L’appropriation de l’espace public par les manifestants est une dimension essentielle dans la construction de la citoyenneté entendue comme une lutte pour la reconnaissance sociale et politique des personnes qui arrachent le droit de s’insurger et de revendiquer de façon autonome pour construire autrement le politique (Mebtoul, 2018). La citoyenneté ne sort pas du néant. Pour reprendre la formule de Simone de Beauvoir, à propos des femmes, on n’est pas né citoyenne ou citoyen, on le devient à force de combativité dans un ordre social et politique producteur d’assujettissement et de non-citoyenneté, à la quête de sujets dépendants et obéissants, restant à la merci de tout pouvoir d’ordre capable d’imposer la candidature de Bouteflika au Vème mandat présidentiel. Elément de trop dans cette longue humiliation d’une population, qui n’en pouvait plus de rester dans un état d’expectative face au mépris du politique qui dure depuis 1962. Incontestablement, l’appropriation de l’espace public a été déterminante. Elle a aboutit à des résultats politiques significatifs en faveur de la population.
S’insurger dans l’espace public : des résultats probants
L’appropriation de l’espace public par les manifestants depuis 16 semaines, a produit des résultats significatifs qui marqueront l’histoire politique de l’Algérie post-indépendante. C’est en effet sous la pression du mouvement social que Bouteflika a été contraint de quitter le pouvoir. Le chef d’état major et vice-ministre de la défense, Gaïd Salah, par peur de se voir lui-même destituer par le frère du président, Saïd Bouteflika, a usé de la force pour exiger la démission de Bouteflika, le 2 avril 2019. L’arrestation d’un certain nombre d’oligarques et d’acteurs proches du pouvoir, n’aurait jamais pu se réaliser sans la détermination des manifestants qui n’ont cessé de crier dans l’espace public leur aversion à leur égard du fait de la dilapidation de l’argent public. Enfin, le pouvoir a subi un échec important en étant contraint d’annoncer le 2 juin 2019 le report des élections présidentielles prévues le 4 juillet 2019. Deux candidats peu crédibles politiquement se sont présentés, obligeant le conseil constitutionnel à reporter la parodie électorale.
Autant d’éléments positifs qui n’effacent pourtant pas le blocage politique entre les deux catégories d’acteurs. D’une part, le pouvoir maintient par la force les élections présidentielles à une date non précisée. Il « invite » les partis politiques et la « société civile » domestiquée par le système politique, à « dialoguer » pour concrétiser cet objectif d’ordre strictement électoral avec les mêmes hommes politiques. D’autre part, les acteurs du mouvement social exigent la reconnaissance d’une période de transition démocratique devant être gérée par des hommes et des femmes n’ayant jamais fait partie du système politique autoritaire et corrompu. Après l’annonce le 6 juin 2019, du report des élections présidentielles par le président par intérim Bensalah, reproduisant textuellement le discours antérieur de la hiérarchie militaire, les manifestants se sont de nouveau mobilisés en force le vendredi 7 juin 2019, dans l’espace public, pour réaffirmer le refus du diktat de la décision du pouvoir de privilégier de nouveau les élections présidentielles et pour refuser le choix d’un président devant conforter, en réalité le système politique actuel.
S’affirmer politiquement dans l’espace public
Dans la société algérienne insuffisamment constituée de contre-pouvoirs crédibles, organisés et autonomes à l’égard du pouvoir central, l’appropriation active de l’espace public représente l’unique possibilité qui permet – à force d’abnégation, de ténacité et de mobilisation des manifestants sur une longue durée- l’émergence de la citoyenneté. Celle-ci, loin d’être un statut octroyé par un pouvoir ou toute autre institution, s’impose d’abord par la mise en oeuvre de pratiques sociales autonomes des manifestants. Ce sont des façons de faire des personnes qui ont la volonté de s’affirmer politiquement, les conduisant à intégrer des collectifs motivés par une solidarité irréprochable. L’appropriation de l’espace public, loin de se limiter à une marche banale, se construit dans la reconnaissance mutuelle entre les manifestants, à partir de revendications politiques portées sur l’espace public. Le slogan « dégage système », du fait même de sa généralité, a été déterminant dans l’engagement des personnes à adhérer à l’action collective. Il est essentiel de mettre en exergue le fait « qu’il n’y a de citoyenneté qu’active associant les deux pôles du rapport à soi (ce que la tradition antique appelait la « vertu » du citoyen, ce que Gunsteren appelle sa « compétence ») et du rapport aux autres (coopération, reconnaissance, solidarité) » (Balibar, 2011). Ces pratiques sociales se déploient dans un espace public caractérisé comme un lieu de confrontation politique qui peut prendre des formes pacifiques et violentes, entre d’une part, le pouvoir qui ne cesse de l’encadrer, de le contrôler, d’user de tous les moyens appartenant à la collectivité (argent, medias, forces de police, etc.) pour reproduire son autorité de fait et d’autre part, les tentatives d’appropriation des manifestants qui s’opposent frontalement au système politique actuel, dont il est difficile d’occulter son histoire dominée par la force, la production de la stagnation collective, la ruse et les manipulations, qui ont permis d’avoir la mainmise sur l’espace public depuis 57 ans.
L’espace public : un lieu de confrontation
Il importe de décrire les violences physiques et symboliques au cœur de l’affrontement pouvoir-manifestants, pour mieux comprendre les enjeux décisifs qui se cristallisent dans cette opposition de plus en plus visible et tendue, se cristallisant dans ce double terme : appropriation-interdiction de l’espace public. Ce n’est pas un hasard si c’est à la Grande Poste d’Alger, « édifice néomauresque emblématique de la capitale, que la foule entonne La Casa del Mouradia, Hymne de contestation dès le vendredi 22 février, date de la première marche pacifique contre le régime» (Correia, 2019). La Grande Poste va devenir le lieu le plus prisé des manifestants d’Alger. Il a permis la constitution de collectifs diversifiés, engagés quotidiennement dans des débats publics sur les évènements politiques actuels. La liberté de parole des manifestants vient de leur ingéniosité à produire de la dérision politique selon une longue tradition en Algérie, depuis les blagues sur l’ancien président Chadli, durant les années 1980. L’élaboration de slogans profondément novateurs, leur visibilité sociale dans le monde, leur impact profond dans la société, ne pouvaient que fragiliser le pouvoir. L’appropriation de l’espace public par les manifestants, a été essentielle dans la prise de conscience de leur force collective.
Dans son ouvrage, « Nature du totalitarisme », Hannah Arendt (1990) met en évidence « cette dualité de l’être humain comme indifférent de tous les autres dans la vie privée et comme citoyen égal à tous les autres dans la vie publique » (cité par Rousseau, 2019). Dès lors, La Grande Poste mais aussi d’autres espaces publics « habités » temporairement par les marcheurs, vont apparaître comme des lieux dangereux pour le pouvoir qui va progressivement « s’installer » dans l’affolement depuis au moins trois semaines ; d’où la tentative autoritaire pour maîtriser les zones d’incertitude (multiplication de barrages pour interdire la libre circulation des personnes vivant en Algérie, répression, humiliations multiples, fouilles systématiques, arrestations, etc.). Le régime politique autoritaire, fonctionnant en surplomb de la société, n’a jamais accepté ce qu’il a toujours appelé de façon arrogante « l’anarchie », « les fauteurs de troubles », « les complots », lui préférant des termes qui évoquent l’ordre, la sécurité, la stabilité, pour nier toute dynamique conflictuelle pourtant centrale dans une optique de changement social et politique. Ce que les acteurs institutionnels nomment fièrement la stabilité de la société algérienne, est une construction idéologique qui permet de cacher les tensions, les conflits permanents au quotidien dans les différents espaces sociaux (Mebtoul, 2008).
Le pouvoir en place ne pouvait pas supporter ce souffle relationnel puissant, joyeux au cœur du mouvement social. Pour ce faire, le pouvoir local n’hésite pas faire valoir « subitement » des risques d’un écroulement des escaliers de la Grande Poste. Cet espace public est donc repris brutalement aux manifestants. Les forces antiémeutes munies de casques, de boucliers et de gourdins, encerclent l’enceinte de la Grande-Poste. Le forcing du pouvoir se manifeste dès lors par la fermeture de certains espaces publics importants. Ils sont en effet des lieux caractérisés par la domination des différents pouvoirs qui se sont succédé en Algérie depuis la colonisation. Le centre de la ville n’est pas un espace neutre. Il a toujours été approprié par les dominants (Tunnel de la faculté d’Alger, la Grande Poste, le palais du gouvernement, la présidence El Mouradia, etc.), éjectant à la marge « les classes dangereuses » et en particulier les zawali, les jeunes des quartiers stigmatisés qui ont su donner avec courage le ton de la contestation politique dans l’espace public.
Le refus politique de la citoyenneté
Observons les multiples violences au quotidien qui prennent corps dans l’espace public au cours des marches du mardi et du vendredi. Des étudiants ont été au cours de leur marche de mardi dernier, frappés violemment par la police. On peut rappeler l’image sociale dévoilant un étudiant dont la gorge a été brutalement prise d’assaut par le policier. Le refus politique de la citoyenneté s’exprime par la limitation du déplacement des manifestants, se voyant refoulés comme des moins que rien dans leur ville d’origine, le contrôle et le retrait par la force de tout objet étiqueté arbitrairement de « suspect ». Le pouvoir ne supporte plus sa remise en question de façon civique, pacifique et libre : drapeau, pancartes mentionnant des slogans originaux qui décodent de façon acerbe les discours du pouvoir. Celui-ci multiplie les arrestations brutales et illégales des manifestants (plus d’une centaine selon la ligue des droits de l’homme d’Alger), les laissant croupir de façon inhumaine pendant des heures dans des commissariats. Ces violences qu’il importe de mettre constamment en lumière prouvent que le pouvoir est loin d’avoir abdiqué face au mouvement social. Il lui semble donc important de produire de la tension dans l’espace public pour s’opposer à l’émergence de la citoyenneté, enjeu central aujourd’hui, devant permettre au mouvement social de devenir une force collective organisée, et de ne pas se contenter d’une sorte de représentation tronquée, artificielle, rapide et incertaine, qui privilégirait l’électeur au détriment du citoyen (Rousseau, 2019). C’est précisément dans l’appropriation active et continue de l’espace public, que les manifestant (es) peuvent arracher en priorité les libertés publiques et individuelles, indissociables d’un régime de citoyenneté.
Références bibliographiques
Arrendt Annah, 1990, Nature du totalitarisme, Paris, Payot.
Balibar Etienne, 2011, Citoyen Sujet et autres essais d’anthropologie philosophique, Paris, PUF.
Correia Michaël, 2019, « Une longue tradition de contestation. En Algérie, les stades contre le pouvoir », Le Monde diplomatique, mai 2019.
Mebtoul M., 2018, ALGERIE. La citoyenneté impossible ? Alger, Koukou.
Mebtoul Mohamed, 2008, Une vie quotidienne sous tension, Oran, GRAS.
Rousseau Dominique, 2019, « Rénover la démocratie », Revue des Sciences Humaines, n°24, mai-juin, 8-11.
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