Dans son ouvrage Liberal Democracy and the Social Acceleration of Time, William Scheuerman montre que « le déphasage entre la temporalité relativement lente de la démocratie délibérative, d’un côté, et, de l’autre, la dynamique à grande vitesse du capitalisme et du système des États-nations modernes représente une source importante de fragilité pour la politique délibérative »[1]. Il analyse de nombreux aspects de cette fragilisation : la traditionnelle séparation des pouvoirs tend à se recomposer autour d’un renforcement de l’exécutif, chargé de faire face à un état d’urgence permanent ; une partie des réglementations mises en place à travers les processus législatifs s’avère obsolète avant d’entrer en vigueur ; la politique devient davantage une affaire d’administration des incessantes « crises » économiques qu’un débat sur la meilleure forme d’organisation de la société à venir.
En parallèle avec les travaux de Hartmut Rosa sur les Sociétés à Grande Vitesse (SGV), avec qui il a co-signé une anthologie[2], William Scheuerman souligne qu’« étant donné les pressions temporelles de la société contemporaine, de nouvelles possibilités de démocratie directe ne pourront voir le jour que si certaines de ces pressions temporelles sont allégées de façon à donner aux citoyens suffisamment de temps libre pour poursuivre des intérêts politiques. Un recours plus grand à la démocratie directe devra s’accompagner d’une certaine décélération du tempo de la vie quotidienne, et les réformes politiques doivent aller de pair avec des réformes sociales modifiant certains aspects de la temporalité sociale contemporaine »[3].
Multitudes : Quelle est la principale leçon à tirer de votre analyse des Sociétés à Grande Vitesse ?
William Scheuerman : Mon principal centre d’intérêt a été la façon dont des temporalités rivales – situées par exemples dans les domaines des politiques publiques et de l’économie – se heurtent de plusieurs manières. L’intuition de mon livre est que le capitalisme accéléré entre en conflit avec le tempo nécessairement plus lent des politiques démocratiques. Le capitalisme accéléré entre également en conflit avec de nombreux aspects de nos vies personnelles et familiales. Hartmut Rosa et moi avons souvent eu recours à la notion de rivalités rythmiques pour rendre compte de tels phénomènes, car nous ne considérons pas du tout les questions de tempo et d’irrégularités rythmiques comme dissociables dans nos analyses de l’accélération.
C’est bien au carrefour de l’accélération des tempos et de la désarticulation des rythmes que se situe la question sur laquelle se concentre mon ouvrage : si notre système politique est en train de basculer du côté d’un exécutif qui gouverne par décrets d’urgence et par mesures exceptionnelles, c’est largement parce que la grande vitesse qui régit nos changements sociaux génère une gamme croissante de dilemmes sociopolitiques qui sont, de fait, nouveaux et « exceptionnels ». La société à grande vitesse met donc en pleine lumière les problèmes de nouveauté et d’irrégularité à un degré incomparable avec ce qui caractérisait les sociétés antérieures à cette accélération. On pourrait vraiment parler ici de régime d’accélération, pour désigner ce qui se met en place sur le plan politique.
M. : Comment les choses ont-elles évolué depuis la publication de votre livre en 2004 ?
W. S. : Sans vouloir paraître arrogant, il me semble que l’effondrement financier de 2008 a confirmé les pires dangers annoncés dans mon livre. D’abord, l’effondrement financier lui-même ne s’est pas seulement déroulé selon une temporalité extrêmement rapide, il a été précipité par les technologies informatiques utilisées par les opérateurs boursiers. Dans ce domaine, les effets d’accélération dépassent aujourd’hui complètement les capacités de réaction des traders et des banquiers, même des plus « rapides » d’entre eux. On a passé ici dans des tempos et des rythmes qui sont proprement post-humains. Les journalistes emploient aujourd’hui des mots comme flash crash pour décrire ces court-circuitages rythmiques, causés par le fait d’employer des procédures informatiques automatisées pour faire le travail habituel des traders humains. Cela me semble révélateur parce que cela témoigne d’une accélération radicale des processus économiques, aux conséquences potentiellement énormes.
Par ailleurs, comme ce que je dénonçais, les gouvernements de tous les pays ont répondu à l’effondrement soudain de l’économie en se tournant vers la branche qui est habituellement – mais de façon erronée – associée à la vitesse : l’exécutif. Aux USA, par exemple, la proposition originale du Président G. W. Bush de renflouer les grosses banques prévoyait de placer une autorité quasiment dictatoriale, échappant à tout contrôle, dans les mains du Trésor et de l’exécutif. C’est seulement à la suite d’une levée de bouclier de la part du Congrès que le Président a dû faire partiellement machine arrière et consentir à quelques limitations légales sur l’énorme pouvoir discrétionnaire accordé à certains départements. Malheureusement, la crise a confirmé ce que je dénonçais : le capitalisme à grande vitesse intensifie fortement des tendances autoritaires dans nos régimes actuels, en augmentant considérablement le pouvoir discrétionnaire de l’exécutif, ce qui pose une menace profonde à la démocratie.
Traduit par Yves Citton
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