Depuis qu’ils se sont rencontrés il y a 38  ans, Fred Moten et Stefano Harney créent une pensée trempée dans les études littéraires et poétiques. L’idée, c’est de penser le politique de façon poétique, parce que le poétique résiste, il résiste à la politique. Parce que poétique et politique sont différents, mais pas séparés.

Quand ils entament une session d’étude en groupe, Fred et Stefano reprennent souvent une méthode de leur ami, le zapatiste Manolo Callahan, qui, dans son groupe de recherche conviviale, a l’habitude de poser une question aux personnes rassemblées : Comment êtes-vous venus ici ?

Parce que les simples trajets qui ont produit une assemblée sont déjà un enchevêtrement de poétique et de politique de la vie quotidienne. La façon dont on a attaché ses cheveux le matin, la musique qu’on écoute dans son casque, le métro qu’on a grugé, le Uber qu’on a pris tout en regrettant de participer à l’ubérisation de la société, ou le vélo choisi malgré la pluie, parce que c’est économiquement, et écologiquement un peu plus responsable…

Dans la vie quotidienne, les repères censés nous permettre de séparer la politique et le poétique semblent toujours insatisfaisants, inadéquats, à côté de la plaque. De sorte qu’on se sent envahis de toutes parts, qu’on voit la récupération partout, que la moindre esthétique semble pourrie par la politique, que la politique a l’air de n’être rien d’autre que du spectacle, de la dramaturgie, des actes qui s’enchaînent.

Fred et Stefano proposent une pensée alternative à cet état des lieux. Une pensée où le poétique résiste à la gouvernance politique et à ses combines, sans pour autant suivre à la lettre la grammaire de la critique résistante.

Au contraire, la résistantce consiste justement à naviguer un courant poétique, terriblement approximatif, déséquilibré, difforme, opaque, obscur, noir. Dans le brouillard. Dans le cirage.

Le poétique est politique parce qu’il est résolument hors-cadre. Hors-champs. Hors de portée de la gouvernance. En souterrain. En souscommun. Ce domaine à la marge, Fred et Stefano en font l’étude, des études noires, des black studies, des études qui s’intéressent à la noirceur, blackness, hors d’atteinte de la détermination clairvoyante et rationnelle, de la haute définition, de la spécialisation.

Se mouvoir et s’émouvoir et s’emmitoufler les uns contre les autres dans la noirceur, a l’ombre des phares de la gouvernance et de ses instituts. Parce qu’il semble qu’espérer dans les cadres, suivant la grammaire de ceux qui oppriment, c’est encore accepter la grammaire et les cadres. Parce qu’en fait, le diable ne se cache pas dans les détails, mais dans les procédures, dans les protocoles, dans les stratégies.

Alors il s’agit de ne pas se soumettre à l’étiquette de la gouvernance moderne, il s’agit de préserver l’imprévisible, de penser comment glisser entre les mailles de la gestion des risques, d’échapper aux périls de la performance de soi. Pour ça, Stefano et Fred choisissent de garder les risques et la performance, et de court-circuiter la gestion et le soi. De céder l’économie du propre, de la propriété, de l’appropriation à ceux qui s’y retrouvent, et de préserver le free-style des sales habitudes, de ce qu’on ne peut pas posséder, ni chiffrer, ni avoir pour soi. Laisser l’homme, l’individu, le sujet digne de crédit, celui dont on a dessiné la figure aux grandes heures du capitalisme colonial. Laisser ce sujet souverain régner sur la transparence et l’ordre. Son optique ne surveille que les matières éclairées. Son œil ne regarde que la scène. Il ignore les coulisses, les dessous, le dehors. Les 99 % de matière noire. Plutôt que le domaine de la gestion algébrique, du sujet à propos, du propriétaire accompli, Fred et Stefano proposent, suivant Cédric J. Robinson, le principe d’incomplétude. D’où le nom de leur prochain manifeste, All Incomplete.