Mineure 48. Fukushima : voix de rebelles

Que les antinucléaires participent à l’arrêt du nucléaire dans les centrales !

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Après le tremblement de terre du 11 mars 2011, Takero Kobashi, qui a une cinquantaine d’années, est allé travailler bénévolement à Iitate, village fortement contaminé, situé à trente-neuf kilomètres au nord-ouest de Fukushima Daiichi. À quelques-uns, ils ont créé une association qui s’est chargée d’apporter aux sinistrés des légumes, de la nourriture ou des mangas pour les enfants. Ils ont également établi des mesures de radiation. Un jour, afin de « connaître la vérité », Takero Kobashi a décidé de se faire embaucher par TEPCO pour travailler à la centrale de Fukushima Daini. Bien qu’intérimaire, il n’avait jamais travaillé dans le nucléaire auparavant.

Thierry Ribault : Est-ce que, pour vous, commencer à travailler dans le nucléaire a relevé d’un acte d’engagement dans un mouvement social ?

Takero Kobashi : La question, pour moi, était plutôt la suivante : serait-il possible de convaincre les travailleurs du nucléaire de se syndicaliser ? Les travailleurs du nucléaire sont recrutés parmi les migrants et les gens pauvres et discriminés. Le nucléaire est directement lié à la pauvreté. Or, j’ai toujours lutté contre la pauvreté. C’était donc pour moi dans la suite logique des choses.

T. R. : Avez-vous été recruté par relation ou par le marché noir des yakuzas ?

T. K. : La majorité des travailleurs du nucléaire, à Fukushima, sont des gens de la région. Ils ont donc été très touchés par le tremblement de terre et le raz-de-marée. Nombre d’entre eux se trouvaient dans les centres de réfugiés, où je les ai rencontrés, du fait que je travaillais là en tant que bénévole. Ce sont eux qui m’ont introduit à TEPCO.

T. R. : A-t-il fallu remplir des documents administratifs ou des formulaires pour candidater ?

T. K. : Absolument pas. Comme on était en situation d’urgence, la procédure était simplifiée. TEPCO n’a pas vérifié mon identité.

T. R. : Beaucoup de gens ont dû être recrutés de la même manière dans le même temps ?

T. K. : Oui. Bien sûr. Sept mille personnes, n’ayant jamais travaillé dans le nucléaire auparavant, sont entrées sur le site depuis le désastre. Auparavant, il y avait 70 000 personnes dans l’ensemble des centrales.

T. R. : Ces sept mille nouveaux venus ont-ils des contrats ?

T. K. : Pour eux, comme pour nombre d’autres auparavant, il n’y a qu’un contrat oral. Le salaire est passé de 50 000 yens (490 euros) la journée le premier mois qui a suivi la catastrophe, à 10 000 yens (980 euros) par jour après. TEPCO, ayant dû payer de grosses sommes pour les assurances, est de moins en moins en mesure de payer ses employés.

T. R. : Quand travaillez-vous ?

T. K. : Le travail consistant à recevoir des radiations, les durées de travail sont courtes. Je contrôle les hommes qui sortent des réacteurs. Actuellement, le niveau de radioactivité est tellement élevé, qu’on ne peut plus utiliser de compteurs Geiger parce que les miroirs se briseraient. On utilise d’autres types de compteurs. Je me lève à 4 heures du matin et quitte l’auberge où nous sommes logés à cinquante kilomètres de la centrale. J’ai une heure de route (véhicule et hôtel sont pris en charge par TEPCO). À 5h30, je commence. Je fais deux ou trois rotations par jour. On travaille une heure et demi, puis on s’arrête. Au total, je travaille trois à quatre heures par jour. Les industriels de l’alimentaire fournissent les centrales en repas préparés, pains, jus de fruit à volonté, avec des slogans du type : « En avant le Japon, grâce aux travailleurs du nucléaire ! » Durant les pauses, qui sont longues, nous mangeons donc sans arrêt, ce qui contribue à rendre ce genre d’emploi attractif pour les sans-abri. Les équipes tournent 24h/24 et il n’y a aucune distinction jour/nuit. Je rentre à l’hôtel à 19h. Nous sommes trois par chambre de six tatami.

T. R. : Les radiations actuelles sont-elles supérieures aux normes pour les travailleurs ?

T. K. : Un salarié qui travaille cinq jours par semaine, cinquante minutes par jour, dépasse la dose autorisée. Sur les 80 000 employés du nucléaire qui travaillent au Japon actuellement, la moitié d’entre eux est au-delà de la limite.

T. R. : On pourrait embaucher d’autres travailleurs, faire tourner le personnel…

T. K. : Oui, mais à 10 000 yens par jour seulement, peu de gens veulent y aller ! Par ailleurs, l’État n’ayant pas garanti de couverture en cas d’accident du travail, il sera impossible de réclamer quoi que ce soit en cas de problème. C’est ce que je reproche aux mouvements antinucléaires : leurs revendications portent sur l’abandon du nucléaire, ce qui implique de sacrifier les travailleurs du secteur. Le nombre de travailleurs étant restreint et l’exposition aux radiations étant très élevée, la fermeture d’une centrale demande beaucoup de main-d’œuvre. Fermer une centrale contribue à développer le marché noir du travail. Pour éviter ce problème, il faudrait que les travailleurs du nucléaire soient des agents de la fonction publique, recrutés par le gouvernement, avec un salaire et une assurance garantis. Sinon chaque travailleur, individuellement, recevra plus de radiations. Réclamant la fermeture pure et simple des centrales, les anti-nucléaires de la métropole font porter la charge sur les gens de Fukushima. C’est de l’irresponsabilité de leur part que de déclarer qu’il faut fermer les centrales sans prendre en compte la réalité sur le terrain. Ils seront d’ailleurs les victimes de cette fermeture, puisque ce ne sont pas les gens de Fukushima qui utilisent cette électricité, mais les habitants de Tokyo. Ce sont les tokyoïtes qui ont été responsables du maintien des centrales et s’ils se contentent de dire désormais qu’il faut les fermer, ils contraignent les gens de Fukushima à subir les radiations, ils les contraignent à mourir. Jusqu’à présent, la majorité de la population était indifférente au fait de savoir qui travaille dans les centrales. Les militants connaissaient pourtant ce problème depuis longtemps. Fukushima est une région colonisée par Tokyo et ceux qui mènent désormais la lutte antinucléaire à Tokyo ne se rendent pas compte qu’ils se situent du côté des colonisateurs. La lutte à Tokyo est une lutte d’égoïstes.

T. R. : Pensez-vous qu’un contrôle de l’État pourrait améliorer la vie des salariés du nucléaire ? L’État japonais n’a-t-il pas montré qu’il était dépassé ?

T. K. : L’Angleterre, après l’accident de Sellafield, a mis en place une régie. Les travailleurs sont désormais recrutés et protégés par l’État. Le Japon pourrait faire la même chose. Ce serait mieux que le marché noir. Les yakuzas recrutent, pour les envoyer travailler sur les réacteurs, aux postes les plus dangereux, des étrangers, des sans-abri, des Coréens qui sont au Japon depuis longtemps, ou des immigrés plus récents comme les Bangladais, les Iraniens, les Philippins, les Pakistanais, ou encore des Noirs américains venus pour travailler dans les filières de Toshiba qui a des liens avec General Electric. TEPCO accepte que des travailleurs étrangers s’occupent des tâches dangereuses, plutôt que des Japonais. Les travailleurs journaliers sont recrutés par des agences de la mafia à 80%. À la centrale de Daini où je travaille par exemple, 80% des travailleurs sont des locaux et 20% viennent de l’extérieur. Les recrutements extérieurs ne se font pas tous via les yakuzas. N’étant, personnellement, pas passé par leur intermédiaire, je ne travaille pas aux postes les plus dangereux de la centrale de Daini.

T. R. : Que se disent les travailleurs entre eux ?

T. K. : Mes collègues ont presque tous, au minimum, perdu leur logement dans le raz-de-marée et beaucoup ont perdu, en outre, leurs proches. Ils sont en état de choc. Le gouvernement a beau jeu de diffuser le slogan : « Le Japon, uni pour la reconstruction. » Ces gens-là, qui se sentent exclus du pays, considèrent que Fukushima ne fait pas partie du Japon et sont en désaccord avec ce slogan. Les autorités de Tokyo, comme les organisateurs et les participants des mouvements antinucléaires de Tokyo, sont dans une logique d’auto-protection, quitte à abandonner à leur propre sort les gens de Fukushima. J’ai travaillé avec les gens de Shiroto non ran, Hajime Matsumoto, Takuro Higuchi, mais nos routes se sont séparées un jour du mois de juin. La rupture a été définitivement consommée du fait qu’ils avaient accepté la présence d’un leader de Giyugun, groupe d’extrême droite anti-coréen, à l’une de leurs manifestations. Ils l’ont fait pour étendre le mouvement… mais étendre un mouvement ne peut pas être un but en soi. Ce type d’attitude ne pourra avoir pour conséquence que de faire porter encore plus la charge aux travailleurs immigrés et encourager l’exportation des déchets radioactifs en Mongolie ou en Sibérie. Yakuzas et groupes fascistes sont liés, particulièrement dans le domaine du contrôle de la main-d’œuvre nucléaire. Je crains donc que l’idée de Matsumoto et Higuchi cause un préjudice aux travailleurs étrangers. Leur demande porte sur le démantèlement immédiat, ce qui requerra beaucoup de main-d’œuvre étrangère et de travailleurs pauvres, durant de nombreuses années. Leur but est d’organiser des frondes et de créer une confusion. C’est un mouvement métropolitain qui ne repose sur aucune politique précise. Si leur volonté est de faire preuve de solidarité avec ceux de Fukushima, qu’ils viennent partager la souffrance des colonisés.

T. R. : Pourquoi si peu de gens de Fukushima ont quitté le département ? Est-ce lié aux difficultés économiques, à la honte par rapport à la communauté ?

T. K. : Les travailleurs nucléaires locaux ont évacué leur famille. Mais au sein des familles où il n’y a pas de travailleur du nucléaire, on ignore les dangers du nucléaire. Or, le gouvernement n’a pas fourni l’information et les antinucléaires n’ont pas, non plus, fourni d’informations. CRMS, dirigé par Wataru Iwata, a fourni une information fiable.

T. R. : Le partage des déchets doit-il donc être utilisé comme levier politique ?

T. K. : Pas comme levier politique, mais comme levier éthique. Jusqu’à présent, la logique de la colonisation a toujours consisté à imposer nos nuisances aux zones colonisées. Il y a trente-sept millions de personnes à Tokyo, deux millions à Fukushima et 400 000 vivaient autour de la centrale. Pour les tokyoïtes, 400 000 personnes, c’est peu : on peut bien les contraindre à accepter la centrale, on peut bien les abandonner pour le bien-être et le confort de la majorité. Quant aux déchets, soit on les exporte à l’étranger, soit on les laisse dans le Tohoku, mais on ne les amène certainement pas à Tokyo, ou dans d’autres villes du Japon : ça aussi, c’est la logique colonialiste des gens de Tokyo. Il y a peu de différence entre ce que veut l’État et ce que veulent les antinucléaires. J’ai été déçu par les mouvements antinucléaires de Tokyo. Les militants disent que les enfants de Fukushima doivent partir, or les enfants restent à Fukushima. Parallèlement, les mêmes militants refusent de recevoir à Tokyo les déchets contaminés… qui resteront donc où vivent les enfants de Fukushima. Si les tokyoïtes veulent arrêter les centrales, qu’ils viennent prendre leur part, assumer le risque lié à cet arrêt et soulager les travailleurs. Il faut partager la charge. Quand on sait qu’une cinquantaine d’années est nécessaire au démantèlement d’une centrale et 2500 travailleurs dans chaque centrale, on comprend qu’il faut moins de main-d’œuvre pour faire fonctionner une centrale que pour l’arrêter. Pourquoi ne pas mettre en place, en conséquence, un service militaire du nucléaire, obligatoire pour tous, et éviter ainsi que ce ne soit toujours les mêmes qui fassent la sale besogne – c’est-à-dire les plus pauvres de tous ?