L’homme transitionnel de la communication
Nous ne savons pas très bien ce que média veut dire. Cette prothèse, ou cette réalité intermédiaire insinuée entre le vaste monde réel et nos esprits n’est pas exactement bonne à penser, si nous en croyons les détestations autant que les incantations périodiquement adressées à ces corps hybrides accusés de toutes les machinations : « maudits médias », pense spontanément la doxa, mais ce sont les mêmes qui s’enthousiasment pour les promesses toujours très vendeuses des N.T.I.C. (Nouvelles technologies de l’information et de la communication). L’émergence tardive des disciplines qui prétendent en traiter, aujourd’hui enseignées partout au même rang que la sociologie ou la sémiotique, est encore trop récente pour leur conférer le nom de sciences ; et la constitution autour de Régis Debray et de la revue Médium d’une « médiologie » n’a pas davantage abouti à délimiter clairement un champ d’études ou de pertinence : où commence, où s’arrête la fonction média ? La bicyclette, une route, le réseau postal, une scène de théâtre ou Internet entrent-ils également dans ce mot-valise ? Communiquer, c’est mettre ou avoir en commun Pour esquisser une première clarification, il faudrait commencer par disjoindre aussi nettement que possible ces mots qu’on associe d’une fraîche haleine : information-et-communication. Nos médias ont (au moins) une double fonction : celle, émergente et noble, de nous informer ; celle plus obscure, mal dite et peut-être maudite, de nous conformer et de nous fondre aux autres, en nous replongeant dans la masse et les états indistincts d’un Ça collectif, où les contours individuels s’estompent et tendent à fusionner. Les jeux de bascule entre ces deux régimes découlent d’une thèse que je crois fondamentale, mais dont notre discipline peine à tirer toute les conséquences : celle du primat de la relation. Aucune existence ne peut se développer isolément, et notre individuation est largement un trompe-l’œil : vivre c’est s’unir et se grouper, croître ou grandir c’est s’abriter sous plus grand que soi, et le verbe je suis, pour chacun d’entre nous, a d’abord conjugué la première personne du verbe suivre… Notre modèle typiquement secondaire d’un sujet rationnel, verbal, capable d’argumenter dans « l’espace public » cher à Jürgen Habermas (professeur d’ingénuité en matière de réflexion sur les médias), oublie l’origine foncièrement impure de cette individuation, elle-même extraordinairement précaire. Ces origines sont archaïques ? Souvenons-nous toujours que l’archaïque est moins le révolu que le sous-jacent, qui fait régulièrement retour. L’exigence relationnelle vitale, et inéliminable de nos existences, force donc à reconsidérer quelques notions, peu flatteuses sans doute, mais qui posent un problème récurrent quand on cherche ce que communiquer veut dire : le mimétisme, l’influence, la contagion des affects, les aspects massifs (molaires, magmatiques) en nous et hors de nous d’états ou de comportements primaires, se communiquent d’autant mieux qu’ils ne se détachent pas en informations objectives, articulables, pensables, qu’ils ne s’impriment pas sur l’écran de notre conscience en claires représentations. Longtemps nos philosophes de la communication (mais sans doute est-ce en train de changer) ont appuyé leurs études sur une conception intellectualiste et beaucoup trop secondaire du sujet des médias ; il est crucial de tordre le bâton dans l’autre sens en abordant la communication par le bas, à partir de l’infra-verbal, des comportements animaux, du bouillonnement des affects qui se laissent si mal analyser, des exigences élémentaires de la relation et du lien, en bref de tout ce que Freud a regroupé au chapitre ou à l’étage des processus primaires – en veillant lui-même à verrouiller la cure par un protocole ou un cadre typiquement secondaires. Communiquer selon cette approche, ce serait d’abord mettre ou avoir en commun ; or ce comme-un accède mal au monde logico-langagier où l’on compte, où l’on distingue et énumére des entités séparées, des valeurs discrètes, oppositionnelles et articulables telles que les phonèmes, puis les mots et les nombres, qui engendreront l’ordre des raisons et le jeu des idées… Cet étage secondaire de la culture n’est pas une valeur stable, toute une part de nous-mêmes n’en a cure et l’ignorera toujours, au point que le soi-disant sujet en dépose périodiquement le fardeau : le sommeil et les magmas du rêve, mais aussi ces états modifiés de conscience que procurent l’hypnose, la transe, la possession par les affects, par l’élation amoureuse ou diverses drogues, constituent autant de réponses à cette « fatigue d’être soi » analysée notamment par Alain Ehrenberg. L’esprit critique et la délibération rationnelle ne sont pas des conquêtes durables, ni inconditionnelles. Dans le rire, la musique, le fun, les croyances collectives qui commencent aux rumeurs, dans les grandes déferlantes de la religion ou des idéologies pourvoyeuses d’enthousiasme, nous sommes heureux de nous délester de nos performances secondaires au profit de possessions ou de participations plus chaudes. Nos liens vitaux ne sont pas fondés sur la raison ni l’usage critique ; nos élans, nos désirs, nos amours et nos préférences, non plus. On aurait donc intérêt à resserrer, et réserver, le terme galvaudé de communication à ces usages antagonistes-complémentaires de nos médias qu’on dit d’information. La valeur clairement secondaire de l’information relève notamment du vrai ou du faux – et que de débats pour décider si les médias nous mentent, ou nous mènent en bateau… Mais à l’étage primaire de la communication, cette valeur de vérité n’a simplement pas cours : une relation peut être qualifiée de chaude, « cool », authentique ou insupportable, moins facilement de vraie ou fausse ; un amour, un chant, un penchant, une religion ou une préférence ne sont ni vrais ni faux, ils expriment un caractère et apportent un charme, en modifiant éventuellement les cadres et les rythmes de notre conscience. Une bonne part de notre presse est au service de ces états modifiés de conscience, et du « comme-un », en nous proposant des pôles d’identification, d’attraction, d’attention, d’influence religieuse-idéologique ou bêtement de consommation par la mode ou la multiplication des simulacres venus des stars et des vedettes. En court-circuitant par l’image fixe ou animée, ou par une musique omniprésente sur les ondes, les instances plus secondaires du discours, cette communication largement analogique-indicielle disqualifie voire décapite l’esprit critique ; la force d’attraction du pôle primaire a la puissance d’entraînement du rêve, de la pulsion sexuelle, du rire ou du mot d’esprit : comment résister à des images glamour ou sexy, comment réfuter une blague, ou argumenter contre une assemblée de rieurs, ou de rêveurs, ou de fanatiques ? On tentera aussi vainement, ou difficilement, de faufiler une information ou une proposition artistique dans le battage médiatique et le tapage conformisant de la musak. Ces « armes de distraction massive » qui nous proposent un lien, une participation directe, ici et maintenant, un ravissement émotionnel ou une vibration synchrone l’emportent généralement sur le travail de la réflexion et sur les constructions sémiotiques sophistiquées, plus abstraites et en différé, de la représentation. Ce travail typiquement secondaire appelé représentation implique une distance, une distribution des rôles et des places, un différé préféré au direct, une élaboration sémiotique complexe et, spécifiquement, la construction d’un sujet qui se crée et se perfectionne lui-même en construisant en vis-à-vis ses objets ; rien de cela n’intéresse vraiment la culture de masse – celle qui cultive, en nous et hors de nous, des états massifiants et molaires de comportements et de pensée. Les injonctions, distinctions ou précautions venues des instances secondaires ont pour cette « culture » à peu près l’importance des paroles d’un air de rock auprès d’enthousiastes danseurs : leur écoute ne s’attache pas aux mots, « ça communique » entre eux sans passer par la tête. Représentation versus participation Il est frappant que le verbe communiquer, contrairement à informer, se conjugue facilement sur ce mode impersonnel du ça (freudien ?), sans mention de sujet ni d’objet. Il arrive que la communication, dans les formes extrêmes de la transe musicale, religieuse, amoureuse ou de l’extase, nous saisisse en décapitant (provisoirement) ses « sujets ». Agglutinés dans le « comme-un », nous agissons et pensons fondus au gros animal (comme on lit chez Platon), à la communauté indistincte des récepteurs. On a longtemps appelé masse cette prise collective identifiée comme dangereuse, mais aussi pourvoyeuse d’idoles, de visions ou de paroxysmes fous, et génératrice d’inavouables plaisirs ; l’énergie de la masse démultiplie celle des individus qui se dépassent sous l’influence (le flux) du collectif, pour le meilleur et pour le pire : lynchages, héroïsmes guerriers, paniques, délires des supporters, chant choral ou adoration du Führer… Cette jouissance de (re)devenir massif est régressive sans doute, mais économique au sens de Freud, elle correspond à un plaisir d’épargne ou de moindre dépense secondaire : s’il est fatiguant de s’informer, de veiller en solitaire, de maintenir ses distances, de respecter les codes et les limites, en un mot « d’être soi », il semble en revanche gratifiant voire exaltant de s’abandonner sans réserve à la fusion, au mimétisme, au conformisme dans les déferlantes de l’influence communautaire ou collective. Notre couple de la communication et de l’information apparaît donc typiquement antagoniste-complémentaire : la première précède nécessairement la seconde, et peut l’engloutir ; l’une est première et primaire, l’autre secondaire au sens de Freud ; l’une travaille sur la relation (ni vraie ni fausse), l’autre sur des contenus (vrais ou faux) ; l’une obéit au principe de plaisir en proposant un circuit plus court, un présent plus intense, une communauté à moindres frais puisque réduite aux affects, l’autre accède au principe de réalité… L’information nous complique le monde, la communication le rapetisse, le simplifie. On comprend que la presse ou les médias qui recherchent l’audience résistent mal aux séductions et aux accomplissements plus immédiats de la com : la résonance préférée aux raisonnements, le massage substitué au message, le direct au différé, l’évidence d’une présence aux frustrations ou aux sophistications de la représentation, le narcissisme et les valeurs villageoises ou domestiques du chez soi aux ouvertures sur un monde plus lointain, par définition incompréhensible ou dérangeant, la chaleur et la gentillesse participatives aux complications de la culture intello… Promenez-vous sur la bande FM : combien de contenus d’information, parmi les chaînes ou les sites qui ciblent sur l’entre-soi, la musique facile ou la distraction ? Embrassez du regard l’achalandage d’un kiosque de journaux : est-ce ainsi que les hommes lisent ? « L’important c’est de vibrer », afficha jadis la chaîne-radio RTL, sans mesurer peut-être ce que ce slogan avait de dévastateur auprès de récepteurs traités en vibreurs, autant dire en chiens de Pavlov. Il serait trop long de développer ici ce qu’on perd à vibrer : en deux mots, le propre d’un processus informationnel est d’interposer entre le message et son récepteur la grille d’un code, et plus généralement un acte d’interprétation, qui figure notre marge de liberté ou l’épaisseur de notre « monde propre ». L’information c’est ce que chacun traite en fonction de ses propre curiosités, urgences ou compétences, et donc ce qu’il peut laisser tomber ; le non-traitement, l’ignorance ou l’absence d’intérêt font justement partie du traitement. Processus symbolique de part en part, l’information ne me contraint pas, je peux toujours la refuser, ou lui donner une interprétation extravagante (réception des attentats du 11 septembre selon les régions du monde, par exemple) ; l’information au sens strict du mot ne me touche que dans mes représentations, qui constituent l’étage symbolique de mon organisation, non dans mon corps physique. Si je reçois un coup en revanche qui me blesse ou me fait tomber, je n’ai pas, face à la violence, le choix de cette première réponse (la boule de billard A frappant la boule B lui imprime ou lui communique une trajectoire que celle-ci n’a pas la liberté de choisir). Nous dirons qu’au rebours de cette relation purement énergétique, le plan de l’information n’est pas physique mais sémiotique : c’est l’homme agissant sur l’homme par le détour des signes, misant donc sur sa capacité de traitement, d’interprétation ou de recadrage. Par l’art des avant-gardes autant que par l’essor des technologies de la communication, la montée du direct rongeant de mille manières la séculaire graphosphère (l’ordre du livre, de la presse imprimée et des médias qui, comme le théâtre, gravitent autour), on sait que le xxe siècle aura multiplié les attaques contre les dispositifs représentatifs dans les trois domaines, étroitement corrélés, du médiatique, du politique et de l’artistique. Cette triple crise de la représentation substitue par exemple aux antiques dramaturgies d’une scène majestueuse et sage, visible à bonne distance, la rafale plus directe et énergétique des coups : coups de cœur, coups de pub, coups de bluff… Walter Benjamin remarquait déjà (pour le déplorer) que le jeune cinématographe sacrifiait trop aux chocs visuels. Ce régime nous change en zappeurs impatients, en partenaires excités : l’important c’est d’être ému, de venir au contact et de participer ! J’ai défendu en 2006 dans La Crise de la représentation cette dernière contre les tyrannies du présent, de la présence et d’un direct tambourinant, sans souligner assez que ce que nos contemporains perdent en représentation (en spectacle) est regagné peut-être en participation. Ce tournant caractérise notamment les nouvelles technologies numériques, qui tendent à estomper les distinctions de l’émetteur et du récepteur, du professionnel, de l’amateur et du profane. C’est ainsi que le e-learning ou le e-journalisme menacent frontalement d’anciennes corporations ou cléricatures qui pouvaient se prévaloir d’un surplomb culturel et organisateur dans les actes, ô combien symboliques ! de l’acquisition du savoir, de l’information et de la transmission. Si l’un des traits les moins contestables de la démocratie (notion aussi éculée peut-être que celle, inséparable, de communication) tient au nivellement ou plutôt à la mise à niveau des conditions, il est évident que les usagers d’Internet s’équipent pour devenir des créateurs, des éditeurs ou des auteurs impatients de rivaliser avec les anciens gate-keepers détenteurs de la légitimité culturelle. Il conviendrait ici, dans le cadre de ce numéro, de se demander si Internet ne fonctionnerait pas comme médium plutôt que comme média ? Et de réfléchir à ce que cette notion, demeurée mystérieuse, de médium apporterait à nos études, pour mieux documenter les phénomènes d’influence, de participation, de mimétisme ou d’identification qui figurent la part maudite de nos médias, mais aussi le comble de la communication. C’est moins Freud, sur cette pente, que Puységur, Mesmer ou Gabriel Tarde qui nous aideraient à mieux comprendre à quel point homo homini medium – l’homme est pour l’homme un médium. La notion mal formée d’hypnose, à l’origine refoulée de la découverte freudienne, mériterait éminemment d’être revisitée, et dépouillée (comme celle, connexe, d’influence) de ses oripeaux de foire et d’une manipulation imputée à de douteux sorciers. Il est symptômatique qu’une des œuvres les plus utiles aux jeunes « sciences de la communication », celle de l’École de Palo-Alto et notamment l’ouvrage (rédigé par Watzlawick, Beavin et Jackson) Une Logique de la communication (en anglais, Pragmatics of Human Communication), se place sous l’axiome princeps du primat de la relation, et soit dédié à l’hypnotiste Milton Erickson. Dans la relation thérapeutique proposée par la cure ericksonienne, qui ne se souciait pas vraiment d’accéder à la catharsis logico-langagière, la représentation semble s’abolir au profit d’une empathie et d’un mimétisme qui mettent à mal les notions d’individu ou de personne, autant que les acquis d’un « processus secondaire » et les performances symboliques dont nous nous montrons habituellement si fiers. Comment définir ce sujet de la suggestion, devenu poreux au point de perdre, justement, en définition (comme on dit d’une photo) ou en frontières ? On pourrait supposer qu’il a troqué le monde en surplomb de la représentation pour celui, horizontal et plus immanent, d’une forme d’immersion. Cette dernière notion intéresse quantité d’installations ou de dispositifs de l’art contemporain, baptisés interactifs avec l’assistance des « Nouvelles technologies », qui réactivent ou renouent avec diverses expériences vitales d’immersion dans une bulle sécuritaire : la solidarité dans une équipe ou un parti, l’imbrication mère/nourrisson, la relation amoureuse, montrent bien le soi-disant individu pris ou transi dans un bain de possession primaire sillonné de signaux, de visages et d’objets (pour lui) pertinents. Pas de sujet sans intersubjectivité, sans cet espace médial, interstitiel ou transitionnel riche de tensions contradictoires. Ce lieu enchanté, ou ce lien ensorcelé, est d’emblée saturé d’énergies mimétiques, d’appels érotiques et de pulsions concurrentielles. Comment vivre sans être attiré et graviter dans l’orbite d’un autre ? Nous considérerons donc dans la « sexualité d’objet », distinguée par Freud, une érotique secondaire destinée à aufheben (supprimer-englober) une libido primaire autrement ravageuse : identificatoire, orale-fusionnelle, sans cesse rallumée pour nous ramener à l’infra-monde des nobjets. Immersions dans le monde-de-la-vie Qu’est-ce qu’un « nobjet » ? Cela que cherche également à cerner la notion de média, ou mieux de medium. « Les seuls à utiliser encore le concept de “medium” pour l’être humain, ce sont malheureusement les occultistes », remarque en passant Peter Sloterdijk dans son Essai d’intoxication volontaire. Nous appellerons nobjet, dans une relation duelle, la présence non-confrontative de l’autre, musique pour les oreilles, eau pour le poisson. On s’immerge, on habite, on évolue dans l’élément (le milieu, l’environnement) du nobjet. Or celui qui vit dans la solution ne comprend pas où est le problème ! Et aucun poisson ne fera la théorie d’H2O… Très en deçà de la vision, ou d’une station en vis-à-vis, nos nobjets tendent à glisser hors du champ de conscience ; ils demeurent implicites, enfouis dans le Lebenswelt ou cette sphère vitale primaire qui constitue notre monde propre. N’invoquons aucun « refoulement » ; trop connu pour être reconnu, le nobjet insiste pour chacun sur le mode du milieu, de l’environnement ou de la donation originaire du-monde-de-la-vie, or la-vie ne se représente pas : fond sous toutes les figures, medium ou foncier… On y placera aussi l’écoumène, mot tiré du grec oikos, notre première maison. Rappelons, dans ces parages, à quel point nos métaphores de la communication sont de l’ordre liquide, on se met « au courant », on navigue sur Internet, ou sur les ondes, la télévision est un robinet à images, les données sont des flux… Cette fluidification contraste fortement avec les valeurs de l’information, moins floues et carrément plus sèches. Il semble donc difficile de ponctuer les opérateurs d’une communication réussie en termes d’outils, d’agents, ou de relations de sujet à objet. Tout se passe comme si la sorcellerie communicationnelle ramenait en deçà, dans les parages d’un ça ou de processus primaires où ces distinctions n’ont pas encore cours. « Ça communique » comme on dit aussi qu’il pleut, ou qu’il vente : la merveilleuse grammaire des verbes de climat nous rappelle que la com, chose impersonnelle ou processus sans sujet, veut avant tout créer une ambiance ou une atmosphère ; ou que les industries de la climatisation, cruciales en notre époque de réchauffement, et celles de la com se développent de pair. Déplions en effet pour finir le troisième terme enfoui dans notre chaîne : médias, médium, milieu. Les technologies de la communication constituent l’écologie ou le milieu nourricier de nos esprits, qui entretiennent avec elles la relation du vivant à son environnement ; relation elle-même difficile à ponctuer, sans rien de déterministe ni de linéaire. Il faut imaginer homo faber, devenu communicans, animant son outil en le courbant à son image ou à son souffle ; les objets auxquels nous nous accouplons préférentiellement (maisons, voitures, instruments de musique, téléphone portables, ordinateurs…) deviennent virtuellement nos jumeaux ontologiques, nos compléments narcissiques, enveloppes ou prothèses. Créer par leur truchement revient à animer – à habiter. Retour à l’ancienne magie ? Désir plutôt d’un médium ou d’un double que nous fantasmons sur le mode placentaire, depuis la nidification fœtale. Là où était le ça, le je doit advenir… Développons le mot d’ordre freudien : là où était cette nidification doivent advenir la maison, la relation symbolique et technique, un monde d’objets appareillés. Homo communicans participe d’une subjectivité répartie, il se laisse traverser et transir par l’espace de résonance où baignent ses semblables. Notre intelligence ne fonctionne que connectée et les cerveaux, comme les parties génitales, exigent l’accouplement. Un cerveau est le média ou le complément des opérations d’un autre cerveau – le « Je pense » relevant d’une autonomie tardive, assez exceptionnelle. Comment notre raison analytique et séparante pensera-t-elle sans réduction ce pacte ou cette copule d’une relation à l’origine tissée par nos milieux ? Avec quel pronom l’homme transitionnel de la communication conjugue-t-il ses opérations, je, il, nous, on, ça ? Onde ou corpuscule ? L’enquête médiologique force le philosophe à penser l’entre-deux des milieux, à quitter une grammaire de la substance, du sol, de l’essence ou de l’individu, en direction d’une dé-fondation. Ces apories posées à notre raison, et à ses catégories secondaires, font songer qu’on en rencontre d’aussi redoutables du côté des composants ultimes de la matière. En deçà des atomes, où l’on voyait depuis Démocrite de bons et loyaux objets, la physique quantique a mis en évidence des phénomènes autrement traîtres ou déroutants : que penser par exemple des deux états du flux photonique de la lumière, alternativement ou plutôt à la fois ondulatoire et corpusculaire ? Il est fascinant de penser que, tels ces grains ultimes de la matière, nous aussi présentons au regard de nos communications deux modes d’existence : tantôt corpuscules, nous jouons à être des sujets plus ou moins autonomes, dotés d’un esprit critique capable de « raisonnement » ; mais celui-ci a tôt fait de se changer en résonance au contact de l’onde qui nous traverse, qui nous déborde ou nous ravit, chaque fois par exemple qu’au stade ou au concert nous consentons à nous laisser porter par la vague – matérialisée sur les gradins par une spectaculaire et sonore Olla ! Ou que, devant nos écrans, nous obéissons docilement, somnambuliquement à la synchronisation de nos émotions par une actualité pressante ou forte – attentats terroristes, élections présidentielles, finale à Roland Garros… (Les reportages sportifs ont-ils pour première fonction de nous informer ou de nous synchroniser ?) Un mouvement de bourse, la soudaine popularité d’une vedette du show biz, le lancement d’une mode ou d’un best-seller relèvent de ces mêmes accroches ou addictions mimétiques, grosses de jouissances primaires autant que d’angoisses paniques. Une société, c’est d’abord des millions de cœurs aux battements synchrones, un ensemble de gens qu’exaltent ou dépriment en même temps les bonnes et les mauvaises nouvelles, qui partagent le même bain sonore, visuel, gustatif, mémoriel et qui, solidaires malgré eux et réagissant aux mêmes signaux, ne peuvent pas ne pas s’influencer. Cette polarisation des affects, ou climatisation des émotions, oblige à tempérer les discours sur l’individualisme postmoderne. Les mêmes médias dont on espère l’émancipation du sujet, l’émergence d’un espace public et d’un esprit critique, ne cessent en sous-main de nous formater et conformiser. Je me crois corpuscule parmi des millions d’autres dans le vaste tout, car telle est la hiérarchie que ma conscience ou mon éducation m’imposent de penser, et que là où était l’onde, le corpuscule doit advenir. Mais dans le grand bain de la communication, les ondes prennent une réalité physique, hertzienne, électromagnétique, et les récepteurs que nous sommes ne cessent de résonner et de vibrer : de l’océan de nos relations primaires, vitales, nous émergeons périodiquement comme individus et sujets, avant de replonger et de nous laisser porter. Un même primat de la relation règle nos médias comme notre existence. Il semble même, parfois, que ma parole ou mes pensées (possessif douteux !) me traversent comme offertes et remportées par une mer écumeuse qui roule profondément, souterrainement – et que sait le corpuscule de l’onde, ou le bouchon de la mer ?