Première publication in La Revue Internationale des Livres et des Idées Web, 01.06.2010, http:www.revuedeslivres.net/articles.php?idArt=535&page=actuEduardo Viveiros de Castro, Métaphysiques cannibales, PUF, coll. MétaphysiqueS, 2009, 216 pages. ISBN : 978-2-13-057811-6.
Le troisième volet de “Capitalisme et schizophrénie” vient de paraître. C’est ainsi qu’on pourrait qualifier le plus justement cette première parution en français d’un auteur hélas trop peu connu dans les limites étroites de l’hexagone. Anthropologue à l’audience restreinte à un cercle de spécialistes mais mondialement reconnu pour ses contributions novatrices dans sa discipline, il devrait par cet ouvrage qui synthétise trente années de recherches et de travail de terrain, apporter une contribution tout à fait majeure pour l’ensemble des sciences humaines, un peu à la façon de son “maître” Claude Lévi-Strauss. Véritable suite aux travaux de Deleuze et Guattari, au sens de la construction d’une “alter anthropologie” qui se déploie avec leurs concepts en resituant la dynamique qui va de l’anti-Oedipe à Mille plateaux, parcourant en quelque sorte le chemin inverse qui allait de la philosophie à l’anthropologie, ce petit ouvrage d’une densité et ampleur exceptionnelles, d’accès difficile mais extrêmement prometteur, constitue à la fois une interrogation et un renouvellement conceptuel pour l’anthropologie, et une manière extrêmement féconde de prolonger l’héritage des “auteurs de l’oeuvre la plus importante, du point de vue d’une politique du concept produite en philosophie dans la deuxième moitié du XXe siècle”. Et aussi pour la raison invoquée une fois de manière bien sûr provocatrice, que “Les Indiens sont deleuziens [[Une figure humaine peut cacher une affection-jaguar, in Multitudes n° 24, printemps 2006, p. 50.”
Le titre de l’ouvrage peut paraître au premier abord mystérieux. Il s’agit là pour De Castro de nous inviter à repenser ce qui est en fait un concept central de la pensée amérindienne : la relation à autrui définie à partir de la prédation. Tout le chapitre huit “Métaphysique de la prédation” revient sur le phénomène répandu du cannibalisme [[Sur ce point précis, on lira avec intérêt la contribution de Giuseppe Cocco dans le n° 35 de la revue Multitudes sur l’anthropophagie au Brésil. L’auteur développe une réflexion à partir du “Manifeste anthropophage” d’Oswald de Andrade (1928) et reprend la thèse de De Castro qui s’en inspire. À partir d’une analyse fine des pratiques de cannibalisme, en tant qu’il s’agit par là de s’approprier le point de vue de l’autre par son corps, l’auteur étudie les implications politiques de cette pratique envisagées par De Castro : ” L’anthropophagie a été la seule contribution vraiment anti-coloniale que nous ayons engendrée. (…) Elle jetait les Indiens vers le futur (…) ; ce n’était pas une théorie du nationalisme, du retour aux racines, de l’indianisme. Elle était et elle est une théorie réellement révolutionnaire.” dans les sociétés amérindiennes, mais qui ne joue pas le même rôle dans les sociétés étatiques Mayas et Inca et dans les “sociétés sans état” de l’Amazonie. Le cannibalisme guerrier a généralement été interprété à tort en termes de sacrifice humain, un acte préthéologique fondé sur des distinctions sacré/profane, humain/divin, immanence/transcendance des sociétés “capturées” par l’état. Par un réexamen attentif des matériaux ethnographiques, de nombreux anthropologues ont montré que c’est tout autre chose qui se joue dans la mise à mort rituelle et la dévoration de l’ennemi : la capture de sa condition d’ennemi, l’incorporation de la perspective de l’autre, du contraire en tant que point de vue sur le soi [[C’est le sujet d’un livre d’Eduardo de Castro, From the Enemy’s point of View : Humanity and Divinity in an Amazonian Society, Chicago, 1992.. Le cannibalisme est une “sémiophagie” d’autodétermination réciproque par le point de vue de l’autre. Quand tout le groupe consomme rituellement les signes du corps de l’ennemi, on a affaire à un “processus de transmutation de perspectives” (p. 112) tout à fait réel, et non à un rapport imaginaire à une divinité comme dans le sacrifice.
Complexe, multidirectionnel, fragmentaire, ce livre se veut élément d’un brouillon “qui a commencé à être mis au propre par certains anthropologues qui sont responsables du profond renouveau de la discipline” (p. 9). Il doit être considéré comme l’agencement d’une série de “plateaux” d’une oeuvre collective en cours d’élaboration, une oeuvre qui n’aurait pas quatre mais huit, dix, douze mains pour composer la proposition pour une nouvelle anthropologie ; car c’est bien dans le cadre d’un chantier de grande envergure que se positionne De Castro : “Notre discipline est déjà en train d’écrire les premiers chapitres d’un grand livre qui serait, pour elle, comme son Anti-Oedipe.” (p. 7)
L’Anti-Narcisse serait le nom d’un grand livre imaginaire que l’auteur aurait aimé écrire avec quelques collègues, d’une oeuvre collective regroupant les travaux d’autres anthropologues proches connectés eux aussi explicitement ou pas à certaines idées de Deleuze : Roy Wagner, Marilyn Strathern, Tim Ingold, pour ne citer que les principaux acteurs d’une double entreprise transdisciplinaire : “se rapprocher de l’idéal d’une anthropologie en tant qu’exercice de décolonisation de la pensée et proposer un autre mode de création de concepts que le mode philosophique” (p. 12).
Anti-Narcisse parce que tous ces travaux post structuralistes voudraient être à l’anthropologie ce que l’Anti-Oedipe a été à la psychanalyse. Souvenons-nous, le premier tome de “Capitalisme et schizophrénie” s’était attaqué aux fondamentaux de la psychanalyse, le rabattement du désir sur la triangulation familiale, la conception réactionnaire du désir comme défini par la loi du manque, la contention de la production désirante dans un théâtre de représentations clos sur l’individu, et surtout, parce que la psychanalyse aurait légitimé les rapports d’autorité dont le capitalisme a besoin. En fin de compte, Deleuze et Guattari appelaient même à se débarrasser de la psychanalyse, comme de la sociologie du reste.
De Castro appelle au même genre d’opération salutaire radicale, sachant que Narcisse pourrait être considéré comme une figure tutélaire d’une discipline longtemps majoritairement orientée sur une définition de l’Autre à partir du Même, pour voir l’Autre à partir des catégories du Même ou voir le Même dans l’Autre ; pour ne voir fondamentalement dans l’Autre que les manques qui le rendent différent de nous. La recherche du critère de démarcation qui distinguerait nous et les autres a pu se situer à tour de rôle ou en même temps dans l’écriture, l’histoire, la science, le capital, et surtout nourrir les entreprises de “civilisation” les plus redoutables.
De multiples façons de créer des divisions hiérarchiques qui renvoient à un partage entre civilisation occidentale et les autres ont alimenté un imaginaire de l’anthropologie. “Eux”, les “Autres”, c’est ceux qu’aujourd’hui on ne sait plus trop comment nommer (surtout que la France ne reconnaît pas l’appellation de “peuple autochtone” [[Au nom de l’unité nationale républicaine, la France refuse de signer la Convention 169 relative aux droits des peuples indigènes et tribaux, adoptée en 1989 par l’OIT, agence de l’ONU, qui reconnaît un ensemble de droits fondamentaux essentiels à la survie des peuples indigènes (droits de disposer d’eux-mêmes, de leurs terres et de leurs ressources). Seul instrument international juridiquement contraignant elle constitue la référence internationale en matière de défense des droits des peuples indigènes. En ratifiant cette Convention, les Etats s’engagent à garantir l’intégrité physique et spirituelle des peuples indigènes vivant sur leurs territoires et à lutter contre toute discrimination à leur égard.), primitifs, sauvages, indigènes, vu le regain d’intérêt exotique à leur propos (voir les péripéties autour de la création du dernier musée “colonial” au Quai Branly). Et cette division a abondamment alimenté une anthropologie jamais très éloignée de sa matrice première, le colonialisme, mais ne prononçant bien sûr ses jugements qu’au nom de la science. Au nom d’un modèle de la pensée scientifique, modèle de la connaissance objective depuis la fondation des sciences modernes, qui garantit la séparation et l’occultation du lien entre sujet et objet, fait et valeur, épistémologie et politique, une manière très intérressée “de faire le choix politique du caractère non politique d’une Vérité” (Stengers). Et c’est ce modèle politique qu’il faut absolument subvertir pour remplacer la relation entre sujet connaissant et objet connu par une relation entre deux sujets producteurs de connaissance. Ce qui change tout le problème de l’anthropologie dès lors qu’il s’agit de demander aux “objets” ce qu’ils pensent, c’est-à-dire en fin de compte de se confronter à une autre anthropologie. Faire de l’anthropologie revient alors, comme le résume De Castro, à comparer des anthropologies, celle des indigènes et la nôtre.
L’Anti-Narcisse se voudrait donc une réévaluation générale de l’anthropologie, sa posture, ses concepts, qui assume pleinement sa continuité avec la définition deleuzienne de la philosophie comme création de concepts, mais en reprenant la discipline de l’intérieur, et principalement depuis le chemin parcouru par Lévi-Strauss lui-même avec notamment un questionnement très pertinent des transformations du modèle “structuraliste” classique – “conçu pour rendre compte de la forme plutôt que de la force, du combinatoire mieux que du différentiel, du corpusculaire plus facilement que de l’ondulatoire, de la langue au détriment relatif de la parole, de la catégorisation par préférence à l’action” p.118 – et surtout de ses discontinuités marquantes entre ” Les structures élémentaires de la parenté” de 1949 et la série des”Mythologiques” .
C’est un ouvrage s’adressant d’abord aux collègues de la discipline, qui se situe par rapport à ses orientations actuelles.
D’un côté, principalement toutes celles qui s’enferrent dans les impasses de la dualité tranchée nature/culture, la quête d’universaux comme dans les thèses de la réduction cognitiviste en vogue actuellement (à l’instar du lauréat du 1er prix “Lévi-Strauss” qui cherche dans le cerveau les bases d’une théorie naturaliste de la culture).
Et de l’autre, avec tout un ensemble de recherches qui ont à voir avec ce que Bruno Latour nomme “anthropologie symétrique” fondée sur la remise en cause des oppositions, divisions, disqualifications qui visent à traiter différemment peuples traditionnels et modernes.
Mais l’intérêt majeur du livre vient de ce qu’il va au-delà des controverses intradisciplinaires pour ouvrir, converger sur des questionnements qui ont émergé sur tous les terrains de lutte des “savoirs assujettis”, notamment dans les variantes de féminisme, de mouvements écologistes ou autochtones, qui relèvent de ce qu’on peut appeler une politique des savoirs ; tous les milieux où se trouvent problématisés les modes de production dominants du savoir, leur constitution, leur clôture, leur neutralité et leur objectivité.
D’ailleurs, E. De Castro annonce clairement la convergence de son propos avec un ensemble de travaux transdisciplinaires qui refusent d’occulter le caractère nécessairement situé de tout savoir, au-delà de la réflexivité critique et du repli épistémologique qui ont borné bien longtemps les tentatives pour sortir des modèles qui ont longtemps identifié les sciences et pour penser les rapports sciences/pouvoirs autrement qu’en termes de préservation d’une autonomie menacée.
Le perspectivisme
C’est par un premier article écrit en 1996 que De Castro a élaboré sa thèse sur le perspectivisme, en tant qu’ensemble d’idées et de pratiques, véritable cosmologie, qu’il a rencontré dans de nombreuses sociétés amérindiennes, sans avoir vraiment de réception à la mesure de sa portée conceptuelle. Une traduction française paraissait dans l’anthologie publiée en 1998 par Eric Alliez “Deleuze. Une vie philosophique” et il semble que sa thèse ait de nouveau été limitée à une description ou interprétation de certaines conceptions autochtones localisées, une variante d’animisme, sans que soit envisagée la portée plus générale d’une proposition essentielle qui concerne notre manière de penser. Pourtant il s’agissait bien d’une interrogation qui se plaçant sous l’exergue d’une citation de Deleuze ” Le point de vue est dans le corps, dit Leibniz” (Le Pli) allait au-delà des limites assez étroites des ouvrages s’accumulant les uns après les autres sur le philosophe et spécialisés dans le commentaire, l’explication ou le rabattement dans l’histoire des systèmes philosophiques. Il semble aussi que peu d’anthropologues aient saisi le sens de la démarche de De Castro parce qu’au-delà des controverses internes à la discipline l’enjeu portait sur la définition même de l’anthropologie comme science humaine, et que l’on va difficilement à rebours de deux siècles d’histoire d’institutionnalisation disciplinaire. Derrière l’énoncé théorique, il y avait une thèse politique: au fond c’est l’identité même de l’anthropologue qui est remise en cause, l’identité professionnelle, académique, scientifique, une identité qui rime avec objectivité, rationalité, vérité, neutralité, liberté de la recherche, une identité qui s’illusionne sur l’idée d’autonomie de la recherche qui serait garante d’une “bonne science”.
E. De Castro raconte que le point de départ qui l’a conduit à formuler sa thèse sur le perspectivisme est une anecdote rapportée par C. Lévi-Strauss dans “Race et histoire”. Dans ce petit texte écrit en 1952 pour l’UNESCO, trois ans après sa thèse “Les structures élémentaires de la parenté”, le chapitre 3 tente de montrer que finalement l’ethnocentrisme constituerait une attitude universellement partagée par tous les peuples.
L’attitude de rejet des autres cultures, leur déni même comme culture et leur renvoi dans une nature sauvage ou barbare représenteraient un point de vue assez général dans l’histoire de l’humanité. Plus même selon Lévi-Strauss, cette attitude qui rejette les sauvages hors de l’humanité serait “l’attitude la plus marquante et la plus distincte de ces sauvages même” (p. 20). Pour ces peuples, l’humanité s’arrêterait aux frontières du groupe.
Pour l’illustrer il rapporte l’anecdote suivante : “Dans les Grandes Antilles, quelques années après la découverte de l’Amérique, pendant que les Espagnols envoyaient des commissions d’enquête pour rechercher si les indigènes possédaient ou non une âme, ces derniers s’employaient à immerger des blancs prisonniers afin de vérifier par une surveillance prolongée si leur cadavre était, ou non, sujet à putréfaction.” (p. 21)
En réfléchissant à la différence de comportement des indigènes et des Espagnols et en la rapportant à “la notion de multiplicité perspective intrinsèque au réel” qu’il a rencontré au cours de ses recherches sur la praxis amérindienne, De Castro a complètement renversé l’interprétation de Lévi-Strauss. Il a compris que la différence cruciale entre les sujets se situait pour les premiers sur le plan du corps et pour les seconds sur le plan de l’esprit. Pour les uns, le critère de définition de l’humanité se situe dans l’esprit (en ont-ils ou pas ?), pour les autres dans le corps, non pas biologique, mais comme système singulier d’affects (ont-ils un corps semblable ou sont-ils des esprits ?) Pour les Indiens, il n’est pas question de dénier l’humanité à qui que ce soit puisqu’elle est au contraire la condition de tous les existants du cosmos en tant qu’ils occupent la position de personne, sujet, à distinguer de l’humanité comme espèce. Le monde est peuplé d’un ensemble de sujets, humains et non humains qui se distinguent par des points de vue différenciés correspondants à des éthos, des manières d’être.
On a donc bien à faire avec deux régimes ontologiques distincts qui se distinguent par ce qu’ils définissent comme appartenant à la sphère du donné et celle du construit. Pour l’Indien, le donné c’est l’esprit, le construit c’est le corps.
A la différence de ce qui a été conceptualisé comme animisme (humains et animaux se ressemblent) et comme totémisme (les différences entre humains ressemblent aux différences entre animaux), pour le perspectivisme “tous les êtres voient (“représentent”)le monde de la même façon- ce qui change c’est le monde qu’ils voient.” (p. 38) Généralement, l’anthropologie, multiculturaliste par définition, a interprété ce fait dans les termes d’un relativisme culturel. Chaque culture construirait des représentations subjectives, donc partielles, partiales, à propos d’un nature unique, objet commun indifférent à toutes les représentations. Or une perspective n’est pas une représentation. Bien au contraire. A cette idée familière de diversité des représentations d’un monde identique, caractéristique de l’univers de pensée propre à ce que Descola a très bien caractérisé comme “l’ontologie naturaliste” de notre monde moderne, les Indiens opposent une unité de la représentation appliquée à une diversité de “natures”.
est un multinaturalisme
Toute l’histoire de la discipline anthropologique, et tout l’oeuvre de Lévi-Strauss jusqu’aux “Mythologiques”, est construite sur la division entre le champ de la culture – son objet d’étude – et ce qui appartient à la nature – abandonnée aux sciences dures. Et elle ne fait là que reconduire et développer un paradigme relativement dominant, principe qui organise non seulement les savoirs mais aussi les pratiques, qui structure le monde de la “modernité”. Lorsqu’elle étudiait la diversité des cultures, l’anthropologie le faisait sur fond d’une opération préalable, la mise à l’écart d’un “réservoir d’universalité”, la biologie d’un côté, le social de l’autre, l’unité du monde physique comme donnée postulée, de l’autre la pluralité des manières de symboliser comme domaine du construit. La nature exclue de l’anthropologie, on n’avait plus affaire alors qu’à des représentations sociales du monde naturel, des animaux, des plantes, donc de simples représentations qui n’atteignaient pas, ne remettaient pas en cause la réalité du monde objectif. Celle-là, c’était aux sciences de s’en occuper.
Une fois enferrée dans la dualité nature/culture, l’anthropologie n’avait plus d’autre issue que : soit d’expliquer la nature par la culture (le symbolique), soit la culture par la nature (l’environnement, le cerveau).
Mais depuis déjà quelques temps, de nombreux travaux d’anthropologues sur le monde non occidental ont commencé à montrer la nécessité d’abandonner l’universalité de la division nature/culture pour décrire des cultures qui tout simplement l’ignorent. Mais non seulement qui ignorent cette division, cette manière de répartir, de séparer, ce qui est lié par des pratiques, mais pour qui il n’y a pas de sens pour les termes même de la division. “No nature, no culture”, comme l’a écrit Marilyn Strathern.
Les enquêtes ethnographiques ont dû reconnaître que la manière dont les différents peuples entraient en relation avec ce que nous appelons “nature”, la manière de l’appréhender, d’en parler, n’avait rien à voir avec cette idée d’une nature extérieure, indépendante, régie par des lois autonomes, et qu’on avait à faire à plusieurs sortes de natures. Tout ce que l’anthropologie avait interprété à partir de ses catégories découlant de cette division était erroné ; sans remonter aux délires ethnocentriques flagrants, on peut dire pour raccourcir que l’anthropologie avait échoué par manque de prise en compte de l’équivoque dans la relation qu’elle institue avec ses sujets d’étude. De Castro insiste sur ce point essentiel, l’équivoque constitue une figure centrale de la relation interculturelle, “une condition de possibilité du discours anthropologique”. Car les Indiens ne parlent pas des mêmes choses que nous, et cela parce que leurs concepts sont différents. Donc l’équivoque, ce n’est pas juste une erreur, une difficulté de communication, une incompréhension qui bloquerait la communication. L’équivoque c’est au contraire admettre que les manières de comprendre sont différentes, au lieu de chercher par la comparaison l’idée d’un sens commun qui pourrait préexister. C’est admettre l’hétérogénéité des points de vue. L’équivoque, c’est reconnaître que le commun n’est pas un a priori mais le résultat d’une composition à effectuer.
Dans le monde de l’anthropologie francophone, c’est P. Descola [[Voir la présentation du colloque de Cerisy “Anthropologie Historique de la Raison Scientifique” organisé par Latour et Descola. qui a le mieux explicité les raisons d’abandonner le dualisme nature/culture, ou plus exactement de le régionaliser, d’en faire l’objet d’une anthropologie de la nature qui ne l’envisagerait plus que comme un cas particulier de relation entre humains et non humains. C’est ce qu’il appelle l’ontologie naturaliste qui serait spécifique à la cosmologie occidentale. Cependant si Descola récuse la dichotomie nature/culture pour les peuples non occidentaux, il la conserve pour le monde “moderne” et redouble en quelques sortes sa “naturalisation” en la transformant à la manière kantienne en schéma a priori de la pratique. Il réduit la dualité nature/culture à une simple disposition de l’esprit humain, ce qui est non seulement une erreur mais c’est faire l’impasse sur le fait que l’invention de la Nature, liée à son appropriation répond à la nécessité d’exclure, de mettre à l’écart, de décontextualiser, de rendre disponible comme chose et matériau pour un savoir-pouvoir, pour une appropriation, bref, le résultat et non le présupposé d’un régime de domination des choses et des hommes. Sinon, les raisons de l’émergence et de l’hégémonie du « naturalisme » demeurent effectivement « mystérieuses », tant que l’on s’en tient à la recherche d’un modèle épistémique général de comparaison des rapports humains/non-humains, parce que cette question de la domination semble tout simplement exclue de l’horizon intellectuel. Descola, et en cela il diverge fondamentalement de De Castro, perpétue le projet universalisant à prétention scientifique, objectivante, par une description classificatrice incapable d’inclure la perspective du sujet du savoir. Problème que l’on trouvera au contraire résolu chez Haraway, avec la reconnaissance du caractère nécessairement situé de tout savoir, ou dans la proposition d’une écologie des pratiques (Isabelle Stengers), c’est-à-dire la question de la co-présence problématique de pratiques qui ne sauraient être soumises à un intérêt supérieur. Disons que Descola ne fait que la moitié du chemin par rapport à B. Latour qui par son parcours dans l’anthropologie des sciences abouti à la même conclusion que De Castro : c’est pour nous aussi que la dualité ne tient pas. C’est la thèse de son livre “Politiques de la nature” : “…les autres cultures, parce qu’elles n’ont justement jamais vécu dans la nature, ont conservé pour nous les institutions conceptuelles, les réflexes, les routines, dont nous avons besoin, nous les Occidentaux, pour nous désintoxiquer de l’idée de nature. Si l’on suit les données de l’anthropologie comparée, ces cultures (pour utiliser encore ce mot si mal conçu) nous offrent des alternatives indispensables à l’opposition nature/politique en nous proposant des manières de collecter les associations d’humains et de non humains qui utilisent un seul collectif, clairement identifié comme politique” [[Bruno Latour, Politiques de la nature, La Découverte, 1999, p.64..
Latour reprend la notion de multinaturalisme à De castro pour décrire ce qu’il advient des pratiques scientifiques dès lors qu’on les délie du cadre épistémologico-politique qui leur fait dire autre chose que ce qu’elles fabriquent réellement ; dès lors qu’on les délie du partage entre ce qu’elles découvriraient comme “nature objective” mettant tout le monde d’accord et de l’autre la production de valeurs par les sujets. Plutôt que de nature, il faut alors parler d’associations, d’hybrides, de “faitiches”, et comme nous y invitait déjà S. Moscovici en 1972 [[S. Moscovici, La société contre nature, UGE, 1972., il faut remplacer la nature par la succession ou la diversité des états de nature indissociables des artifices et des savoirs qui les mettent en oeuvre.
Quand De Castro propose le concept de multinaturalisme, il l’annonce comme “le résultat de la rencontre entre un certain devenir-deleuzien de l’ethnologie américaniste et un certain devenir-indien de la philosophie de Deleuze-Guattari” (p. 61) en spécifiant qu’il s’agit de le mettre en lien avec ce qui émerge dans un certain nombre de programmes de recherches, du féminisme, de l’éthologie et de la philosophie des sciences.
Mais comme l’indique justement la référence à la définition du perspectivisme par Deleuze comme ontologie (si le mot convient !) de la relation des recherches qui engagent au-delà d’un cadre épistémique, c’est-à-dire qui n’opèrent plus la séparation entre structures cognitives et conditions d’existence.
Faire de l’anthropologie, ce n’est donc pas prendre la pensée des Indiens comme objet pour notre anthropologie occidentale, c’est se confronter à une autre anthropologie. Ce n’est pas créer des catégories générales pour voir chez les autres comment elles se réalisent. C’est reconnaître que le perspectivisme est un fait universel.
Dès lors, si tout est perspective, tout le problème est celui de la composition d’une multiplicité hétérogène de perspectives. C’est donc bien une proposition politique forte qu’énonce De Castro : les Indiens ont une pensée radicalement différente de la nôtre, et pas une “pensée sauvage” qui complèterait ou pire préfigurerait le devenir de la raison ou de la pensée scientifique. Le perspectivisme est une cosmopolitique qui offre des solutions aux “alternatives infernales” de la modernité capitaliste.
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