet à la science-fiction de s’extraire d’un rapport à l’autre trop souvent identitaire. Car l’utopie banksienne délaisse les questions de réalisation, d’essence, de finitude et de futurologie pour déployer une éthique et une politique tournée vers l’altérité proche. Cette proximité est en effet tout ce que recherche la Culture qui se promène dans notre galaxie. Comme le dit le slogan de Contact, la seule véritable institution de la Culture, « La proximité est 7/8 de l’utilité 6. »
La rencontre en elle-même n’est pas garante d’une attitude émancipatrice. Face à l’altérité, nous pouvons adopter deux principales attitudes : celle du conquistador ; celle du désintéressé. La première est le résultat de la tactique, de la manœuvre mise à jour par Michel Foucault tout au long de son œuvre, qui met en place une relation particulière entre celui qui produit un savoir et celui qui est l’objet de se savoir. Cette relation produit des effets de pouvoir. Sommes-nous contraints, face à l’Autre que nous-mêmes, de retomber dans ce système de classification des êtres, de la distribution des places (entre civilisés et barbares par exemple) ? À essentialiser toute forme de différence ? Est-il possible d’imaginer la rencontre en dehors du schéma de l’exotisme ? Au lieu de penser la relation à l’altérité du côté de l’identification, peut-être faut-il la penser du côté de l’altérisation, ce qui nous permettrait de délaisser cette figure du conquistador pour celle du désintéressé, dont l’attitude « arrache l’utopie à l’ordre du savoir et à ses effets de pouvoir pour l’assigner à l’ordre de la socialité, mieux de la proximité − le fait du prochain − afin que l’utopie assume et déploie pleinement ce qu’elle est, une pensée, une forme de pensée “autrement que savoir” 7 ».
De cet « autrement que savoir » peut surgir le désintéressement, qui ne cherche pas à faire entrer l’Autre dans un cadre nous permettant de nous situer, mais qui est un mouvement rendant possible une sortie de la relation interhumaine de l’ordre de la domination et du pouvoir. En somme, une relation où il n’y a rien à gagner pour soi, mais où il y a tout à gagner pour l’humain. Et nous pouvons aujourd’hui, pour actualiser cette pensée dans nos espaces science-fictifs, agrandir le spectre, et de l’humain passer au vivant, et même au non-vivant, et encore plus loin dans les étoiles au non-terrestre. La Culture est désintéressée, la recherche du Contact ne lui apporte ni intérêts économiques, ni intérêts politiques ou identitaires. La Culture n’a besoin ni de se situer, ni de se définir, ni de trouver quelle est son identité par rapport à un Autre, à un ennemi, à un alien, étant elle-même alienne.
Le Cycle de la Culture est parcouru par une attention précise à ce qui fait qu’une utopie reste une utopie, qu’elle ne dégénère pas en imposture totalitariste, englobante, unificatrice. La recherche de l’au-delà est le moteur de cette utopie : au-delà de l’île, de l’être, de la réalité. Au-delà de l’horizon que nous prenons pour « les bornes du monde » comme nous prévenait Pierre Leroux en 1849. L’utopie doit renouveler ce geste vers un inconnu, un non-lieu, qui soit, simultanément, un bon-lieu, s’ouvrir au devenir, chercher l’altérité. Banks a écrit une œuvre utopique de grande ampleur, par sa taille et par les thèmes qu’elle traite, qui ne cesse de se remettre en cause, de se déterritorialiser, de lutter contre toutes les formes possibles et imaginables de domination et de fermeture. C’est une œuvre subversive pour la bibliothèque science-fictionnelle et la pensée de l’utopie. Banks nous force à nous décentrer, à éviter tout geste globalisateur, à penser au-delà de l’habitude et de la tradition, à se faire soi-même nomade, extraterrestre, et, avec lui, à toujours rechercher le Contact.
1Banks I. M., Une forme de guerre (1987), L’Homme des jeux (1988), L’Usage des armes (1990), Excession (1996), Inversions (1998), Le Sens du vent (2000), Trames (2008), Les Enfers virtuels 1 & 2 (2010), La Sonate Hydrogène (2012), et L’Essence de l’art (1989).
2Arendt H., Qu’est-ce que la politique ? Éditions du Seuil, novembre 1995 pour la traduction française, Point Essais, p. 42.
3Rancière, J., Aux bords du politique, Gallimard, Folio essais, Paris, 2004, p. 68.
4Banks, I. M.,Trames, trad. Patrick Dusoulier, Éditions Robert Laffont, Paris, 2009, p. 537-539.
5Abensour, M., Utopiques II. L’homme est un animal utopique, Les Éditions de la Nuit, Arles, 2010, p. 72.
6Banks, I. M., Les Enfers virtuels 1, trad. Patrick Dusoulier, Éditions Robert Laffont, Paris, 2011, p. 253
7Abensour, M., Utopiques II. L’homme est un animal utopique, op. cit., p. 72.
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