Majeure 36. Google et au-delà

Google en parfait modèle du capitalisme cognitif

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Le livre de Bernard Girard, Une révolution du management, le modèle Google est devenu en peu de temps une référence dans les univers des grandes entreprises en France, Google y incarnant désormais le symbole même de l’organisation post-industrielle[1]. Au point que cet ouvrage, édité une première fois en 2004, a été réédité, il y a un an, enrichi d’une description des « 12 méthodes de management iconoclastes de Google, applicables à tout type de société ». De fait, les plus en pointe des décideurs patentés ès marketing, relations clients, ressources humaines ou même recherche & développement, y puisent allègrement de quoi pimenter leur quête de ce qu’ils appellent l’excellence, tant en matière de profit que de séduction et de contrôle fin de leurs collaborateurs. C’est pourquoi nous avons interrogé Girard, lui-même consultant en management qui, dans son propre blog, tente toujours de préserver son regard critique. Soit un court entretien qui s’avère une simple et néanmoins fort pertinente révision de ce qu’est une entreprise à l’ère du capitalisme cognitif.

Multitudes : Bernard Girard, pourquoi allez-vous jusqu’à parler de «révolution du management » dans votre livre ?

Bernard Girard : Tout simplement parce que Google fait, dans de nombreux domaines, comme la gestion des utilisateurs, de ses personnels et de ses produits, autrement que les autres. Cette entreprise a progressivement mis en place des techniques de management qui résolvent des problèmes que rencontrent des entreprises dont la principale activité est intellectuelle, dont le capital est d’abord humain et dont la valeur repose sur leur capacité à innover.

M. : Vous avez enrichi la dernière édition de votre ouvrage de « 12 méthodes de management iconoclaste de Google, applicables à tout type de société », pourriez-vous nous en détailler trois parmi les plus révolutionnaires, parmi les plus surprenantes, parmi les plus décapantes ?

B. G. : La plus surprenante est sans doute cette règle qui invite les ingénieurs à consacrer 20% de leur temps de travail à des projets personnels. Ce n’est pas une complète nouveauté (3M applique depuis de nombreuses années une règle voisine dans ses laboratoires de recherche), mais jamais une entreprise ne l’avait appliquée à autant de monde. Cette règle n’est pas simplement séduisante, elle est efficace :

Elle permet, d’abord, d’attirer et de retenir les ingénieurs dans une industrie qui connaît traditionnellement un turn-over élevé. Quoi de plus « sexy », pour un jeune diplômé, que de travailler dans une entreprise qui vous laisse une journée pour faire ce que vous voulez ?

Elle permet ensuite, et surtout, de mobiliser l’imagination de ses ingénieurs. Dans une entreprise ordinaire, lorsqu’un ingénieur a une idée, il a peu de chances de la voir retenue par la hiérarchie, dont les objectifs ont été fixés à trois ou cinq ans. Elle est en général mise au panier. Au mieux, l’ingénieur peut, s’il n’est pas soumis à une clause de non-concurrence, aller la développer ailleurs, chez un concurrent ou dans une start-up. À l’inverse, cette règle donne aux ingénieurs de Google la possibilité de développer leur idée et de la tester. Plusieurs produits de Google sont le fruit de cette règle.

Elle est, enfin, un puissant outil de productivité : le salarié qui veut profiter de ces 20% doit réaliser le reste de son travail en 80% de son temps, ce qui l’oblige à aller vite, droit au but.

Une autre règle est très intéressante, mais un peu plus technique, celle dite du « couteau suisse », qui permet de résoudre le problème de la complexité que connaissent toutes les entreprises de nouvelles technologies et qui bride leur capacité à innover. Ce problème peut être résumé de la manière suivante : les produits de haute technologie sont comme une montre mécanique. Si l’on veut les faire évoluer, il faut sans cesse en revoir tout le mécanisme, ce qui est très coûteux et demande beaucoup de temps. Google a choisi de construire son offre sur le modèle du couteau suisse, sur lequel on peut ajouter ou retirer des outils sans impact sur l’ensemble. Cette approche permet évidemment de faire évoluer très rapidement l’offre au plus près des attentes des utilisateurs ; ce que ne sait pas faire, par exemple, Microsoft, qui doit mettre plusieurs années avant de livrer une nouvelle version de ses grands produits.

Une autre règle importante est celle de la gestion par la réputation. La plupart des entreprises tentent de motiver leurs salariés en jouant sur les rémunérations, en leur donnant des primes (motivation externe) ou en leur donnant un travail qui leur permet de satisfaire leurs attentes personnelles (motivation interne). Google a mis au point une organisation (petits groupes, projets courts évalués par des pairs, recrutements de salariés de très haut niveau) qui lui permet d’utiliser le souci que chacun a de sa bonne réputation comme d’un levier pour motiver ses salariés. Comme l’opinion de mes collègues compte pour moi (d’autant plus qu’ils sont tous de très haut niveau) et que je suis en permanence soumis à leur jugement, je fais des efforts pour être à la hauteur.

On devrait aussi citer ces méthodes qui mettent les comportements des utilisateurs au centre de l’entreprise. Et ceci non pas par des mots et des campagnes de communication, comme ailleurs, mais grâce à une automatisation complète qui permet de suivre à tout moment les comportements de chacun, et d’y adapter services et produits.

M. : Google est-il pour vous le plus parfait modèle de l’entreprise du « capitalisme cognitif », enterrant définitivement le capitalisme « fordiste », dont le modèle, on le voit avec la crise, perdure dans bien des têtes ?

B. G. : Le capitalisme fordiste n’est qu’un souvenir. Les frontières entre les activités industrielles et les activités cognitives (financières, informatiques …) sont depuis longtemps brouillées, comme en témoignent les bilans des grandes entreprises industrielles qui tirent une part croissante de leur chiffre d’affaires et de leurs bénéfices de leurs activités « cognitives », financières, informatiques… À ce propos, il faut imaginer le poids de la finance dans les résultats de Peugeot, ceux de l’informatique dans les résultats de Dassault. Le management moderne s’est adapté à ce changement, mais au prix d’une aporie majeure : le capitalisme cognitif demande que l’on traite les individus comme une fin (les missions qu’on leur confie exigent autonomie, esprit d’initiative…), mais les structures hiérarchiques continuent de les traiter comme une ressource, comme un moyen dont la hiérarchie peut disposer comme elle l’entend.

Le modèle créé par Google limite les risques de voir cette aporie se développer. Je précise que si ce modèle est particulièrement bien mis en valeur chez Google, on en trouve des variantes dans d’autres entreprises, comme chez Amazon.

Google a par ailleurs établi, grâce à la collecte permanente d’informations sur leurs pratiques, une nouvelle relation avec les usagers, qui permet d’ajuster en permanence ses produits à leurs attentes, alors que dans les entreprises plus traditionnelles, le management est en général très éloigné des usagers, dont il ne connaît les pratiques que très indirectement.

M. : L’entreprise Google, on le sait, est cotée en bourse. Par rapport à des sociétés comme Toyota ou France Télécom, en deux mots, qu’est-ce qui fait sa valeur ? Et surtout cette valeur, reposant sur des actifs immatériels, n’est-elle pas plus fragile en période de crise ? Autrement dit : pensez-vous que Google va beaucoup souffrir de la crise en 2009 et pourquoi ?

B. G. : Il y a là deux questions. Le modèle économique de Google, basé sur des marchés à double versant (des annonceurs publicitaires financent des services offerts gratuitement aux usagers) est fragile dans les périodes de crise qui voient s’effondrer les budgets publicitaires. Cependant, Google devrait échapper cette fois-ci aux difficultés, parce qu’il a simultanément baissé radicalement le prix des annonces et il a considérablement amélioré leur efficacité (l’annonceur ne paie que si un internaute a cliqué sur son annonce).

La valeur de Google repose sur sa position dominante et sur sa capacité à la maintenir et à l’étendre grâce à un flux ininterrompu d’innovations. Son principal risque serait de voir émerger des technologies plus efficaces sur ses principaux marchés. En rendant plus improbable cette émergence (où sont les capitaux pour financer ces innovations?), la crise aurait plutôt tendance à le protéger et à l’aider à conforter ses positions dominantes.

J’ajouterai que ce capital repose sur les hommes, les organisations, les méthodes, les routines, sa réputation (jusqu’à présent impeccable), ses technologies propriétaires, mais aussi les équipements. L’entreprise qui voudrait aujourd’hui créer un deuxième Google devrait, par exemple, investir massivement dans les équipements informatiques.

M. : Au final, le «modèle Google », dont vous faites l’éloge, n’a-t-il pas une faille ? Et cette faille, justement, ne serait-elle pas une certaine volonté d’hégémonie en matière d’accès à l’information de tous ? Ou, du point de vue du management et des ressources humaines, un désir de «tout maîtriser » de la vie de ses ouailles (soit une autre face de son penchant hégémonique) ?

B. G. : Une remarque, d’abord sur le mot «éloge ». Il n’était pas dans mon intention en écrivant ce livre de faire le moindre éloge, mais d’analyser les méthodes qui ont permis la réussite exceptionnelle de cette entreprise. Ces méthodes sont séduisantes, mais elles ont des contreparties. Même sympathique, le management reste une technique de contrôle social. Google a inventé de nouvelles manières de contrôler la production intellectuelle, celle qu’il est le plus difficile de mesurer et d’évaluer. Mais, malgré ses déjeuners gratuits et ses investissements dans les nouvelles énergies, cette entreprise n’est pas plus le Paradis qu’une autre.

Ce modèle présente naturellement plusieurs failles. J’ai cité sa dépendance exclusive aux recettes publicitaires. Il y en a d’autres. En voici deux :

Le modèle de Google n’est efficace que s’il met à notre disposition des données gratuites. Arriver sur une page qui vous invite à acheter un article ne présente, en général, pas grand intérêt, alors que la valeur ajoutée d’un article offert gratuitement est sans équivoque. Or, ce faisant, il s’oppose aux intérêts des sociétés de droit d’auteur. Tant que cette question n’aura pas été réglée, l’ambition de Google de mettre sur le net toute la connaissance du monde sera bridée.

Ce modèle repose, par ailleurs, sur l’exploitation d’informations de nos usages. La qualité des réponses dépend d’informations que Google recueille sur les internautes (leur situation géographique, la langue qu’ils utilisent, etc.). Or, la collecte de ces informations suppose une grande confiance de la part des internautes. Celle-ci tient à ce que Google ait jusqu’à présent su protéger ces informations. Il n’est pas certain que ce sera toujours le cas.

Un dernier mot sur la notion d’hégémonie. Microsoft a certainement une volonté d’hégémonie sur ses marchés. Je ne suis pas sûr que ce soit tout à fait le cas de Google, que je vois plus comme un explorateur, une sorte de Christophe Colomb parti à la découverte d’un nouveau monde, celui de la vie et du travail sur le Web.

Propos recueillis par Ariel Kyrou.

Le blog de l’auteur : http://www.bernardgirard.com /

Notes

[1] Bernard Girard, Une révolution du management : le modèle Google, M21 Éditions, 2008.Retour