Q1 : Pourriez-vous commencer par une brève description : qui êtes-vous et comment vous êtes-vous intéressé aux nouvelles formes de publication1 ?
R : Je suis un artiste et un designer, actuellement situé à Milan, en Italie. Ma recherche de doctorat en cours, en sciences du design à l’Université IUAV (Institut Universitaire d’Architecture) de Venise, est centrée sur la publication expérimentale, qui est éclairée, directement et indirectement, par la technologie digitale.
Je me suis intéressé aux nouvelles formes de publication lorsque j’effectuais un stage à l’Institute of Network Cultures, un centre de recherche basé à Amsterdam, fondé et dirigé par le théoricien des media Geert Lovink. On m’a demandé d’explorer différents canaux et formats de diffusion, tels que l’impression à la demande (Print On Demand) et l’epub (acronyme de publication électronique). J’ai aussi interviewé plusieurs éditeurs hollandais d’art et de design, de manière à comprendre la façon dont ils envisageaient ces possibilités émergentes. À l’époque, j’éprouvais un mélange de curiosité et d’inquiétude.
Au commencement, mes expériences étaient assez frustrantes, puisque l’epub me semblait plutôt limité du point de vue du design. De la même manière, la qualité de l’impression à la demande était, et est encore souvent, assez faible en termes de matérialité (book materiality). Il m’a fallu pas mal de temps pour développer un intérêt spécifique pour ce que l’on peut appeler « l’édition post-digitale » (post-digital publishing). Un tel intérêt est grandement influencé par le travail d’Alessando Ludovico et Florian Cramer, entre autres.
Q2 : Plus précisément, une grande partie de votre travail aborde la production algorithmique de contenu. Qu’y a-t-il d’intéressant là-dedans ? Quels sont les meilleurs exemples auxquels vous avez été confronté récemment ? Pourquoi ?
R : Je peux identifier trois aspects pertinents selon moi, chacun étant en quelque sorte « centré sur l’humain » (human-centered). Le premier est en rapport avec la relation entre les algorithmes et le travail humain. Dans la plupart des logiciels que nous utilisons quotidiennement, la partie mécanique est seulement la partie émergée de l’iceberg. Prenons par exemple Google Traduction : le logiciel fonctionne seulement parce qu’il peut collecter une immense quantité de documents produits par des êtres humains. Le travail humain est de plus en plus caché et présenté comme étant seulement de l’intelligence artificielle : le slogan de Mechanical Turk, la plateforme de travail bon marché d’Amazon, est « une intelligence artificielle artificielle ». Il me semble qu’il est important de développer des stratégies qui mettent en relief le rôle des humains. Un bon exemple pour illustrer cela est reCAPCHAT, une œuvre en ligne de Jimpunk, dans laquelle on demande aux utilisateurs de remplir un CAPTCHA, qui est à son tour tweeté anonymement par un compte dédié.
Le second aspect peut être résumé en déclarant que « lire, c’est écrire ». Cela renvoie aux nouvelles formes d’écriture qui sont rendues instantanées grâce au système de suivi (tracking) des ordinateurs. Outre le fait qu’ils génèrent des documents textuels inédits, ces systèmes affectent profondément la manière par laquelle le contenu est produit. Cela se produit déjà sur des plateformes telles que Oyster et Scribd, où les habitudes de lectures pourraient prochainement déterminer la valeur des textes. Il faut prendre en compte les bouclages récursifs (feedback loops) entre lire et écrire, pour avoir une compréhension plus large du cycle de la vie du contenu. En lien avec ceci, je pense à la série Internet Cache Self Portrait d’Evan Roth : de grandes impressions réalisées avec les images automatiquement stockées dans le cache du navigateur de l’artiste. Selon le gourou de l’écriture sans écriture2, Kenneth Goldsmith, « la nouvelle mémoire, c’est l’historique de notre navigateur ».
Enfin, je pense qu’il est fascinant d’observer les réactions humaines face aux procédés algorithmiques de lecture et d’écriture. De nos jours, il n’est pas rare de croiser des bots en train de discuter entre eux sur Twitter, quelquefois sans même le remarquer. L’optimisation pour les moteurs de recherche (SEO, Search Engine Optimization) a une incidence majeure sur les techniques d’écriture contemporaines. La question est : jusqu’à quel point nous adaptons-nous à ces systèmes ? Selon Jaron Lanier, le renommé test de Turing, davantage qu’à démontrer si une machine est capable de penser comme un être humain, témoigne bien plutôt de la manière dont les humains se rabaissent à un niveau acceptable pour les machines. Dans son œuvre Spam Bibliography, l’auteure Angela Genusa réorganise les spams qu’elle a reçus par mail sous la forme d’une bibliographie académique, valorisant ainsi des textes générés automatiquement, qui sont généralement considérés comme des détritus.
Q3 : Pouvez-vous décrire deux de vos projets récents ?
R : J’aimerais citer deux projets liés aux points évoqués précédemment. Le premier est une collaboration avec l’artiste allemand Sebastian Schmieg et les utilisateurs de Kindle d’Amazon. Networked Optimization est une série de trois versions de livres célèbres d’aide personnelle (self-help), créés de façon contributive (crowdsourcing). Chaque livre contient le texte en entier, qui est toutefois rendu invisible car il est écrit en blanc sur un fond blanc. Les seules parties du texte qui peuvent être lues sont celles appelées les « popular highlights », soit les passages qui ont été surlignés par de nombreux utilisateurs de Kindle, dont on indique combien de fois où ils l’ont été. À chaque fois qu’un passage est surligné, il est automatiquement stocké dans la banque de données d’Amazon. Le projet met en place un processus d’optimisation récursive, dans laquelle les livres d’aide personnelle, qui ont généralement pour but d’« optimiser » certains aspects du comportement, sont à leur tour optimisés par les lecteurs eux-mêmes. Alors que la coïncidence entre lire et écrire est démontrée dans son environnement « naturel » en littérature, la quantification qui caractérise ces passages les plus populaires est liée à la valeur que les lecteurs affectent à un passage en particulier.
Le second projet est intitulé Douglas Rushkoff’s New Book. Douglas Rushkoff, l’auteur de Progam or Be Programmed, a quitté Facebook en 2013 car « le site fait des choses à notre insu, lorsque nous ne sommes même pas là. Il nous représente mal (misrepresents) en permanence envers nos amis, et représente encore plus mal ceux qui sont devenus nos amis auprès d’autres personnes ». En utilisant MySocialBook, une plateforme en ligne qui permet d’imprimer des livres depuis des profils Facebook personnels, ceux de nos amis, et d’autres pages, j’ai créé un livre composé de la page destinée aux fans que Rushkoff a abandonnée en 2013, en sélectionnant une période durant laquelle il l’utilisait souvent. La disposition du livre est automatiquement déterminée par les métadonnées de Facebook : par exemple, la photo la plus populaire – c’est paradoxalement celle qui annonce le départ de Rushkoff du réseau social – occupe la première page, accolée au nombre de « j’aime » qu’elle a obtenu.
Q4 : La plupart des projets que vous menez, ou auxquels vous vous êtes intéressé par le biais de P-DPA [Post-Digital Publishing Archive, site Internet de Silvio Lorusso] sont assez expérimentaux. Ils me fascinent totalement, et je les trouve complètement intrigants. Toutefois, lorsque je travaille avec des amis et des clients sur le futur de l’édition, je trouve qu’il est difficile pour eux de comprendre ce que cela signifie, et la manière dont ils anticipent l’évolution des publications. Quel est votre avis en la matière ? De quelle manière pensez-vous que les exemples évoqués plus haut préparent la voie pour le futur de l’édition ?
R : Je pense que la raison pour laquelle il est difficile de relier ces travaux expérimentaux à l’industrie de l’édition tient précisément au fait qu’ils repoussent les limites de ce qu’on appelle généralement « édition ». Les exemples abordés dans la question 2 offrent une notion radicalement inclusive et holistique de l’édition, difficile à intégrer dans les logiques commerciales, mais faisant partie de nos vies connectées. Les projets que je mène, et ceux qui m’intéressent, démontrent au moins que l’édition digitale ne concerne pas seulement des media luxueux, des interfaces brillantes et des gestes fluidifiés (smooth gestures). En espérant ne pas avoir l’air réactionnaire, je crois que les formats traditionnels, tels que le livre imprimé, peuvent être la fin appropriée à de vraies pratiques digitales. Après tout, Print On Demand n’aurait pas pu exister sans le web 2.0, les documents PDF, etc.
Cela dit, quelques connexions entre des pratiques expérimentales et l’édition en tant qu’industrie existent bel et bien. L’écriture sans écriture est devenue banale : il a quelques mois, un livre écrit par l’artiste Cory Arcangel, incluant une collection de tweets triés contenant la phrase « en train de travailler sur mon roman », a été publié par la maison d’édition Penguin. La gamme des « livres de spam » s’élargit de jour en jour : ces assemblages algorithmiques de contenu en accès libre, par exemple des articles Wikipedia, sont générés en masse, et vendus par des maisons d’édition spécialisées. Phillip M. Parker, un économiste qui avait déjà publié en 2008 plus de 200 000 livres, a même breveté la manière de les produire.
Traduit de l’anglais par Cyril André & Coline Esposito-Fava
1 Cet entretien a été réalisé par Nicolas Nova. Il a été publié en anglais dans Nicolas Nova et Joël Vacheron, Dadabot: An Introduction to Machinic Creolization, Morges, IDPURE éditions, 2015.
2 L’écrivain François Bon suggère de rendre en français la notion d’ « uncreative writing » développée par Goldsmith par l’expression « écriture sans écriture » (www.tierslivre.net/spip/spip.php?article4016).
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