88. Multitudes 88. Automne 2022
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Opacité et transversalité
L’amitié singulière de Félix Guattari et Édouard Glissant

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« L’ami, c’est celui qui se tourne vers l’autre. Et qui constitue l’autre. Pas forcément dans un rapport d’identification, parce que l’amitié est parallèle à un rapport agonique. Mais qui, dans ce rapport singulier à l’autre, déploie un certain univers. Dans la complicité amicale, il y a toujours un troisième terme qui est le monde que l’on est en train de tisser, que l’on est en train de travailler. [L’amitié] est là pour tendre un filet qui dépasse complètement les rapports interpersonnels et qui donne une certaine consistance à un certain type d’objets qui sont les objets conceptuels ».

Félix Guattari1

Depuis la publication du numéro spécial de Chimères en 2017, Avec Édouard Glissant, l’amitié de Félix Guattari et Édouard Glissant est devenue un fait incontournable qui demande d’être pensé à un niveau conceptuel et philosophique.

Le fait que Glissant ait approprié la notion de « rhizome » comme principe de son concept central de Relation a été depuis longtemps lu comme une influence deleuzo-guattarienne sur son œuvre. La profondeur du lien amical entre Glissant et Guattari (notamment le fait qu’ils voulaient écrire un livre ensemble) invite pourtant à penser autre chose qu’une influence unidirectionnelle – elle horizontalise, voire rhizomatise, les effets que les deux philosophes ont eu l’un sur l’autre. Comme l’affirme Sylvie Glissant, leur amitié faisait « qu’ils écrivaient « ensemble » souvent… en résonance2 ».

La transversalité guattarienne

Dans un article3 de 1964, Guattari introduit le concept de transversalité dans un contexte psychiatrique d’analyse institutionnelle autour de la notion de « groupe-sujet ». Au lieu de mettre en place une analyse de rôles, et au lieu d’appliquer, comme un « ingénieur en organisation », des théories « dites de dynamique de groupe », Guattari cherche à ouvrir le groupe sur l’auto-analyse de son désir inconscient, non pas pour y trouver une vérité stable, mais pour affirmer un moment de créativité et de restructuration possiblement permanent. La transversalité met en mouvement le groupe, le met en question à tous les niveaux, comme « principe de contestation et de redéfinition de rôles ». Concrètement, Guattari propose que le groupe tout entier, à tous les niveaux de son organisation et dans tous les sens dans lesquels il se dirige, s’interroge sur son inconscient et son désir, et effectue une « communication maximale ». 

Ainsi, Guattari introduit une stratégie qui opère une certaine déconstruction, ou déterritorialisation des structures et des identités statiques qu’un groupe s’est donné à travers des processus d’auto-bureaucratisation. L’idée de base de cette stratégie est que l’inconscient, comme l’affirme Deleuze dans sa préface à Psychanalyse et transversalité, « se rapporte directement à tout un champ social, économique et politique, plutôt qu’aux coordonnées mythiques et familiales invoquées traditionnellement par la psychanalyse ». Économie politique, libido, État, histoire, désir, institution : tout est connecté et devrait être compris ensemble, non pas d’une façon holistique ou dialectique, mais d’une façon transversale, comme des flux qui se captent et se coupent sans cesse. Comme le dit Guattari dans L’inconscient machinique : « L’inconscient je le verrais plutôt comme quelque chose qui traînerait un peu partout autour de nous, aussi bien dans les gestes, les objets quotidiens, qu’à la télé, dans l’air du temps, et même, et peut-être surtout, dans les grands problèmes de l’heure4. »

Avec son concept de transversalité, Guattari se permet donc de traverser sans hésitation les limites qui sont posées par ce qu’il juge être une organisation capitalistique des choses qui n’aboutit qu’à un refoulement et enfermement des désirs dans une homogénéisation généralisée. Il exprime la nécessité politique de sortir des champs trop circonscrits, notamment celui de la philosophie. L’effet que Guattari a eu sur Deleuze, ce qu’Éric Alliez a appelé « l’effet-Guattari-Deleuze5 », était précisément de transformer le projet deleuzien d’un élargissement de la philosophie en un projet transversal qui consiste à « faire sortir la philosophie d’elle-même ». Ainsi, Deleuze rejoint Guattari dans un « devenir-politique » de la philosophie, devenu davantage urgent après Mai 686. Il s’agit d’inventer une nouvelle forme du livre philosophique qui compose directement, transversalement, avec les strates diverses du réel. Ce livre-machine, dont l’Anti-Œdipe est le premier essai, est ce qu’ils appelleraient plus tard le livre-rhizome : « Bref, il nous semble que l’écriture ne se fera jamais assez au nom d’un dehors. Le dehors n’a pas d’image, ni de signification, ni de subjectivité. Le livre, agencement avec le dehors, contre le livre-image du monde. Un livre-rhizome, et non plus dichotome, pivotant ou fasciculé7. »

Inversement, l’effet de Deleuze sur Guattari a été une radicalisation de sa notion de transversalité. Comme le remarquent Éric Alliez et Anne Querrien : « Deleuze devient l’agent et la condition de réalité de la déterritorialisation formulée par Guattari… […] C’est la double déterritorialisation, ou, si l’on veut, l’entre-capture de la guêpe et de l’orchidée8 ». Dès lors, le concept de transversalité devient « transversalité d’instances déterritorialisées9 ». Le rhizome est la figure de cette transversalité d’instances déterritorialisées et peut ainsi passer par des pôles aussi hétérogènes que la géologie, la sémiologie, la stratégie militaire ou le nomadisme. Cette attitude audacieuse de l’analyse transversale provoque une certaine méfiance chez Glissant à l’égard du rhizome deleuzo-guattarien.

La venue du rhizome de Glissant

Dans Le discours antillais de 1981, Glissant est autant fasciné par le rhizome qu’il en est critique. Il retrouve bien dans l’analyse transversale deleuzo-guattarienne un mouvement vers l’Autre, une vraie tentative de s’engager dans une Relation. Toutefois, Deleuze et Guattari ne lui semblent pas assez impliqués dans une certaine altérité respectée, n’accueillant pas explicitement et attentivement l’« épaisse existence » de « celui qui se tait », dont ils n’attendent pas suffisamment la parole10. Les « situations autres » qui manquent dans leur analyse sont celles d’un nomadisme en souffrance et involontaire, celui de celles et ceux qui sont tourmenté·e·s par la violence de ne pas pouvoir s’enraciner.

Pour la transversalité rhizomatique de Deleuze et Guattari, l’ethnographie peut être une source utile pour penser transversalement contre les reterritorialisations du capitalisme colonial : ils s’appuient librement (transversalement) sur des écrits ethnologiques (même là où ces écrits ont une histoire douteuse, voire, parfois, ethnocentrique) pour créer des nouveaux concepts comme celui de nomadologie. Glissant, en tant que poète-philosophe martiniquais, a un rapport plus ambigu11 à l’ethnographie et se montre alors prudent : « Nous haïssons l’ethnographie : chaque fois que, s’achevant ailleurs, elle ne fertilise pas le vœu dramatique de la relation. La méfiance que nous lui vouons ne provient pas du déplaisir d’être regardés, mais de l’obscur ressentiment de ne pas voir à notre tour12. »

Cependant, Glissant reconnaît lui aussi une utilité politique de l’ethnographie, dont la poésie devrait être le modèle, car celle-ci a pour particularité d’incarner le double mouvement d’une étude de soi et d’une ouverture à l’autre, mouvement dont la poétique de la Relation est l’expression. Raison pour laquelle les moments ethnographiques de Glissant témoignent d’une transversalité analytique, voire rhizomatique, qui ne voyage pas n’importe où, mais qui se tient dans une direction déterminée : un mouvement de soi à l’Autre et du collectif au monde. Un premier moment ethnographique est Soleil de la conscience (1956), où il se déclare, non sans parodier, « ethnologue de moi-même13 ». Il y cherche une position autobiographique qui ne sera réduite ni à une identité ni à une déconstruction de l’identité, mais qui s’ouvre à la puissance créatrice d’un nouvel imaginaire poétique et chaotique, au-delà des violences coloniales. Un deuxième moment ethnographique qu’on pourrait distinguer est le Discours, fruit de ses recherches engagées en Martinique, où Glissant effectue une véritable analyse transversale de la situation actuelle et politique, dirigeant ses analyses vers un avenir et une action collective14. Toujours, Glissant tisse sa ligne transversale d’une auto-analyse à un rapport à l’Autre, s’étendant depuis son « lieu » vers une ouverture chaotique au monde. Ainsi, sa réserve par rapport au rhizome-nomade de Deleuze et Guattari semble pourtant rejoindre l’analyse transversale du groupe-sujet proposée par Guattari en 1964.

Toutefois, Glissant n’abandonne pas le rhizome. Dans le Discours, il dévoile, dans une note de bas de page, qu’il avait déjà eu une certaine idée du rhizome, mais (ironiquement) à travers l’image d’un arbre. Il cite un passage de l’Intention poétique de 1969 : « Quand je dis arbre, et quand je pense à l’arbre, je ne ressens jamais l’unique, le tronc, le mât de sève qui apposé à d’autres groupera cette étendue fendue de lumière qui est la forêt… Que j’essaie maladroit de dessiner un arbre : j’aboutirai à un pan de végétation, où seul le ciel de la page mettra un terme à la croissance indéterminée. L’unique se perd dans le tout15. »

Glissant commence à opérer une modification du rhizome, à le signer, à entrer dans le devenir de ce concept, et déclare que pour lui, le « rhizome n’est pas nomade, il s’enracine, même dans l’air ». Il ne s’agit pourtant pas simplement d’un rhizome-enraciné, car il poursuit : « mais de n’être pas une souche le prédispose à « accepter » l’inconcevable de l’autre : le bourgeon nouveau toujours possible, qui est à côté ». Voici comment l’altérité s’inscrit au moment même où Glissant fait un pas vers Deleuze et Guattari, en allant chercher la transversalité du rhizome non dans le fait d’être privé d’enracinements (un nomadisme trop élogieux), mais dans l’avenir de la rencontre de l’autre.

Glissant ne dit pas : nous sommes tous frères et sœurs connectés dans l’enchevêtrement de nos identités et cela s’appelle rhizome. Il dit : s’il y a transversalité et rhizome, ils se rapportent à une problématique politique et violente d’enracinement et en forment la chance d’un dépassement vers l’Autre. C’est le « bourgeon nouveau » qui est l’effet d’un déplacement rhizomatique, toujours « à côté ». S’accordant donc avec une certaine justesse du rhizome transversal deleuzo-guattarien, il les exhorte d’attendre et d’entendre cette parole de l’Autre, même là où il se tait, et de laisser plus de place à penser et à accueillir cette altérité que Glissant appelle opacité.

L’opacité créatrice

Entre une poétique transversale (auto-analyse et ouverture à l’Autre) et un rhizome nomadologique sans limites, la notion d’opacité permet de signer une différence conceptuelle. Dans les premières pages du Discours, Glissant écrit : « Nous réclamons le droit à l’opacité. Par quoi notre tension pour tout dru exister rejoint le drame planétaire de la Relation ». L’opacité s’oppose à la transparence universaliste occidentale et colonialiste. Pour lutter contre la colonisation, il ne faut surtout pas se rendre transparent ou exiger de se comprendre afin de souligner une sorte de fraternité transcendante et universelle. Il s’agit de dépasser une simple acceptation des différences ou une mise en rapport de la différence de l’autre avec sa propre différence : ne plus penser le droit à la différence (« on comprend qu’on est différent »), mais penser le droit à l’opacité (« on ne doit pas comprendre nos différences, mais on vit nos irréductibilités en se respectant »).

L’opacité, en tant que droit politique, n’est pourtant pas l’enfermement dans quelque « autarcie impénétrable », mais relativise davantage son rapport au monde. Elle n’est pas autisme, mais Relation : « Loin de me rencogner dans l’inutile et l’inactif, elle relativise en moi les possibles de toute action, en me faisant sensible aux limites de toute méthode16. » Parce qu’on est profondément opaque à nous-mêmes et aux autres, nos rapports à nous-mêmes et aux autres sont toujours à créer. Ils ne peuvent jamais dévoiler une vérité absolue ou stable, ce qui nous relativise radicalement (« rien n’est vrai, tout est vivant »). La seule chose à dévoiler, c’est l’opacité, et ce n’est que dans l’opacité que « l’autre se trouve connaissable17 », c’est-à-dire dans une relation qui accumule lentement les créations de ses poétiques opaques. La Relation ne peut être pensée, paradoxalement, qu’avec l’idée d’une opacité irréductible. Ainsi, Glissant arrive à expliquer que la seule véritable manière de (se) voir est de (se) fermer les yeux. En allant au bout de son altérité, l’opacité se lève comme déterritorialisation de tous les systèmes de différences comparées et s’engage transversalement et rhizomatiquement dans un avenir créatif avec et toujours à côté de l’autre, rendant nécessaire la création d’une poétique partagée mais toujours inachevée.

L’idée de Glissant semble être qu’ontologiquement, il y a le chaos du monde, le rhizome qui capte et qui coupe, qui créolise, transversalement, qui déterritorialise imprévisiblement les cultures, les langues, les désirs, etc. Ce qui fait que tout est opaque à tout, car jamais généralisable. Sur un plan éthico-politique, il faudrait donc affirmer la nature rhizomatique du chaos-monde, non en rejoignant complètement toutes les violences de son mouvement, mais en mettant à l’œuvre un droit à l’opacité à partir duquel une Relation poétique peut se tisser. Depuis l’opacité, une ligne transversale se dirige vers les rhizomes intérieurs et extérieurs, personnels et mondiaux. Ainsi, la transversalité devient une poétique éthico-politique qui dit la Relation, dans le sens où elle s’exprime par le rapport imprévisible et créateur entre les opacités les plus (in)attendues. S’il s’agit là d’une « hétérogénéité transversale », ce n’est pas une hétérogenèse d’infiltrations et contre-infiltrations, mais un devenir consenti entre les parties, sans qu’elles se dénaturent ou se perdent les unes dans les autres. La guêpe et l’orchidée restent profondément opaques l’une pour l’autre, au moment même où elles font rhizome.

Glissant, en expliquant sa notion d’opacité dans Poétique de la Relation, insiste à plusieurs reprises sur la singularité, définissant l’opacité comme « la subsistance dans une singularité non réductible ». L’opacité, c’est « ce qui nous assemblerait à jamais, nous singularisant pour toujours ». La perspective éthico-politique que Glissant impose au concept de rhizome – tout en réaffirmant une transversalité créatrice et poétique – commence là à « réesquisser » une ressemblance remarquable avec les écrits de Guattari. Analyste transversal des déterritorialisations et reterritorialisations du capitalisme mondial intégré, Guattari pense les « processus de singularisation » à développer contre les processus d’homogénéisation à combattre. C’est dans cette tension politique que s’inscrit son engagement pour des peuples opprimés et menacés par le capitalisme et le nationalisme colonisateurs, et c’est cette recherche inlassable des stratégies de resingularisation qui caractérise sa critique de la télé, des médias de masse, etc., ainsi que sa défense d’un « nouveau paradigme esthétique » qu’il dessine dans Chaosmose.

Machines de singularisation

Dans Les Trois Écologies (1989), Guattari mobilise trois types d’analyse transversale, l’écologie mentale, l’écologie sociale et l’écologie environnementale, afin d’organiser une stratégie analytico-politique au profit de la resingularisation : « il s’agit, à chaque fois, de se pencher sur ce que pourraient être des dispositifs de production de subjectivité allant dans le sens d’une re-singularisation individuelle et/ou collective, plutôt que dans celui d’un usinage mass-médiatique18 ». Il faudrait mettre en place, notamment à travers une attitude artistique qui pourrait s’étendre sur tout le champ social (psychiatres-artistes, boulangers-artistes, poètes-artistes), des expériences « centrées sur la singularité », ainsi que des dispositifs qui permettraient aux resingularisations, toujours entendues comme processuelles, de « retrouver consistance ».

Il est donc frappant que Glissant utilise le concept de singularité aussi d’une façon processuelle, parlant de la « subsistance » d’une singularité, ou d’une singularisation opérée par l’opacité. L’opacité, dans la mesure où elle relève d’une radicalisation de l’altérité, ne semble pourtant pas être très processuelle. Or, si l’opacité est ce qui fait rhizome dans la Relation, comme point de départ irréductible d’une création imprévisible, elle effectue des véritables processus de resingularisation : en tant que droit revendiqué, elle fonctionne comme une sorte de machine qui fonde une poétique de la Relation.

Quand Guattari redéfinit le rhizome vers la fin des années 1980 (et donc en pleine amitié avec Glissant) comme ce qui « tisse un nouveau monde à partir des lignes de fuite de différentes natures, [ce qui] respecte les différences cristallisées dans ces différentes natures de substrats intensifs19 », il semble qu’on a trouvé là une sorte d’opacité guattarienne : une différence cristallisée temporairement dans un processus de singularité. Or, ne serait-ce pas forcer le philosophe transversaliste dans la concession d’une unité quasi-non-processuelle ? Dans quelle mesure faudrait-il maintenir, philosophiquement, un conflit insurmontable entre une pensée fondée sur l’altérité (Glissant) et une pensée fondée sur la transversalité (Guattari) ? D’abord, il faut affirmer que la transversalité radicalement processuelle de Guattari est capable d’accueillir un certain respect de l’Autre sous le nom de resingularisation. Aussi, il faut affirmer que l’opacité radicalement irréductible de Glissant n’est pas l’enfermement dans un soi clôturé sur lui-même, mais l’amorce, la machine éthico-poétique qui produit des singularisations face au totalitarisme de la racine unique qui reterritorialise par transparence.

Ainsi, on aperçoit comment les mouvements de pensée des deux auteurs cherchent à se rencontrer : Guattari défendant la singularisation et Glissant appelant à une Relation poétique et chaotique avec un Autre opaque. La tension conceptuelle entre opacité et transversalité donne une image possible d’un certain bloc de devenir dans lequel Glissant et Guattari s’entre-captent, se rhizoment, et se mettent en Relation amicale tout en restant opaque l’un pour l’autre. Signature du rhizome-Glissant, l’opacité se nourrit de la transversalité guattarienne en s’étendant à l’Autre-opaque, mais la limite aussitôt en ne se permettant pas de capturer la singularité de l’Autre. L’opacité-machine rejoint la machine guattarienne qui coupe, en tant que « répétition du singulier20 », la structure équilibrante du capitalisme-signifiant, tout en restant, à travers son affirmation de l’altérité, créativement et poétiquement opaque à l’Autre et à soi-même.

Si l’on retrouve déjà dans l’œuvre de Guattari, à travers sa défense politique d’une esthétique resingularisante, assez de matières pour comprendre pourquoi il dit que son ami Glissant agit révolutionnairement par la poésie, on aura créé avec l’idée d’opacité-machine une interprétation plus intime, plus conceptuelle et peut-être même plus amicale de cet énoncé : « Les mouvements révolutionnaires peuvent agir par le terrorisme, par la propagande, par le discours, par l’action de masse – mais avec lui [Glissant], c’est comme s’il agissait par la poésie21 ». La différence conceptuelle entre Guattari et Glissant, et la résistance partielle et particulière de Glissant par rapport au rhizome nomadologique relèvent plus d’une problématique existentielle qui se cabre devant une transversalité illimitée, que d’un reproche politique. Car si Glissant est un bon exemple de la singularisation guattarienne, Guattari est aussi exemplairement l’incarnation d’une poétique de la Relation, allant à la rencontre de l’Autre – au sens le plus large du mot – avec une transversalité infatigable. Décrivant son ami dix ans après sa mort, Glissant loue sa capacité critique face à la mondialisation et à l’oppression : « Guattari scrute la mondialisation, il palpe le rugueux des étals standardisés, il devine sous le plus neutre et le plus banal le plus oppressif, il parcourt réellement les mondes, leurs hystéries trop cachées et leurs schizophrénies trop visibles. Il prévoit le pire, d’où il tire sérénité22. »

1Félix Guattari, « Entretien à la télévision grecque (1992) », Chimères, 69 (1), 2009, p. 52-53.

2Sylvie Glissant, Anne Querrien, Lucia Sagradini, Monique Zerbib, « Conversation autour d’un rêve de Glissant et Guattari », Chimères, Revue des schizoanalyses, 90, 2017, p. 19.

3« La transversalité » in Félix Guattari, Psychanalyse et transversalité. Essais d’analyse institutionnelle, Éditions La Découverte, 2003.

4Félix Guattari, L’inconscient machinique. Essai de schizo-analyse, Éditions Recherches, 1979, p. 7-8.

5Éric Alliez, « Du chaos à la chaosmose. Re-présentation du paradigme proto-ethétique », Chimères, 77 (2), 2012, p. 126.

6Éric Alliez, « Conclusion : The Guattari-Deleuze Effect » (trad. Éric Anglès), in Alliez, É. Et Goffey, A. (réd.) The Guattari Effect, Continuum, 2011, p. 261.

7Gilles Deleuze & Félix Guattari, Mille plateaux. Schizophrénie et capitalisme II, Éditions Minuit, 1980, p. 34.

8Félix Guattari, Qu’est-ce que l’écosophie ? Textes présentés et agencés par Stéphane Nadaud, Éditions Lignes, 2018, p. 305.

9Éric Alliez & Anne Querrien, « L’effet-Guattari », Multitudes, 34 (3), 2008, p. 28-29.

10Édouard Glissant, Le discours antillais, Folio Essais, 1997, p. 339.

11Cristina Kullberg, « Crossroad Poetics : Édouard Glissant and Ethnography », Callaloo, 36 (4), 2013, p. 968-981.

12Édouard Glissant, L’intention poétique, Éditions Gallimard, 1997 [1969], p. 128.

13Édouard Glissant, Soleil de la conscience, Éditions Gallimard, 1997 [1956], p. 21.

14Si l’on ajoute les analyses psychanalytiques, clairement inspirées par Fanon, la ressemblance avec Guattari devient très frappante – il faudrait peut-être faire une lecture croisée du Discours antillais et de l’Anti-Œdipe.

15Le discours antillais, op. cit., p. 339.

16Édouard Glissant, Poétique de la Relation, Éditions Gallimard, 1990, p. 206.

17L’intention poétique, op. cit., p. 175.

18Félix Guattari, Les Trois Écologies, Éditions Galilée, 1989, p. 21.

19Qu’est-ce que l’écosophie, op. cit., p. 537-8. Je souligne.

20Psychanalyse et transversalité, op. cit., p. 243.

21Philippe Collage, É. Glissant. Pays rêvé, pays réel. Documentaire audio-visuel, Maison de la Poésie, 1989.

22Édouard Glissant, La Cohée du Lamentin, Éditions Gallimard, 2005, p. 139.