Que vais-je apprendre des haricots, ou les haricots de moi ?

Henry David Thoreau1

Après avoir privé de vie la terre des gens, les colonisateurs

font leur dernier voyage vers une terre sans vie.

Grace L. Dillon2

Regardez Jeff Bezos et ses amis du vol de Blue Origin

jouer avec des Skittles et faire l’expérience de l’apesanteur

dans leur vol orbital de mardi.

New York Times, 20 juillet 20213

Nous nous foutons d’être compatibles avec leur présent,
nous sommes compatibles avec notre avenir.

Tiqqun4

Ce matin-là, Sean et Laura, deux stagiaires du Kennedy Space Centre (Cape Canaveral, FL) s’engagent avec moi dans une conversation autour des plantes : celles dont iels ont eu à s’occuper à l’université ou au laboratoire, celles avec lesquelles iels vivent, celles qu’on envoie dans l’espace, celles qu’on voit dans les films5. Iels racontent avec amusement leurs voyages et la façon dont iels ont insisté pour qu’on les prenne en photo à côté de tel ou tel arbre, leur désintérêt pour l’architecture, et le béton comme objets de fascination. « Les photographies habituelles devant des monuments peuvent avoir été prises n’importe où, lance Sean, mais les arbres disent toujours où nous sommes ». « Comme dans les films, m’explique Laura, où les scènes montrant une forêt trahissent souvent la véritable géographie des lieux ». Sean conclut : « Les plantes nous transmettent le sentiment du lieu (a sense of place). »

Nous interrompons nos chuchotements, recouverts par des bribes de conversation entre la chercheuse assise devant nous, le centre Marshall et la Station Spatiale internationale (ISS). Sur l’écran accroché au mur de la salle de surveillance des expériences (Experiment Monitoring Area) dans laquelle nous nous trouvons, l’astronaute états-unienne Peggy Whitson flotte doucement vers la caméra et s’immobilise de profil. Elle attache la petite « serre » appelée VEGGIE à un plan de travail bleu situé devant la caméra. Derrière les soufflets en plastique, on distingue des feuilles vertes d’une quinzaine de centimètres. Peggy Whitson abaisse les soufflets et entame la « récolte ». Elle a des gestes précis, chaque feuille coupée est placée, pour les premières, directement dans une pochette en plastique pour envoi et analyse au Centre Spatial Kennedy, les secondes dans le pli d’une feuille d’aluminium, puis dans un plastique similaire – celles-là sont destinées à la consommation de l’équipage une fois prouvée l’absence de risque sanitaire.

Derrière elle, Thomas Pesquet la prend en photo avant de passer du module Harmony (nœud 2) où se trouve Whitson, au laboratoire européen Colombus. Le corps de l’astronaute et la feuille d’aluminium qui flotte devant la caméra rappellent que la serre attachée sur le plan de travail, de même que les gestes assurés et la position verticale de Whitson sont le résultat d’un effort pour recréer une orientation et une technique du corps là où haut et bas ne vont plus aucunement de soi. À cet instant, la question du « sentiment d’appartenance à un lieu » qui m’a été soufflée par Sean et Laura, révèle l’incongruité de la présence du végétal dans un laboratoire orbital, où il n’y a ni sol ni, paradoxalement, astre, et où les géocentrismes métaphysiques6 (tout comme les racines) sont suspendus.

Expériences biorégénératives

Ma présence au Kennedy Space Center ce matin-là s’explique précisément par cette scène, alors que j’enquêtais sur les systèmes de support de vie biorégénératifs conçus pour le vol habité, c’est-à-dire, sur des techniques qui envisagent que le séjour de certain·es humain·es dans l’espace doive s’accompagner de non-humains et conditionner l’exploration habitée du système solaire à un design écologique des habitats et véhicules spatiaux. Les questions d’écologie – que je définirai ici simplement comme l’explicitation des pratiques relationnelles entre des êtres de différentes natures et compositions, humain et non-humains – s’entrelacent avec l’exploration spatiale depuis les premiers vols habités, et ce qui m’intéresse ici est la manière dont sont formulées des propositions de design de ces relations à partir de l’expérience de la vie dans l’espace.

Il existe toute une histoire des entrelacs entre les préoccupations écologiques (qu’il s’agisse de protéger, de conserver ou de contrôler) et la conquête spatiale7. À la fin des années 60, l’architecte Buckminster Fuller consacrait la métaphore du vaisseau spatial pour qualifier l’écologie terrestre8 ; les photographies de la Terre prises au cours de la mission spatiale Apollo 8 faisaient la couverture du Whole Earth Catalogue – sorte d’annuaire propageant le solutionnisme DIY du gourou de la contre-culture californienne, Stewart Brand9. Dans les années 1970, la figure de « Gaïa » émergeait des travaux précédents du physicien James Lovelock sur la détection de la vie sur Mars (et de recherches financées par la Royal Dutch Shell)10 ; un physicien de Princeton, Gerard O’Neill, imaginait qu’une partie de l’humanité pourrait vivre dans des villes orbitales, disposant des ressources illimitées offertes par cette « nouvelle frontière11 » ; la Terre vue du ciel devenait une sorte de fétiche pour certains mouvements écologistes12. De nombreuses expériences d’architecture, aux États-Unis et en Europe, allaient, au cours des mêmes décennies, prendre la capsule et l’écologie spatiale comme paradigme au moment de concevoir des habitats individuels et collectifs à l’empreinte écologique minimale13.

Au même moment, la durée des missions spatiales habitées s’allongeait ; les stations spatiales offraient la possibilité d’une présence humaine permanente dans l’espace et s’équipaient de l’instrumentation nécessaire à la mise en place de ces laboratoires en microgravité. Astronautes et cosmonautes devenaient les opérateurs·trices de ces milieux de vie et de travail en suspension. L’intérêt pour les environnements multi-espèces se déploya ainsi très tôt dans le cadre de divers programmes spatiaux. Ces séries d’expériences – dont certaines se poursuivent aujourd’hui – aspirent à créer des systèmes de support de vie que l’on appelle « biorégénératifs », fonctionnant à partir de plantes, microalgues et bactéries dans leurs boucles, dont le cycle de vie permettrait d’approvisionner l’ensemble des systèmes en éléments chimiques utiles, en plus de fournir des ressources alimentaires.

Existence capsulaire

J’envisage ici ces variations écologiques sur le vol habité comme le point de départ d’un imaginaire dystopique concernant certaines manières d’habiter la Terre, ou plutôt de s’en détacher en se rendant indifférent à ce qui la menace. Je cherche ainsi à suivre le fil des pratiques qui conçoivent des manières d’habiter comme autant de capsules multi-espèces. Je tenterai ici l’exercice d’une exagération14 de ces processus de design spatial, qui montrent une confiance dans la capacité des technologies à nourrir la possibilité d’un avenir s’accommodant de la vie dans des intérieurs absolus, et de l’apprentissage de l’indifférence face aux catastrophes qui ne cessent d’advenir au-dehors. C’est ce mode d’ignorance qui s’accommode de bulles d’habitabilité que je nomme existence capsulaire.

Les technologies développées dans le contexte des programmes spatiaux habités représentent la promesse de répliquer certaines fonctions écosystémiques, de permettre la respiration dans l’irrespirable, de faire pousser hors sol et hors terre, de stériliser, de clore, de boucler la boucle de nos déchets et de nos émissions. L’exploration spatiale a permis d’envisager la prouesse technique qui consiste à faire vivre des organismes dans un milieu artificiel, en les rendant autant que possible indifférents à des conditions extérieures prohibant la survie de n’importe quelle forme de vie. Ce faisant, elle nourrit un imaginaire de la catastrophe qui en efface l’inéluctabilité pour envisager des échappées grâce auxquelles il serait désormais possible que tout, en effet, continue comme avant.

La Terre se trouve ainsi occupée par de plus en plus de vaisseaux spatiaux. Ces derniers peuvent prendre la forme de « fermes verticales » qui utilisent des savoirs venus de la recherche spatiale, où les plantes sont nourries de différentes longueurs d’ondes au cours de cycles de croissance accélérés ; d’écoquartiers promettant de réconcilier urbanité et nature, pour que des poches de populations choisies puissent profiter d’une version policée, contrôlée et aménagée des relations entre humains et non humains dont la même civilisation ne cesse de détruire les formes spontanées sur d’autres territoires non valorisés sur le marché ; d’entreprises promettant, par l’adaptation de technologies spatiales, de « rendre la Terre durable » ; d’architectures enfermant arbres, jardins et « clients » pour les protéger des agressions du monde extérieur et de son atmosphère polluée15 ; de spheres permettant à des cadres d’Amazon d’être plus productifs tout en nourrissant leur « biophilie16 » ; d’une myriade de solutions prêtes à l’emploi promettant à quelques individus le confort écologique et moral qui effacerait d’un coup les ruines et les blessures du monde.

L’existence capsulaire est l’expression de cette forme d’habitation qui se rend aveugle à toutes sortes de questions, effaçant la possibilité de voir la catastrophe comme catastrophe, et où l’« adaptation » et l’engouement technologique ont raison de la réflexion sur les conditions de la continuation de la vie collective (là où les collectifs sont non seulement humains mais planéraires, rassemblant humains, territoires, forêts, animaux, végétaux, microbes et autres « invisibles »). Celleux qui enquêtent sur le phénomène du vol habité se trouveront bien vite cerné·es par une rhétorique mobilisant des notions telles le « futur » ou l’« humanité », des discours lénifiants autour de la planète vue de haut ou faisant la louange de l’esprit de « découverte » et d’« exploration ». Capsulaires, donc, sont les manières d’habiter qui s’aménagent des espaces vivables en feignant d’ignorer le caractère historique et politique de la dégradation des milieux, tout en évitant d’en imputer la responsabilité aux acteurs industriels, financiers et politiques sur lesquels continue de s’appuyer la réalisation de ces dispositifs d’habitation. En d’autres termes, les architectures capsulaires entérinent la négation active de nos trajectoires planétaires concrètes, en faisant miroiter d’impossibles microplanétarités abstraites.

Un second souffle colonisateur

Dans son ouvrage, Pour une écologie décoloniale, Malcom Ferdinand parle quant à lui d’une « écologie de l’Arche de Noé » pour qualifier cette équation fallacieuse entre les capsules et le monde. De Silent Running à la Terre errante de Liu Cixin, en passant par les Terrariums de Kim Stanley Robinson et Interstellar, la science-fiction nous offre bien des exemples de l’« embarquement » des vivants comme possibilité de survie face à la catastrophe. La capsule prélève et sélectionne, et cache derrière ses opérations métonymiques la fragmentation, l’arrachement et la ségrégation qui la rend possible. Il faut se tourner vers un ouvrage comme An Unkindness of Ghosts, de Solomon Rivers, et son vaisseau spatial négrier – Matilda – pour se rendre compte des possibilités monstrueuses de la capsule, mais aussi des espoirs de sabotage de son ordre.

Le discours des acteurs privés du vol habité, corroboré de plus en plus souvent par les agences spatiales, permet d’élaborer un récit anhistorique selon lequel le futur de l’humanité et la pacification de son rapport avec la nature ont partie liée avec l’avancée technologique. À l’heure où sont relancés des programmes de colonisation de la Lune ou de Mars, il s’agit ainsi de recycler non seulement l’air, mais aussi la pestilence d’un système économique qui a déjà condamné une partie de nos milieux terrestres, en ravivant le vieux vocabulaire de l’exploration, de la prise de terre, de la « Découverte », de la « mission » dont on connaît pourtant les possibilités tragiques et l’étroitesse des vues. C’est ce même discours qui aplanit les politiques conflictuelles de la nature en une convergence artificielle entre des groupes humains aux intérêts divergents sinon opposés, et une nature homogénéisée sous le masque de cette Terre vue du ciel.

Les dispositifs capsulaires soutiennent donc directement le « consensus écologique » que dénonce Razmig Keucheyan17. Les capsules sont des dispositifs de contention matérielle (laissant l’inhabitable à l’extérieur) comme épistémologique (ne permettant de voir que les aspects dépolitisés des bouleversements environnementaux). Tirant inspiration de celles qui ont parcouru l’orbite basse terrestre, elles proposent une résolution technologique de la crise environnementale, ou du moins des façons de se rendre indifférents (matériellement, épistémologiquement mais aussi moralement) à cette crise. Capsulaires, donc, sont toutes ces manières de se « connecter » à la nature en accentuant (par le fait même de les voiler) les logiques économiques et politiques (voire cosmologiques) qui la conduisent à sa perte – les colonies spatiales n’ont jamais été construites en orbite, mais elles se multiplient pourtant ici-bas.

Quand la capsule devient un terrain

Si mon enquête m’a familiarisée avec les eschatologies propres à l’industrie spatiale, elle m’a également rendue attentive à un autre type d’écologie. Au contraire des fictions conquérantes et aveugles à la manière dont elles reconduisent des logiques coloniales et extractives, l’herméticité du vaisseau spatial présente sa propre logique auto-immunitaire. Les cohabitations fragiles entre humains et non-humains laissent entendre d’autres versions, plus humbles et plus difficilement intégrables au récit du vaisseau spatial Terre ou aux boucles cybernétiques rassurantes de Gaïa. Ces résistances, qui sont autant de retards sur un programme exigeant des solutions, il convient peut-être de les interpréter comme un espoir. Par elles, il semble que les vivants soient encore rétifs à la maîtrise, à leur production intégrale par les humains, et qu’ils représentent un certain réconfort face à la non-vie qui prolifère à l’intérieur de la station (en cela, je fais une différence entre la saturation de l’espace habitable par des systèmes technologiques que je qualifierais de non-vivants, et le monde extérieur à la station spatiale qui présente sa vie propre, bien qu’hostile à la vie terrestre carbonée18).

Il s’agirait à la fois de démanteler les logiques capsulaires et faire entendre d’autres manières de se relier au cosmos. Dans les interstices des dispositifs scientifiques, mettre en évidence un rapport au vivant, au soin, et à tout ce qui n’est pas maîtrisable, débordant les logiques du contrôle et de la gouvernance des systèmes qui régissent la vie à l’intérieur de la capsule. Une station spatiale ne constitue pas seulement un laboratoire mais un terrain, au sens où Stengers parle de « sciences de terrain » par opposition aux sciences expérimentales. On a ici le cas étrange d’un laboratoire-milieu de vie (ou d’un laboratoire-terrain) – on dira sans doute que tous les laboratoires sont des milieux, autorisant des pratiques et des existences bien spécifiques, mais la particularité de la Station Spatiale est de ne pas pouvoir entièrement contrôler les organismes et manières de vivre qui y prolifèrent, ni même les questions à lui adresser (et je situe ici nos propres imaginaires comme autant de questions irrésolues, ce qui ressemble à ce que Stengers appelle l’indétermination intéressante du terrain19).

C’est dans le glissement du laboratoire vers la vie qui déborde que je situe une sorte de double résistance vis-à-vis de l’existence capsulaire en environnement contrôlé. La première tient à des processus de débordements dus aux corporéités vivantes, et la seconde à des débordements disciplinaires. Autrement dit, ni les plantes, ni les microbes, ni les astronautes, ni les scientifiques (et peut-être même pas tous les ingénieurs), et encore moins les chercheur·es en sciences sociales, ne s’en tiennent strictement aux rôles prescrits par la capsule et à ses processus de purification.

Anna-Lisa, chercheuse en physiologie des plantes à l’Université de Floride, a dirigé plusieurs expériences visant à exposer des plantes à l’environnement de la station spatiale afin d’y étudier leur adaptation : « L’espace est bien sûr un environnement entièrement nouveau ; il se situe en dehors de l’expérience de tous les organismes terrestres en matière d’évolution. Comprendre comment les plantes réagissent en général à cet environnement nouveau et inédit nous renseigne vraiment sur la manière dont un organisme terrestre s’adapte à quelque chose alors qu’il ne sait rien de la manière d’y faire face. Cela nous a donné beaucoup d’informations sur la façon dont les plantes mobilisent leur biologie – leur physiologie – pour y parvenir. Au laboratoire, sommes-nous capables d’étudier cette écologie générale ? Non, pas vraiment. »

La manière dont Anna-Lisa perçoit la Station est liée à ce que Stengers dit du terrain – qu’il ne livre pas intégralement, comme le ferait l’expérience en laboratoire, la réponse à apporter aux questions qu’il ne cesse de poser, chaque fois singulièrement. Le scientifique, écrit Stengers, n’est plus « juge », comme dans le dispositif expérimental, mais « enquêteur20 », puisque les conditions du terrain n’arrêtent pas une fois pour toutes les variables en présence ni ne permettent d’énoncer avec certitude les causes des relations qu’elles mettent en évidence. Le cas de la Station Spatiale est d’autant plus particulier que l’expérience y a bien lieu, mais qu’elle porte autant sur les non-humains qu’elle met à l’épreuve et dont elle exige qu’ils témoignent de leur nature, que sur la Station Spatiale comme milieu. La complexité de cet environnement explique qu’un autre chercheur du même domaine, ayant participé à l’élaboration d’un autre dispositif de culture végétale pour la NASA, évoque le « bruit » permanent et la répétabilité limitée qui caractérisent les expériences menées sur la station. Pour Anna-Lisa, c’est ce même bruit qui permet d’élucider les trajectoires du vivant comme autant de possibilités locales et singulières. Tirer du vol spatial les matériaux d’une pensée de l’écologie revient à opérer des traductions de nos attachements de tout poil et de toute racine d’un milieu à un autre.

C’est en écoutant les récits liminaires, ceux qui n’apparaissent pas dans les exposés et les revues scientifiques qui informent l’écologie spectaculaire des architectures capsulaires, qu’apparaissent ces menus attachements, par exemple celui d’une astronaute qui me confie l’affection d’un collègue pour la petite serre de la station :

« C’était au tout début de ma deuxième mission – sur l’ISS – et il y avait une petite serre c’était le début de ces écosystèmes végétaux. Il n’y avait encore que le module américain (on n’avait pas les autres modules d’expérimentation) et je me souviens qu’on grappillait du temps sur la nuit pour regarder par le hublot et profiter de tout ce qui est sensation autre que le travail – je me souviens en traversant la station la nuit pour me mettre au hublot et regarder, j’avais croisé mon collègue russe et lui était là depuis six mois, et au lieu de se planter devant le hublot pour regarder la Terre, il se plantait devant la serre végétale – et vraiment avec un attrait, un désir, un plaisir… Ça ne me serait pas venu à l’idée. De m’intéresser à cette salade. Mais lui : voilà ! Moi j’allais regarder la Terre et lui allait regarder la salade pousser. Alors quand vous m’avez parlé de cette relation à l’animal, au végétal, j’ai eu cette image de Yuri qui regardait ses salades pousser la nuit. »

Il ne s’agit pas de prendre pour modèle les cultures spatiales hors-sol – comme le font les fermes verticales à l’aide de LED, de substrats de synthèses et de contrôle environnemental, pas plus que de céder aux rêves de la serre luxuriante au cœur de l’inhabitable – mais bien de tenir compte de ce que l’écologie n’est pas contemplation du dehors (vue d’en haut) d’une entité cybernétique intégrée, mais se situe dans la proximité, fût-elle réduite à ces formes de vie « ordinaires » que l’on trouve dans les petites serres de l’ISS. Donna Haraway présente une autre version de ce regard vers le bas lorsqu’elle évoque la « boue » et une certaine écologie de l’insignifiance et du vulgaire : « je suis une créature de la boue, et non du ciel21 ». Ou encore : « Mes propres écrits ne fonctionnent et ne jouent que sur terre, dans la boue des cyborgs, des chiens, des acacias, des fourmis, des microbes, des champignons, et de tous leurs apparentés22 ». On pourrait contrer l’écologie capsulaire, celles de serres spectaculaires et des architectures spatiales, par une écologie plus humble23, qui fasse terre, qui fasse boue-humus de tout.

Humbles résistances à la purification

Peut-il encore se passer quelque chose d’autre que la multiplication des logiques capsulaires, là où l’on se protège à tout prix de la boue ? Au sujet des plantes qui font l’objet de recherches pour de futures cultures sur l’ISS, une scientifique en charge de plusieurs projets au Kennedy Space Center (NASA) m’explique son désarroi : « Elles sont déroutantes, mais elles déroutent tout le monde. Tu vois, elles sont contradictoires ! Avec tout ce qu’on fait pour elles ! Elles devraient s’épanouir, elles devraient être parfaites, mais c’est comme si elles te disaient “Non ! Pas aujourd’hui… [elle rit]. Je sais que vous faites tout votre possible pour me garder en vie, mais vous savez quoi ? Je vais mourir.” »

Derrida décrivait le posthume comme quelque chose qui vient toujours après, après la maîtrise, après la prédictibilité – celle, par exemple, des systèmes capsulaires. Et qui a souvent partie liée à la mort des sujets/objets de cette maîtrise. Les plantes, elles aussi, « posthume[nt] comme [elles] respire[nt]24. » Leur refus de vivre renvoie à une déstabilisation des programmes, une manière de différer leur efficacité et donc leur applicabilité. Leur faillibilité n’est pas toujours lamentée par les opérateurs des systèmes capsulaires sur Terre, comme le montre ce technicien travaillant sur un autre système de support de vie, MELiSSA, faisant appel à des microorganismes pour son fonctionnement : « C’est plus difficile, de travailler avec des êtres vivants, mais c’est aussi plus intéressant. Et quand il y a une contamination – il vaut mieux que mes collègues ne m’entendent pas ! – je trouve que ça a quelque chose de réjouissant. On se demande qui est là ? et pourquoi ? et d’où vient-il ? Et alors, l’enquête commence. »

Les expériences menées par les équipes collaborant à MELiSSA utilisent différentes communautés microbiennes pour assurer le recyclage des gaz, des déchets solides et liquides au sein d’une boucle fermée. Les microorganismes qui accompagnent le séjour des humains dans la station spatiale n’ont pas toujours été envisagés comme des partenaires utiles. La stérilisation fait partie des procédures en vigueur pour assurer les conditions d’une « bonne science » et protéger les équipages humains. Les formes de vie microbiennes sont ensuite surveillées, par exemple dans le cadre du Microbial Observatory, un programme de détection des microorganismes sur la Station spatiale internationale, mis en place par la NASA. Les microorganismes – bactéries et fungi – sont probablement beaucoup mieux adaptés à l’exploration spatiale que ne le sont les astronautes qui les y accompagnent.

Si l’espace est souvent présenté comme une stratégie de « sortie », qui permettrait d’échapper aux ruines et aux paysages toxiques accumulés sur Terre par l’industrie extractive capitaliste, ces expériences montrent que s’y rejouent des formes d’existence qu’un changement radical d’échelle et de perspective nous rend capables de percevoir. Plutôt que de s’éterniser dans les capsules, considérons les types de compagnonnage qui ont lieu dans ce monde qui a été fabriqué mais dont les opérateurs et opératrices risquent d’être des hôtes minoritaires. Notre incursion au sein des stations spatiales ne vaut que si l’on finit par y rencontrer la condition chimérique de nos milieux, de nos habitats, de nos propres corps, qui nous obligent à une diplomatie dont ne nous sommes pas maîtres. Que si l’on (re)commence par la boue.

En 2015, une contamination fongique a mis en péril les cultures de Zinnia servant aux premiers tests du programme VEGGIE sur la Station spatiale internationale. Gioia, responsable scientifique au Kennedy Space Center, explique que c’est en constatant la dégradation de l’état des plantes que l’astronaute en charge a souhaité prendre le relais des systèmes automatiques pour assurer lui-même le soin des plants restants, contre l’avis des centres de contrôle. Comme si les plantes avaient pu participer – très momentanément – d’une forme de désengagement de l’astronaute vis-à-vis des instances de planification.

La capsule devrait rester une zone à penser (que l’on doit penser, et d’où l’on peut penser). Si toutes les zones à défendre sont aussi et toujours des zones à penser, cette zone à penser-là n’est pas une zone à défendre, tant elle est arrimée au vide, au non-lieu depuis lequel s’observe tout lieu en tout lieu. On aura compris que la capsule est le contrepoint de la zone à défendre. C’en peut être la contre-image, la contradiction : ce qui s’annonce et se dessine comme une réponse techno-scientifique à nos troubles actuels, le dessein gestionnaire qui ouvrirait à d’autres zones à défendre, à toujours plus de modes de résistance en et au sol plutôt que hors sol. Entre la zone à penser et la zone à défendre se glisse tout un changement de programme. Ou plutôt la décision d’abandonner le programmable. De s’allier à d’autres formes de vie décisivement et décidément ingouvernables.

Pourquoi avoir ainsi traité les stations spatiales ? Il s’agissait de tirer de ce lieu (archétype par ailleurs du non-lieu, ce qui orbite indéfiniment, accéléré constamment, en chute libre sans jamais retomber si ce n’est à condition de se consumer complètement) des ressemblances avec nos expériences de fins de mondes, mais aussi des enseignements pour lutter contre la logique capsulaire et habiter ces mondes en fin de vie, et surtout, pour leur résister, des imaginaires capables de nous lier, de nous délier, de nous relier et de nous apprendre à posthumer (préserver l’inespéré, faire alliance avec les écologies humbles, contre la programmatique et l’insensibilité des capsules). Tant les capsules que les ZAD sont des infrastructures provisoires, bricolées. C’est ce que montre d’ailleurs le film somptueux de Fanny Liatard et Jérémy Trouilh, Gagarine25, dans lequel les technologies capsulaires sont resignifiées, par un autre Youri, comme lieu de résistance aux urbanismes hors-sol qui fragilisent les communautés de sans-part26. Où l’on pressent qu’il existe bel et bien une poétique planétaire et cosmique qui pourrait se toucher jusque dans la capsule. Nous cherchons les sortes de suintement qui ne peuvent être ravalés par l’économie capsulaire, et qui manifestent des capacités inaltérables, vivantes, amoureuses, à faire monde. Par quelles écologies planétaires pourrons-nous déborder les futurs capsulaires ?

Par où saboter, fuir et repeupler nos nuits ?

1 Thoreau, Henry David, Walden, Princeton, NJ: Princeton University Press, 1983, p. 155.

2 Dillon, Grace L. (Ed.), Walking the Clouds: An Anthology of Indigenous Science Fiction, Tucson: University of Arizona Press, 2012, p. 87.

3 Publication datée du 20/07/2021 du New York Times sur sa page Facebook et redirigeant vers l’article : www.nytimes.com/live/2021/07/20/science/jeff-bezos-space-flight. Consulté le 20/08/2021.

4 Tiqqun, Tout a failli, vive le communisme ! Paris : La fabrique, 2009, p. 134.

5 Je remercie chaleureusement Philippe Blouin et Paul Codjia pour leur lecture attentive et leurs précieux conseils sur ce texte.

6 Husserl, Edmund, La Terre ne se meut pas, Paris : Les Éditions du Minuit, 1989 ; Coccia, Emanuele, La Vie des Plantes, Paris : Payot, 2018.

7 On trouvera une histoire de ces connexions dans Grevsmühl, Sebastian Vincent, La Terre vue d’en haut. L’invention de l’environnement global, Paris : Seuil, 2014.

8 Buckminster Fuller, R., Manuel d’instruction pour le vaisseau spatial Terre, Baden : Lars Müller Publishers, 2009.

9 Turner, Fred, Aux sources de l’utopie numérique. De la contre-culture à la cyberculture, Stewart Brand, un homme d’influence (2006), Paris, C&F Éditions, 2013.

10 Aronowsky, Leah, « Gas Guzzling Gaia, or: A Prehistory of Climate Change Denialism », Critical Inquiry, Volume 47, Number 2, Winter 2021. L’historienne des sciences Aronowsky propose une relecture de l’histoire du concept « Gaïa », démontrant son instrumentalisation comme outil rhétorique du climatoscepticisme des industries extractives, et ce dès son émergence.

11 Scott, Felicity D., Un climat sur mesure: les colonies spatiales de la NASA (1972-1982), Paris: Éditions B2, 2019.

12 Kirk, Andrew G., Counterculture Green: The Whole Earth Catalog and American Environmentalism, Lawrence, KS: University Press of Kansas, 2007.

13 Kallipoliti, Lydia, The Architecture of Closed Worlds Or, What Is the Power of Shit?, Baden: Lars Müller Publishers, 2018 ; Anker, Peder, « The Ecological Colonization of Space », Environmental History, vol. 10, n2, April 2005.

14 Je me réfère ici à la méthode de Gunther Anders, telle qu’il l’expose par exemple, dans L’Obsolescence de l’homme, Paris : Encyclopédie des Nuisances, 2002, p. 29-30. Récemment, ce que l’on s’efforçait de penser sur le mode d’un futur hypothétique ou d’un présent symptomatique a semblé surgir dans le présent vivant sans qu’il y ait eu besoin d’une exagération méthodique. Tandis que s’élaborait cette étude de l’existence capsulaire, le « confinement » fut en quelques jours sur toutes les lèvres. Chacun aménageait son espace intérieur et ses connexions partielles, ses propres techniques d’encapsulation.

15 Voir par exemple Jacobs, Karrie, « The New Architecture: Sky Parks, Tidal Pools and ’Solar Carving’ », The New York Times, publié le 13 septembre 2019.

16 www.seattlespheres.com

17 Keucheyan, Razmig, La Nature est un champ de bataille. Essai d’écologie politique, Paris : La Découverte, 2018.

18 Pour des exemples de vie non carbonée, on lira Povinelli, Elizabeth, Geontologies, Durham: Duke University Press, 2016 et Barad, Karen, « Living in a Posthumanist Material World. Lessons from Schrödinger’s Cat » in Smelik, Anneke, and Nina Lykke, Bits of Life. Feminism at the Intersections of Media, Bioscience, and Technology, Seattle and London: University of Washington Press, 2008.

19 Stengers, Isabelle, La vie et l’artifice : visages de l’émergence. Cosmopolitiques VI, Paris : La Découverte, 1997, p. 43.

20 Stengers, Isabelle, L’invention des sciences modernes, Paris : La Découverte, pp. 158-159.

21 Haraway, Donna J, When Species Meet, Minneapolis: University of Minesota Press, 2008, p. 3.

22 Haraway, Donna J., Staying With the Trouble. Making Kin in the Chthulucene, Durham: Duke University Press, 2016, p. 120.

23 Plumwood, Val, « Human vulnerability and the experience of being prey », Quadrant, vol. 29, no 3, 1995, p. 18. Traduction française « Dans la peau d’une proie », Revue du Crieur, no 17, 2020.

24 Jacques Derrida, Circonfession, in Geoffrey Bennington et Jacques Derrida, Jacques Derrida, Paris: Seuil, 1991, p. 28.

25 Fanny Liatard et Jérémy Trouilh, Gagarine, UniFrance, 2021.

26 Jacques Rancière, La mésentente, Paris: Galilée, 1995, p. 31.