La mise en place d’instruments d’accompagnement du développement des énergies renouvelables en France, amorcée au début des années 2000, a permis l’émergence de la filière photovoltaïque en instaurant des conditions favorables d’investissement. Le caractère incitatif attaché à ces instruments a régulièrement été modulé afin d’ajuster le rythme de développement de cette filière par rapport aux objectifs quantitatifs fixés par l’État. Au-delà de ces objectifs chiffrés, ces instruments se sont révélés être porteurs d’un modèle politique, d’une problématisation au sens de Michel Foucault. Ils imposent des cadres d’instruction des projets dans une perspective d’intéressement économique individuel qui rend les aventures collectives difficiles. Le développement du photovoltaïque s’est ainsi largement organisé autour d’une quête de rentabilité individuelle et privée de la part de particuliers équipant de panneaux le toit de leur maison ou d’entrepreneurs équipant ceux de leurs usines.
En parallèle à cela, des collectifs de citoyens et de collectivités locales tentent de s’appuyer sur des instruments qui leur sont a priori peu favorables pour porter un contre-modèle politique. Ils proposent de prendre en main ce développement en le cadrant comme un problème territorial et en mettant à l’agenda du développement des énergies renouvelables des enjeux écologiques et sociaux qu’ils considèrent jusqu’ici non suffisamment pris en compte. En cela, le développement des projets citoyens collectifs d’énergie renouvelable donne à voir une alternative entre plusieurs modèles politiques de construction de la transition énergétique.
Dans ce contexte, la dynamique participative citoyenne française dans le pilotage et le financement des énergies renouvelables prend son essor depuis une décennie. Elle est bien plus récente qu’en Allemagne ou au Danemark où elle est ancrée depuis les années 19901. Le modèle d’investissement participatif français dans les renouvelables s’est progressivement mis en place autour de trois axes : le développement de structures spécialisées (Énergie Partagée, Enercoop), l’apparition de la thématique énergétique au sein des plateformes généralistes de crowdfunding, et plus directement l’émergence des coopératives citoyennes de production d’électricité. Le nombre d’opérations de production d’électricité renouvelable issue d’une démarche participative est en augmentation mais leurs capacités de production restent modestes : 3 % de la puissance éolienne installée et 0,7 % pour le photovoltaïque en 20152. De plus le « participatif et citoyen » renvoie à des réalités de gouvernance et de motivations citoyennes encore très variées3.
L’actualité législative et réglementaire récente montre que cette dynamique commence à être prise en compte et valorisée par l’État, avec la mise en place de mesures spécifiques pour encourager ce type de projets. La loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte de 2015 et l’ébauche de programmation pluriannuelle de l’énergie de 2019 soulignent notamment que ces projets permettent d’accroître l’acceptabilité locale des renouvelables et en cela d’accélérer leur développement4. Pour comprendre la portée de cette prise de position et le rôle que pourraient jouer ces collectifs, cet article s’intéresse à la manière dont ils interrogent le modèle porté par la politique en vigueur et proposent de construire une alternative. Le cas des « centrales villageoises photovoltaïques », qui ont compté au début des années 2010 parmi les premières coopératives citoyennes d’énergie renouvelable françaises5, donne à voir cette alternative en construction et plusieurs pistes de réflexion ouvertes.
La politique publique :
la rentabilité individuelle comme cadrage et motif
Le développement du photovoltaïque a longtemps été freiné par le coût d’achat important des panneaux solaires. Les personnes qui voulaient produire elles-mêmes leur électricité trouvaient des technologies moins coûteuses. Quant à celles qui décidaient de vendre la production de leurs panneaux photovoltaïques sur le marché de l’électricité en l’injectant sur le réseau national, les revenus générés couvraient difficilement leurs investissements initiaux. La filière avait à ce titre peu de perspectives de développement. De manière à inverser cette tendance, l’État a mis en place en 2002 un dispositif pour favoriser les investissements en assurant leur rentabilité. L’introduction d’un tarif d’achat garanti a permis de faire bénéficier les nouveaux producteurs de revenus fixes pour la vente de leur électricité, avec des tarifs plus avantageux que ce que le marché de l’électricité leur laissait envisager. Le caractère incitatif de la politique nationale a été accru par l’adoption de mesures complémentaires sous la forme notamment de crédits d’impôts pour l’achat des panneaux. L’obtention de ces aides a été conditionnée au raccordement des installations au réseau électrique ainsi qu’au respect d’un ensemble de règles progressivement adoptées pour encadrer le développement de la filière. À travers ces règles, l’État a particulièrement encouragé le développement d’opérations de petites surfaces sur les toitures de bâtiments à usages résidentiels.
Ces premières mesures favorisent un développement de projets individuels plutôt que collectifs, le montage de ces derniers s’avérant plus aisé et plus rémunérateur. Le propriétaire souhaitant équiper et financer seul sa toiture suit plusieurs étapes dans le montage de son projet. Il estime la productivité in situ des panneaux, le montant du tarif d’achat et du crédit d’impôt dont il peut bénéficier, puis évalue avec le gestionnaire de réseau le coût d’un raccordement de son projet. Si son opération s’avère suffisamment intéressante, il effectue une demande d’autorisation de travaux et se lance. Le collectif qui souhaite financer l’équipement de panneaux sur une ou plusieurs toitures suit les mêmes étapes mais ne peut bénéficier du crédit d’impôt, réservé aux ménages équipant eux-mêmes leur propre logement. Qui plus est, alors qu’il s’agit d’équiper collectivement un groupe de toitures, et donc de s’entendre entre investisseurs et propriétaires autour d’un montage commun, les procédures d’instruction (tarif d’achat, raccordement au réseau) se font par toitures : elles individualisent les rentabilités et divisent les collectifs, en incitant les propriétaires des toits les plus rentables à faire cavalier seul.
Au final, au cours de la décennie 2000, le développement français du photovoltaïque a essentiellement pris la forme d’aventures individuelles en quête de profit. Cette logique a conduit à de réguliers « débordements6 ». Le nombre de projets explosait, du fait du différentiel entre un tarif d’achat élevé et des panneaux chinois bon marché, et menaçait à terme le budget public de soutien à la filière. L’ensemble a résulté en un « moratoire » (2010, suspension du tarif pendant trois mois) et un resserrement du tarif d’achat.
La crise qui en a résulté a mis en lumière des enjeux paysagers et de justice sociale, associés au modèle véhiculé par la politique nationale. D’une part, les ménages moins aisés finançaient, via leur facture d’électricité, (le budget finançant le tarif était prélevé sur les factures des consommateurs d’électricité) les revenus photovoltaïques de ménages plus fortunés, seuls en capacité d’investir dans les panneaux. D’autre part, la forte dynamique de développement individuel et privé du photovoltaïque, peu contrôlable par les collectivités locales, soulevait des enjeux de paysages à l’échelle des territoires sans que des concertations puissent être mises en place.
Les centrales villageoises : le photovoltaïque
comme enjeu territorial, social et paysager
C’est dans ce contexte marqué par un développement rapide et problématique du solaire photovoltaïque que l’association Rhônalpénergie-Environnement propose d’expérimenter un modèle alternatif. L’expérience porte sur la constitution de collectifs regroupant citoyens, collectivités locales et entreprises à l’échelle de plusieurs territoires pour organiser le financement et la gouvernance de projets photovoltaïques sur des groupes de toitures. La phase de développement de cette expérience est financée dans le cadre du Fonds européen de développement régional (FEDER) et avec le soutien financier de la région Rhône-Alpes. C’est ensuite par le raccordement au réseau électrique et en bénéficiant des tarifs d’achat que les projets peuvent envisager une certaine rentabilité et se concrétiser. L’objectif dépasse néanmoins celui de la seule constitution d’une rentabilité collective. Il s’agit surtout de repenser le développement du photovoltaïque dans les territoires ruraux, où il est parfois mené au détriment de forêts, de terres agricoles et du paysage, et en cela, de l’instaurer comme un problème collectif territorial. Dans le modèle des centrales villageoises il n’est plus question que les seuls propriétaires investissent sur leurs toitures avec peu d’égard pour l’exposition solaire de celles-ci et l’intégration paysagère des panneaux. Il s’agit au contraire d’initier des démarches collectives de recherche des toitures les plus intéressantes autour de critères multiples. La bonne toiture n’est ainsi pas seulement celle qui est bien exposée au soleil et disposerait, au regard des catégories du tarif d’achat et de la configuration du réseau électrique local, d’une bonne rentabilité économique. La bonne toiture est également celle qui s’inscrit dans un projet paysager élaboré en commun, ou encore celle qui peut bénéficier de travaux d’isolation thermique au moment de l’installation des panneaux. La démarche d’investissement collectif permet à de nombreux ménages jusqu’ici exclus du développement photovoltaïque, à défaut d’une épargne suffisante ou d’une toiture adéquate, de participer à hauteur de leurs moyens. Dans cette perspective, les centrales villageoises sont des sociétés coopératives locales créées pour collecter de l’épargne locale, contracter si nécessaire un emprunt bancaire, louer sur la durée du contrat d’obligation d’achat les toitures équipées, puis produire et vendre de l’électricité. Les actionnaires décident ensuite collégialement de distribuer les bénéfices de cette vente sous forme de dividendes ou de procéder collectivement à leur réinvestissement dans des actions de transition énergétique locale. À travers les ambitions de ces projets, le contre-modèle expérimenté propose de s’adosser à un cadrage d’État – une perspective de rentabilité individuelle – pour infléchir la construction de la transition énergétique en lui conférant une dimension sociale et paysagère autour de démarches collectives territoriales.
La démarche des centrales villageoises est amorcée en 2010 dans ce qui est alors la région Rhône-Alpes. Elle est pilotée par l’association Rhônalpénergie-Environnement en partenariat avec plusieurs Parcs naturels Régionaux, des territoires animés par la volonté de concilier développement économique et préservation d’un patrimoine écologique, au sein desquels huit territoires pilotes sont sélectionnés. La phase de développement des projets dans chacun de ces territoires est organisée autour de la constitution de collectifs. Ces derniers sont formés de particuliers déjà familiers des questions énergétiques et de militants néophytes sur ces questions. Ils bénéficient d’un accompagnement juridique pour créer les sociétés locales et de l’aide d’architectes-paysagistes pour constituer des projets de paysage communs et sélectionner des toitures. Les démarches de développement des premières centrales villageoises sont marquées par la découverte de plusieurs difficultés. D’une part, les surcoûts de raccordement au réseau liés à des saturations locales de celui-ci, forcent les collectifs à laisser de côté certaines toitures. Les projets de paysage sont ainsi constamment à recomposer. D’autre part, l’encadrement à la baisse (tous les trois mois) des montants du tarif d’achat rogne progressivement la perspective de rentabilité des collectifs et donc leurs marges de manœuvre pour concrétiser un modèle alternatif.
Les premiers projets de centrales villageoises commencent à aboutir et injecter de l’électricité dans le réseau à partir de 2014. Les puissances photovoltaïques installées sont modestes (entre 50 et 100kWc d’un projet à l’autre) mais permettent de démontrer la faisabilité du modèle. Ces premiers aboutissements permettent également de développer des outils juridiques, techniques et économiques pour faciliter l’émergence de nouveaux collectifs à leur suite. Ce modèle rassemble aujourd’hui 44 territoires et a permis la mise en service de 250 installations photovoltaïques7. De nombreux autres collectifs inspirés par la démarche mais ne revendiquant pas le titre de centrales villageoises se sont développés et proposent aujourd’hui des démarches collectives de financement et de gouvernance coopérative de projets de production d’énergie renouvelable à l’échelle de territoires ruraux mais également urbains.
Au-delà des coopératives de production :
la question des usages
Le développement des centrales villageoises et d’autres projets coopératifs d’énergie renouvelable au cours de la première moitié des années 2010 a retenu l’attention de l’État. Les dispositifs mis en place pour les accompagner ont cependant fait l’objet de critiques de la part des acteurs des énergies citoyennes, Énergie Partagée en tête. Outre des aides de l’ADEME et des régions pour financer des études préalables, la principale mesure a été la création d’un « bonus participatif » sur le prix de vente de leur électricité, attribué par le biais d’appels d’offres de la Commission de régulation de l’énergie. Ce bonus a essentiellement valorisé le fait que des entrepreneurs privés fassent appel à l’épargne citoyenne pour financer de gros projets sans forcément ouvrir sa gouvernance aux acteurs locaux. En cela il entretient une confusion entre « participatif » et « participation locale » et n’amorce pas de tournant politique.
Néanmoins les projets coopératifs citoyens de production d’énergie renouvelable sont porteurs d’enseignements et de propositions pour aller plus loin dans la construction d’un modèle politique alternatif dans un contexte de transition énergétique. L’équilibre du modèle actuellement proposé repose sur l’injection et la vente de l’électricité produite sur le réseau électrique national et le fait de pouvoir bénéficier d’une perspective de rentabilité par le biais d’instruments véhiculant un autre modèle politique. En cela, ce raccordement au réseau impose un cadre souvent contraignant pour les objectifs (territoriaux, paysagers, sociaux) de ces collectifs de production d’énergie. Ces initiatives locales questionnent la place et le rôle du réseau électrique dans la transition énergétique. Cette discussion représente une opportunité pour penser de pair la production d’énergie renouvelable et des pratiques de consommation plus sobres.
La réflexion sur les usages associés au photovoltaïque a longtemps été organisée autour d’une alternative entre déconnexion ou connexion au réseau. Le photovoltaïque non raccordé au réseau d’un côté, souvent en sites isolés, associé à de petites puissances de productions et des usages sobres ; le photovoltaïque raccordé au réseau de l’autre, sans limites de puissance mais pas forcément associé à une réflexion sur les usages. L’autorisation récente de l’autoconsommation collective ouvre une perspective de troisième voie et une opportunité pour les coopératives énergétiques citoyennes de réappropriation de cette question des usages. Dans une opération en autoconsommation collective, l’électricité produite par le collectif est injectée dans le réseau mais les flux sont affectés en priorité aux consommateurs proches physiquement. En temps réel, un collectif de producteurs consomme l’électricité qu’il produit et ne vend sur le réseau que l’excédent.
Cette nouvelle solution trouve son intérêt dans un contexte où le photovoltaïque atteint progressivement la parité réseau : le coût du kWh produit par de nombreuses installations est égal au coût du kWh acheté sur le réseau. Par conséquent, l’État adapte les dispositifs incitatifs et les tarifs d’achat disparaissent progressivement. Cette situation ouvre à l’avenir de nouvelles perspectives pour les coopératives citoyennes, moins attachées à la vente de l’électricité sur le réseau, pour aller davantage vers un modèle de production en autoconsommation. Ces coopératives ont alors un rôle à jouer pour promouvoir des modèles énergétiques territoriaux plus sobres qui soient compatibles avec le maintien d’une infrastructure publique du réseau garante de solidarités énergétiques. En conclusion, l’importance de ces collectifs est moins à chercher dans une capacité à accélérer le développement des énergies renouvelables que dans le rôle qu’elles peuvent jouer pour raisonner celui-ci et proposer des modèles alternatifs davantage ouverts à des dimensions sociales et écologiques.
1 Poize, Noémie, et Andreas Rüdinger. « Projets citoyens pour la production d’énergie renouvelable, comparaison France-Allemagne ». IDDRI-RAEE, 2014.
2 Devisse, Jean-Stéphane, Olivier Gilbert, et Fabien Reix. « Quelle intégration territoriale des énergies renouvelables participatives ? » ADEME, 2016, p. 25.
3 Rüdinger, Andreas. « Les projets participatifs et citoyens d’énergies renouvelables en France. Etat des lieux et recommandations ». IDDRI, 2019.
4 Ministère de la transition écologique et solidaire. « Stratégie française pour l’énergie et le climat », 2019, p. 97.
5 Fontaine, Antoine. « De la source à la ressource. Territoires, héritages et coopération autour de la valorisation de l’énergie solaire en Rhône-Alpes. » Thèse de doctorat en Aménagement du Territoire et Géographie, Grenoble Alpes, 2018.
6 Cointe, Béatrice. « From a Promise to a Problem: The Political Economy of Solar Photovoltaics in France ». Energy Research & Social Science 8 (2015), p. 151 61.
7 Source : www.centralesvillageoises.fr/les-chiffres-cles (consulté le 01/10/2019).
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