À l’heure de la « distanciation » sociale, du danger d’un repli belliciste dans des microstructures faussement invulnérables, de la menace de rupture des interdépendances, du choix de positions solipsistes et identitaires, nous n’avons jamais eu autant besoin de « liens faibles ». Rappelons-nous ce concept, introduit en sociologie par Mark Granovetter en 1973 pour décrire tous les liens étrangers aux solidarités familiales, professionnelles et amicales immédiates. La thèse de Granovetter, dans l’article classique « La force des liens faibles1 » est construite sur l’opposition entre des « liens forts » (amitié, famille, mariage, travail, etc.) et des liens sociaux, à faible charge affective ou officielle, mais essentiels dans le fonctionnement des interactions humaines : relations en public, rencontres, dialogues sur internet, liens lointains et distendus : des rencontres d’un jour qui s’inscrivent en nous, l’attachement à tel personnage de fiction, la reconnaissance à l’inconnue qui nous donne une information précieuse via internet, les relations au long cours mais lacunaires (ces « amis » qu’on voit tous les dix ans et dont on a repris des nouvelles en temps d’épidémie), le souci de victimes inconnues du Covid 19, la solidarité créée par l’occupation d’une place ou d’un rond-point pour quelques semaines, l’amour partagé d’une équipe sportive, d’un genre musical ou d’une série télévisée ou d’un café, les liens faibles font la texture de notre vie, indissolublement sociale et intérieure.
En rendant les liens de proximité sociale ordinaires impossibles ou en menaçant de les traquer par une application, en nous invitant à réduire nos relations aux liens familiaux supposés les plus forts et à pratiquer un individualisme de précaution, l’expérience sociale à l’échelle du monde engagée par le confinement face au Covid 19 n’a pas détruit cet écheveau de liens faibles qui fait la texture de la vie commune, elle l’a au contraire densifié et redéployé. Jour après jour, elle a montré à quel point la résilience de la société et l’activité démocratique tenaient justement aux liens faibles : ceux des praticiens de l’hôpital, quels qu’ils et surtout elles soient, à l’égard des malades, ceux des innombrables makers investis dans la fabrication de masques ou des restaurateurs se dévouant à réconforter les soignants, ceux des voisins entraperçus par la fenêtre à 20h00, ceux des sourires et des caissiers, ceux des formes d’empathie perçues en visio-conférence ou lors d’une livraison : jamais nous n’avions appris à faire autant de sens, autant de lien, à partir de si peu. Et à côté de ces formes incarnées d’attention, les liens faibles imaginaires ou virtuels se sont démultipliés : jamais nous n’avons autant voyagé et conversé dans l’imaginaire.
Ces liens sont négligés traditionnellement par la réflexion éthique et politique, et sont pourtant au cœur des formes contemporaines de l’attention. La société est tenue certes par les liens forts dans les cellules familiales confinées, et liées par la communication « à distance ». Mais aussi par les liens que crée la découverte de nos dépendances : notre vie dépend des soignants (caretakers) si nous tombons malades ; mais elle dépend aussi, au quotidien, de tous ces acteurs du care qui prennent soin de nous de près et de loin.
La démocratie elle-même est transformée par ce concept, d’institution ou de forme politique en une forme de vie désormais tissée par/dans des liens faibles. La démocratie vit, aux sens vital et social, de la faiblesse ou la plasticité des liens qui unissent les citoyens, plutôt que de leur lien fort au pouvoir. Ainsi, la résistance toute provisoire de nos sociétés ne se réduit pas à la capacité adaptative de ses structures économiques et n’est pas conditionnée par l’émergence d’un pouvoir fort. Elle tient plutôt à l’importance des récits partagés, des lieux devenus communs, des relations ténues, des liens à distance rendus possibles par nos systèmes mondiaux d’information, du souci des autres qu’ils soient tout près ou au loin, des gestes ordinaires et gratuits que nous sommes désormais conduits à réinventer : la texture de notre monde s’étend par-delà le plus proche et le plus ressemblant, par-delà les appartenances officielles et les certificats vérifiables, par-delà les frontières et les communautés définies du dehors, sans qu’une instance souveraine puisse décider et programmer son importance.
[voir Endémie]
1 M. S. Granovetter, « The Strength of Weak Ties », American Journal of Sociology, vol. 78, mai 1973, p. 1360-1380.