Suite à l’une des guerres les plus longues du XXe siècle (la guerre Iran-Irak 1980-1988), l’Iran s’est jeté dans les bras des politiques néolibérales, afin de reconstruire son économie. Un fossé grandissant s’est creusé entre le peuple et les gouvernants en cheville avec une bourgeoisie affairiste. Depuis la fin de cette guerre, l’Iran a connu deux épisodes importants de manifestations populaires : le premier est celui du Mouvement vert (2009) ; le deuxième, un mouvement diffus d’émeutes qui s’est étalé sur deux ou trois ans (2017-19).

Ces deux mouvements de contestation, bien que reposant sur des facteurs historiques différents, partagent un fond qui est le rejet des politiques mises en place par la République islamique. Qu’il s’agisse des classes sociales les plus modestes ou de la classe moyenne urbaine, la revendication de liberté politique et de droits fondamentaux se conjugue avec la protestation contre la vie chère et les politiques économiques menées par le régime.

Seule une frange minoritaire, mais au pouvoir, de la société iranienne soutient la stabilité politique. Par une nouvelle alliance entre le nationalisme et la religion, on assiste à un certain retour de l’empire chiite/perse, qui justifie les interventions militaires du corps des Gardiens de la révolution islamique dans la région. Au moment où les barbaries de Daesh suscitent la peur au sein de la société iranienne, instrumentalisant cette situation, ils prônent l’idée d’un réformisme lent.

Jouant d’une alliance entre certains islamistes et le capitalisme télé-technologique, ils sont nombreux ceux qui, parmi les représentants de la République islamique (mais aussi parmi les classes qui se sont alliées aux intérêts économiques de l’État), aspirent à intégrer le pays dans le marché mondial pour assurer la survie du régime. Lassés des aventures des fondamentalistes, certains nouveaux riches islamistes et technocrates songent à faire de l’Iran, sinon une Chine musulmane, du moins une certaine Malaisie qui s’accommoderait enfin de la logique du marché néolibéral. N’oublions pas que l’accord nucléaire historique de 2015 signé par le président Hassan Rohani avait justement pour but la survie du régime en favorisant l’investissement international en Iran et la mise en place d’une société de consommation. Précisons toutefois que cet accord promettant l’ouverture du pays avait reçu le soutien de la population.

L’échec mémorable de cet accord a réveillé les tensions entre la population et ses dirigeants. Il semble donc que l’utopie révolutionnaire, confisquée par les khomeinistes en 1980, continue de s’exprimer de maintes façons par les votes d’opposition, les manifestations, les débats et les caricatures dans les réseaux sociaux en dépit de la répression, la falsification des votes, les emprisonnements. Ces mouvements sont menés par les opposants à un régime qui s’est donné dès le départ comme mission d’instaurer une communauté islamique éliminant les femmes, les minorités sexuelles, les minorités ethnico-religieuses, les dissidents politiques, les activistes des droits de l’Homme et de l’environnement, etc.

Les fragmentations de la société iranienne que nous traitons dans ce dossier, ne relèvent pas uniquement de la mutation sociale engendrée par la République islamique, elles s’inscrivent dans la longue histoire de la modernité iranienne exercée dès le gouvernement de Reza Chah, au pouvoir de 1925 à 1941. Précisons que l’idéal révolutionnaire en Iran remonte à la Révolution constitutionnelle (1905-1911) qui a doté l’Iran d’une Constitution. Quel est le sort de ces mouvements contestataires dans l’Iran contemporain ? Où et comment se sont multipliées les formes de résistance, après les répressions sanglantes par le régime des manifestations de ces dernières années (2009 et 2017-19) ? Quels sont les ferments de ces contestations ? Quels sont les récits qui dessinent aujourd’hui d’autres manières d’être iranien ?

Depuis le dernier dossier de la revue Multitudes consacré à l’Iran et au Mouvement vert (2009), la situation économique et sociale s’est dégradée, des opposants ont changé de camp, le dynamisme politique de la société passe par des hauts et des bas.

Dans cette Majeure, à l’heure où tous les regards semblent focalisés sur la renégociation de l’accord nucléaire rompu par Trump en 2018, nous avons choisi de privilégier, sans toutefois négliger cette dimension géopolitique, un regard sur la société iranienne et ses dynamismes propres – élément déterminant à prendre en compte dans l’analyse de la situation iranienne et ses évolutions politiques. Aussi avons-nous donné majoritairement la parole aux Iraniens et Iraniennes vivant en Iran et/ou hors d’Iran mais gardant des liens réguliers avec leur pays d’origine, sur des sujets sociaux et politiques contemporains.

Nous avons demandé aux auteurs d’orienter leurs articles sur des points critiques générateurs de tensions et révélateurs de clivages à l’intérieur de la société iranienne : l’impuissance du régime à réaliser un État-nation qu’il appelle cependant de ses vœux ; les discordances entre les représentations esthético-politiques (Behrang Pourhosseini) ; les conséquences des politiques économiques néo-libérales menées par la République islamique (Morad Farhadpour), les contradictions, dans les quartiers populaires, entre la loyauté des bassidjis (milice islamique) envers l’État et leur critique d’une politique inégalitaire (Ahmad Moradi) ; les désaccords entre les orientations idéologiques de la République islamique et les souhaits profonds de pans entiers de la société (Chahla Chafiq) ; les foyers de contestation émanant des femmes (Parvin Ardalan), des minorités ethniques et des communautés multiples (Somayeh Rostampour) ; les artistes qui croisent sur un mode critique et inventif musique et poésie en revisitant un héritage soufi (Gaëtane Lamarche-Vadel) ; enfin, les divergences d’intérêt entre la société et les gouvernants quant à la géopolitique de l’Iran aux niveaux international et du Moyen-Orient (Clément Therme).