Entretien réalisé par Bernard Aspe, Muriel Combes, Josep Raffanell I OraALICE – On voit émerger des luttes sociales qui passent, dans leur processus de constitution interne, par la construction de savoirs à la fois à partir, contre et en alternative aux savoirs légitimés par les institutions. La puissance de ces nouvelles pratiques politiques semble aussi provenir de modes de subjectivations collectives qui, dans leur affirmation minoritaire, produisent des savoirs allant à l’encontre des tentatives de gestion des savoirs collectifs par les institutions de l’État. Il nous semble que votre travail explore la dimension politique de la construction des savoirs. Mais inversement, comment pensez-vous que l’édification des savoirs concerne les luttes politiques actuelles ?
ISABELLE STENGERS – Il est difficile de ne pas penser que l’édification des savoirs, et plus précisément les modes d’édification du savoir, concerne les politiques actuelles. C’est même peut-être la nouveauté de ces politiques. Il me semble, mais c’est une généralisation, que les politiques « anciennes » ont toutes plus ou moins respecté la célèbre distinction entre les « faits », qu’il appartient aux savoirs d’explorer et la décision quant à ce qui doit être, qui, si elle concerne le collectif, appartient à la politique. Si l’on se souvient de l’épisode assez bref où, sur injonction stalinienne, des philosophes français comme Desanti, ont tenté de différencier sciences bourgeoise et prolétarienne, on en retient généralement que tous ont renié cette tentative, l’ont définie comme un moment honteux de leur vie intellectuelle. Et en effet, la nécessité de faire coïncider les résultats de la politique stalinienne des sciences avec la notion, à construire, de science prolétarienne relevait d’une soumission honteuse. En revanche, l’idée de « science bourgeoise », de non-neutralité quant à la définition des faits qui « comptent », et de la manière dont ils sont pris en compte, mettait en question une séparation que mon travail, et celui de beaucoup d’autres, remet maintenant en chantier. En cela, nous ne faisons d’ailleurs que prendre en compte activement ce qui ne peut plus aujourd’hui être ignoré. Ce n’est plus seulement un savoir comme celui des économistes, depuis toujours mis en cause, qui est pris dans les enjeux politiques. Ni non plus les priorités dans les choix de développement, comme ce fut le cas par exemple lorsqu’a été contesté le programme américain visant à « marcher sur la lune ». Dans chaque contestation politique effective, il y a désormais aussi conflit ou débat sur les « faits » et la manière de les prendre en compte. C’est sans doute le mouvement écologiste, mettant l’accent sur les désastres dont sont porteurs nos modes de développement dits rationnels, qui a fait les premiers pas dans cette direction. Mais je dirais que désormais toute politique de lutte ou de résistance au capitalisme devient idéaliste si l’une de ses dimensions pratiques n’est pas de catalyser la contestation et la création d’alternatives quant à la manière dont les faits sont définis et pris en compte. Et il est plus que temps, car le capitalisme quant à lui doit une partie de son pouvoir à la liberté avec laquelle il produit définitions et modes de prises en compte et dont il joue les choses contre les gens. Tant que ce privilège lui est laissé, et que ceux qui luttent « croient », eux, par paresse, sentiment d’urgence ou respect indu, que les « bienfaits de la technique » devraient simplement être partagés, ou que chacun devrait avoir les moyens de bénéficier de l’avancée de la rationalité, la lutte sera toujours défensive, vouée à se déplacer au gré des terrains choisis par le capitalisme.
ALICE – Quelle importance peut avoir alors à vos yeux le travail de contestation interne du savoir des experts mis en oeuvre notamment par Act Up ou par les usagers des drogues non repentis ?
ISABELLE STENGERS – Act Up ou les associations d’usagers des drogues « non repentis » donnent l’exemple par excellence d’une contestation qui est en même temps et inséparablement politique et technique des savoirs prétendant définir la maladie ou la toxicomanie. Ce sont des groupes ultra-minoritaires, dont la logique ne traduit donc pas une représentativité électorale mais produite et performative. Leur apparition traduit l’événement politique par excellence : le surgissement d’une parole articulée, au double sens où, produite par un collectif, elle n’est pas une opinion individuelle, et où elle produit de son propre point de vue une articulation des dimensions de la situation qui, auparavant, était subie. Production collective d’énonciation. Ceci ne veut pas dire que l’ensemble des experts déjà assemblés doivent se taire, obéir, se soumettre. Cela veut dire que la situation est transformée par la prise en compte de de cette nouvelle parole (y inclus les « actions » qui, elles aussi, sont parlantes). L’expertise préalable n’est pas annulée, c’est sa portée, sa signification, son type d’autorité qui doit se rejouer par énonciation explicite de ce qu’elle taisait, de ce qui la conditionnait implicitement : le si ence de ceux à propos de qui elle parlait. C’est très frappant pour la question des drogues illicites. Auparavant, le fait que le caractère hors-la-loi de ces drogues contribuait à la « souffrance » du toxico était un véritable non-dit, traduisant le fait que les intervenants ratifiaient leur impuissance à envisager un changement de la loi et centraient le problème sur ce qui leur était dévolu, cette fameuse souffrance, et ce qu’elle traduisait. Corrélativement, l’apparition de ceux qui ont su dire « nous sommes des toxicos » fait que les intervenants de type « psy » ne peuvent plus, tranquillement, identifier le toxico à un être suicidaire, en rupture de lien social, séducteur et tricheur. On ne dit pas cela devant celui qui se présente comme partie prenante d’une lutte politique. Bref, l’apparition de groupes de ce genre a un premier effet immédiat : elle fait bafouiller les experts. La suite, bien sûr, est plus laborieuse. Les experts en matière de drogue se sont désormais rangés sous des positions de type « légalisation » mais la loi n’en a pas changé pour autant. Simplement elle est désormais lue comme posant problème, elle ne fonctionne plus comme mot d’ordre donnant son évidence à la situation.
ALICE – Qu’entendez-vous par les expressions « parlement cosmopolitique » et « écologie des pratiques » ? Ces concepts, de même que le but que vous vous fixez (la paix mais aussi la fin des systèmes de jugement et de ses formes de disqualification) ne risquent-ils pas de conduire à l’affaissement du politique comme simple gestion consensuelle des différences, des groupes d’intérêt et des communautés ? Autrement dit, l’État doit-il demeurer le cadre de cette écologie des pratiques ?
ISABELLE STENGERS – Comme je suis belge, j’ai du mal à mettre une majuscule à « État » et je ne sais pas qui est en position de dire à son sujet « doit » ou « doit pas ». Ce qui compte, c’est, comme Deleuze et Guattari disaient, la création de questions et de leurs inconnues. En l’occurrence, une inconnue de la question n’est pas du tout l’État comme représentant l’intérêt général contre les intérêts corporatistes, mais la manière dont ce qu’il en est de cet intérêt général est construit. En l’occurrence, on a aujourd’hui un contraste fort entre certaines nouvelles procédures (les plans d’aménagement des rivières, par exemple) où la construction met explicitement et légitimement en scène les « groupes d’intérêt », qui sont donc « mis en politique » et apprennent à composer leurs intérêts disparates, et tous les cas où l’État, tel qu’il fonctionne « cadre » fort peu, mais aménage, rationalise, au mieux ralentit, mais d’abord subit. On peut bien sûr le regretter, et on doit certainement lutter contre des choses comme la privatisation des services publics, etc. Mais la question est de ne pas faire de telles luttes des fins en soi, parce que ce sont des luttes défensives, vouées à défendre des choses malgré leur caractère insuffisant, insatisfaisant, voire mutilant. La sécurité sociale doit être défendue, mais personne ne m’interdira de penser qu’elle doit son existence non pas aux seules luttes ouvrières mais à un projet de « paix sociale » déterminé par « la peur du rouge ». Donc lorsque je parle de la paix, ce n’est pas de cette paix-là, mais beaucoup plus de celle qui fait de l’intérêt général une question risquée, devant intéresser activement les intéressés. Et s’il s’agit de consensus, mot que je n’emploie pas, ce serait du type de consensus hyper-exigeant qu’ont créé les groupes non-violents : exactement le contraire de la soumission à une référence transcendante de type intérêt général, la vigilance la plus extrême à l’encontre de tout ce qui peut faire taire, disqualifier, demander, même implicitement, le renoncement de ce que pense l’un au nom de l’accord à obtenir. La France a très peu connu ces nouvelles formes de mobilisation « non-violente », en lutte délibérée contre la mobilisation militante où le militant était censé s’oublier au nom de la cause. Mais il n’est pas sans intérêt d’apprendre à résister contre la manière ironique dont beaucoup d’intellectuels français croient pouvoir juger ce qu’ils ne connaissent pas. Donc l’écologie des pratiques ne peut signifier l’affaiblissement du politique que pour ceux qui identifient bizarrement politique et État, capable comme par miracle, de définir l’intérêt général, et cela non seulement pour ce qui concerne l’actualité, les luttes pour le service public, mais en pensée. Peut-être parce qu’ils ont peur que la pensée, sinon, soit démobilisatrice. Mais l’idée qu’il faut soumettre l’imagination au principe de l’urgence, c’est le début du crime, et l’amorce de ce début, c’est le mépris : « Moi je peux comprendre mais les autres… ». Pour moi, il s’agit donc de penser une délocalisation du politique, c’est-à-dire sa réinvention en tous les lieux où l’idée que « ce n’est pas politique » laisse libre cours à l’inventivité capitaliste. Cela ne signifie pas un abandon de ce qu’on pourrait appeler la « macro-politique » mais affirme que ce qu’est et ce que peut cette « macro-politique » dépend de ce que l’on pourrait appeler une « méso-politique », mise en politique des pratiques en tant que collectives, en tant que produisant des praticiens, à distinguer de la micro-politique des relations dites « privées ».
En gros, je parle d’écologie des pratiques pour signaler qu’en tout état de cause, la manière dont chaque pratique se présente, est, implicitement ou explicitement, une opération de mise en relation : voilà ce que j’attends de vous, et voilà comment vous devez me voir, ce que vous pouvez me demander ; ce que vous ne devez surtout pas me demander. Et la question spécifique des pratiques dites modernes est que la présentation passe par une disqualification : lorsqu’un praticien moderne se présente, il insulte toujours quelqu’un d’autre. Cela donne une écologie identifiable à un régime de polémique généralisée, et donc une vulnérabilité extraordinaire par rapport à ce qui ne se présente jamais mais parasite tout. L’écologie des pratiques est donc une proposition de résistance et de création de liens qui, contrairement aux liens de disqualification, ne peuvent exister qu’à être cultivés. Se présenter en disqualifiant s’accommode fort bien de l’ignorance, de la soumission aux mots d’ordre, du mépris naïf. En revanche, se présenter sur un mode qui fasse de la paix une possibilité réclame la production de contrastes positifs. Une opposition, cela n’a pas besoin de se cultiver, un contraste oui. Quant à la « cosmopolitique », elle prend sa pertinence lorsque l’on se souvient de la variété des pratiques « non modernes », qui me semblent avoir pour première caractéristique de faire intervenir des êtres et des arguments parfaitement indifférents, et même rétifs, aux questions de preuve, de légitimité, de mise à l’épreuve délibérée qui sont le terrain commun à la politique au sens usuel et aux savoirs modernes de type scientifique. Le neutrino doit son existence scientifique au fait d’avoir résisté à des épreuves qui, sans cela, auraient mené à le renvoyer au répertoire de la fiction, et d’une fiction sans la moindre valeur qui plus est. Mais les ancêtres n’ont pas à résister à ce type d’épreuve, et c’est faire insulte à ceux qui les intègrent dans leurs pratiques, notamment dans leur manière de guérir, que de les dire fictifs. Je parle de cosmopolitique, en utilisant le terme « cosmos », qui n’appartient à personne puisque les modernes l’ont disqualifié comme « spéculatif ». Mais en gardant le terme « politique » comme racine, pour expliciter que c’est notre problème, à nous modernes, comme l’indique d’ailleurs aussi cette caractérisation par la négation : « non » moderne. C’est nous qui avons donné la primauté aux épreuves de type politique, c’est à nous de nous soucier de ne pas définir le monde sur un mode qui disqualifie, ou se borne à tolérer, les autres, c’est-à-dire de ne pas définir ce que nous avons proposé comme avenir commun de l’humanité. Ce qui n’est pas facile car il appartient à la proposition « moderne » de prétendre parler pour tous. C’est tout le projet des Cosmopolitiques que d’entamer une redescription de celles des pratiques scientifiques modernes qui s’imposent avec le plus d’autorité comme « têtes chercheuses de l’humanité », et de montrer qu’il n’y a pas lieu de les dénoncer pour leur nier cette autorité. La réussite recherchée par ma redescription a deux critères : la description qui fait perdre à une science son autorité universelle devrait la rendre plus intéressante, et cet intérêt devrait être plus proche de celui qui anime ceux qui la construisent. Car ceux-là ne parlent d’autorité universelle, d’objectivité et de disqualification de l’opinion que lorsqu’ils se présentent à des « incompétents ». Aux prises avec leurs collègues, ils se ridiculiseraient s’ils se présentaient comme cela.
ALICE – À la fin du tome VII des Cosmopolitiques vous faites une critique du marxisme classique qui ramène la multiplicité des luttes minoritaires à la seule détermination de la lutte des classes. Cela signifie-t-il l’épuisement du projet révolutionnaire lui-même ?
ISABELLE STENGERS – Je dirais que c’est plutôt une tentative de diagnostic, pas très original d’ailleurs car mille et une voix le disent aujourd’hui, d’une faiblesse du « projet révolutionnaire ». Je peux comprendre que Marx ait trouvé dans Hegel la possibilité d’ordonner la situation à partir d’un principe de « dernière instance ». Cela lui facilitait drôlement la pensée. Mais c’est toujours par les facilités qu’elle accepte qu’une pensée vieillit, et c’est sa fécondité propre que de susciter ceux qui l’empêcheront de vieillir en apprenant à penser contre ces facilités. C’est arrivé avec Darwin. La catastrophe, mais compréhensible étant donné les enjeux, est que ce n’est pas (beaucoup) arrivé avec Marx. Et donc je dirais, décalant Leibniz qui parlait des vivants, que la lutte des classes est sans doute partout, mais que tout n’est pas « lutte des classes en dernière instance ». Et si je renonce ainsi à désigner un « sujet » du projet révolutionnaire, cela me rend d’autant plus attentive à ce que signifierait un « processus révolutionnaire ». Et pas un processus sans sujet, c’est un peu facile comme pirouette, mais un processus producteur de ses sujets, au double sens du terme. C’est à la fois une question philosophique et pragmatique. Se passer de Hegel et du théâtre des contradictions, c’est une question de philosophie : il s’agit d’apprendre à penser la pluralité sur un mode qui ne la soumet pas, en droit, à une instance plus haute. Pluralité et pas pluralisme. Le pluralisme n’est pas une pensée, c’est une paresse. La pluralité, c’est l’affirmation que les liens qui comptent doivent être construits, que le savoir est donc producteur de lien, alors que le savoir « de la dernière instance « révèle, éclaire des liens implicites, c’est-à-dire fait, encore et toujours sortir les humains de la célèbre caverne de Platon. Mais parier que l’on peut se passer d’une adresse à la classe ouvrière comme porteuse en droit du projet révolutionnaire, c’est une question de pragmatique. On se souvient du célèbre « il ne faut pas décourager Billancourt ». Pour moi, c’est l’obscénité, c’est le mépris, c’est la catastrophe d’une parole qui disqualifie ceux à qui elle prétend s’en remettre. Je m’interdis certains risques parce que « eux » ne seraient pas capables de les accepter. Ceci dit, la seule réponse est dans le processus. De fait, si vous regardez les militants de la Ligue, ils travaillent dans la pluralité. Avec les chômeurs, les sans-papiers. Ils savent que le discours de la dernière instance ne passe plus, même si toute lutte a aussi pour sens de résister au capitalisme. J’espère qu’ils comprennent que ce n’est pas une position de renoncement provisoire dans l’attente de lendemains meilleurs. Parce que moins ils l’espéreront, plus ils auront d’imagination pour catalyser des convergences, des solidarités pratiques et non plus hiérarchiques, des modes de lutte qui deviennent d’autant plus capables d’affirmer leur singularité qu’ils expérimentent les possibilités de coopération. La seule chose dont je sois sûre finalement, c’est que le prolétariat comme « sujet révolutionnaire » crée une perspective de combat frontal qui n’est pas trop pertinente lorsqu’il s’agit du capitalisme. Parce que celui-ci est le maître de l’esquive, de la reprise par l’autre de ce qu’il cède d’une main. Il est le maître des distinctions qui divisent, des croyances qui manipulent. Et parce que le combat frontal, c’est toujours la vieille idée d’hommes virils, sains, enfin debout, en marche. Une idée de pureté unanime qui contient trop de terreur pour convenir aux toxicos, aux victimes du sida, aux lesbiennes, aux amis des baleines ou à ceux qui font exister Gaïa.
ALICE – L’expression d’économie de l’information pour désigner la situation actuelle du mode de production semble signifier la mise au travail des savoirs. Considérez-vous pertinent de répondre à cela par la revendication d’un revenu garanti ?
ISABELLE STENGERS – Un revenu garanti pour qui ? Pour tous les habitants de la Terre ? Ou pour les seuls citoyens appartenant aux régions où ces savoirs sont développés. Ce n’est pas que je sois contre l’idée de ce revenu, tout dépend de comment il est conquis. Mais l’idée que ce serait la réponse et pas un moment, avec ses propres limites, me semble dangereuse. Comme si nous avions, grâce à la mise au travail des savoirs, gagné notre « dimanche », les savoirs travaillent pour nous. C’est vraiment l’idée apolitique par excellence, comme d’ailleurs toutes celles qui sont axées sur cette notion opaque d’information. Information cela semble signifier disponibilité, possibilité de transmettre, transparence. Évidemment ce n’est pas le cas : il y a ceux qui savent parfaitement quoi faire avec une information, et ceux qui peuvent bien en accumuler tant qu’ils veulent, cela ne fera que renforcer leur impuissance. Le fait que l’on puisse utiliser le même mot pour les deux cas de figure signale l’imposture. En revanche, la manière dont certains des artisans de ce qu’on appelle « l’économie de l’information », ces techniciens qui ont conçu le Web avec le projet politique affirmé de le rendre inappropriable, m’intéresse. Là, il n’y a pas de quoi ricaner. C’est un de ces cas rares où une technique a été construite non comme un instrument censé être neutre, tout dépend de qui l’utilise mais sur un mode qui intègre la question politique. A ce titre, je dirais que le Web a réussi à devenir l’une des inconnues de notre avenir.
ALICE – D’une façon plus interne au problème de la constitution des savoirs : dans les Cosmopolitiques, vous faites une autocritique au sujet du concept d’interdisciplinarité qui, à l’époque de La nouvelle alliance, vous semblait positif. Pourquoi ce changement ? Que pensez-vous du projet de la commission Gulbenkian, qui consisterait à mettre en question l’étanchéité entre sciences de la nature et sciences humaines ?
ISABELLE STENGERS – Désolée, je ne connais pas la commission Gulbenkian. De toute façon, l’idée que l’étanchéité en question puisse être mise en question par une commission me semble du plus haut comique. A moins que ceux que cette commission mettrait en place aient le pouvoir de modifier l’ensemble des mécanismes de subvention et d’évaluation de la recherche qui fonctionnent aujourd’hui. C’est un peu cela qui a déterminé mon « autocritique », qui est très relative et ne portait d’ailleurs pas sur l’interdisciplinarité. A l’époque je savais bien que les cloisonnements, mises en hiérarchie, importations de modèles non-pertinents, soumission à des critères de scientificité qui tuent le problème, qui caractérisent les relations entre sciences étaient aujourd’hui corrélés au mode d’organisation de la recherche. Je voulais être « performative », susciter une mise en question qui accepte une partie de la situation, le fait que la physique est honorée comme occupant le sommet de la hiérarchie des sciences positives, pour mettre en question l’autre partie : si vous voulez suivre l’exemple de la physique, il va falloir créer, et pas se conformer. Je me suis trompée. On ne joue pas au plus malin avec la bêtise et la passion de se conformer. C’est ce que j’ai compris en rencontrant tous ceux qui ne demandaient qu’une chose : la recette pour se conformer au nouveau modèle offert par la physique. Donc, si on veut s’en prendre à cette fameuse étanchéité, il faut d’abord voir qu’elle n’existe pas. Beaucoup de sciences humaines pompent à toute vitesse les références qui viennent des sciences de laboratoire, qu’il s’agisse des gènes ou du chaos, comme elles ont pompé hier les bifurcations et les structures dissipatives. Même les psychanalystes le font : une des raisons pour moi de m’intéresser à l’hypnose était de devenir un « mauvais objet » pour les psychanalystes qui entreprenaient de « produire » des inconscients réversibles ou des processus thérapeutiques loin de l’équilibre. Et ceux qui ne le font pas sont souvent accrochés à des analyses statistiques dont les résultats, avec quelques rubans roses conceptuels, leur permet de se présenter comme « scientifiques ». L’interdisciplinarité, c’est comme la civilisation au sens de Gandhi : une bonne idée, mais la formation des scientifiques et l’évaluation de la recherche la nient en pratique. Sauf lorsqu’il s’agit d’un « grand projet » de type technique. Dans ce cas, les spécialistes sont forcés de coopérer pour que cela marche. Mais lorsqu’il s’agit des rapports entre sciences humaines et sciences qui ne sont pas « de la nature « mais du laboratoire,
il ne peut y avoir de « grand projet » de ce genre. Car dès qu’il s’agit des humains, le critère « ça marche » se brouille, parce que cela peut marcher pour beaucoup de raisons. Y compris en amenant les intéressés à se taire, à se soumettre, à s’auto-mutiler, à désespérer. Cela a d’ailleurs été le principe du « progrès » : on innove sur les techniques dites matérielles, les humains suivront. Et donc la question n’est pas de bonne volonté, mais de lutte parce qu’il s’agit de « forcer » un changement. Pas de manière violente bien sûr, mais délibérée néanmoins. Comment empêcher chaque pratique d’ignorer que, dès lors qu’elle s’adresse à un « vrai problème », c’est à dire pas à un problème de laboratoire, dont l’intérêt est de « faire avancer le savoir », la signification de sa contribution dépend vitalement de l’existence et de la qualité d’autres contributions, y compris de groupes qui se sont créé leur propre expertise ? Peut-être qu’une organisation de la recherche où lès projets seraient évalués aussi en fonction de la lucidité avec laquelle le proposant énoncerait le caractère non seulement partiel, mais dangereusement partial si elle reste isolée, de sa proposition pourrait y contribuer. Si les scientifiques, au lieu d’employer toute leur imagination à décrire une situation de telle sorte que leur pratique y devienne centrale et cruciale, comme ils sont priés de le faire aujourd’hui, étaient contraints de dérnontrer explicitement à quel point ce qu’ils proposent a besoin d’autres propositions, ils seraient aussi contraints de s’intéresser aux autres. Mais ce serait aller contre le « progrès », tel que le définissent les scientifiques qui exigent le droit de rêver à un monde dont ils détiendraient la clef, mais aussi tel que le définit le régime Étatico-capitaliste. Car le pouvoir laisse une certaine liberté aux scientifiques justement parce que leurs « rêves » les rendent vulnérables à quiconque leur dit : « Tu as raison, et c’est à toi que je donne les moyens ». L’inexistence de l’interdisciplinarité c’est d’abord la liberté que se donne le pouvoir de choisir ses experts et ses projets de développement, sans que les intéressés qui ont été élus ne se demandent pourquoi on les a choisis et où sont les autres.
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