Cette réflexion tente de démonter et de reformuler ce que l’on pourrait entendre par IA en démontant les notions d’« artificialité » et d’« intelligence ». La figure de la chimère, en tant que trickster de l’ordre naturel, peut nous y aider, à la fois dans la mesure où c’est une créature mythologique et dans la mesure où c’est aussi un phénomène génétique. Le chimérisme nous permet d’élargir le concept d’« intelligence artificielle » vers celui de « cognition synthétique » − une approche qui met en question la dualité entre « artificiel » et « authentique », amplifie les méthodes de cognition non-humaines, et anticipe les modes de symbiose entre les dichotomies imposées.
La chimère est synthétique, mais pas artificielle
Avec le volume collectif Chimeras1, nous avons dressé un inventaire pour accueillir des chercheurs et des artistes qui mobilisent des cadres très différents, leurs méthodologies allant de l’inter-espèce, du handicap, du monstrueux au féministe ou au décolonial. Les contributions proviennent également de penseurs et de technologues engagés dans le domaine de l’IA. Cette multitude de perspectives résiste aux classifications épistémiques et reflète la fragmentation continue des taxonomies qui caractérisent actuellement notre ère informatique. En remettant en question les normes fabriquées qui constituent et maintiennent les notions d’« artificiel » et d’« intelligence », cet inventaire agit comme une boîte à outils permettant de fusionner les termes qu’il contient de façon à en tirer de nouvelles chimères.
Dans la mythologie grecque, une chimère est un monstre féminin ostensiblement fragmenté, une lionne à laquelle on a cousu une tête de chèvre sur le dos et un serpent en guise de queue. En génétique, une chimère est également définie comme un organisme dont les parties disparates restent partiellement autonomes, résistant à la totalisation. Le corps de ces créatures vivantes est composé de cellules issues de deux ou plusieurs génotypes distincts qui ne se dissolvent pas l’un dans l’autre et conservent ainsi leur hybridité. Le chimérisme de la baudroie des grands fonds offre un exemple éclairant pour explorer les qualités inquiétantes du patchwork qu’incarnent les chimères. Les baudroies se reproduisent par fusion, jusqu’à huit mâles s’attachant à une femelle comme hôte et fusionnant leur peau pour former un seul organisme. Reliés au niveau des vaisseaux sanguins, ils conservent une autonomie partielle pour constituer un corps synthétique intersexe.
Les chimères sont synthétiques, c’est-à-dire produites par synthèse, une combinaison de parties formant une entité unifiée, plutôt qu’artificielles, c’est-à-dire se présentant comme une copie du modèle authentique, définie par son opposition à l’original. Leur nature unique place les chimères en opposition radicale avec une imitation ou un faux (fake). Même si les termes « synthétique » et « artificiel » sont couramment utilisés de manière interchangeable, il existe une différence dans la manière précise dont ils se réfèrent à des phénomènes « non-naturels » ou « fabriqués ». L’hybridité composite des chimères rend cette différence évidente. En subvertissant ce que l’on pourrait considérer comme naturel, le chimérisme permet de démêler l’« artificiel » dans l’intelligence artificielle et de mettre en avant la notion de « synthétique ».
De l’intelligence synthétique à la synthèse chimérique
L’intelligence synthétique existe déjà sous la forme d’un terme inventé par le philosophe John Haugeland en 19852. Haugeland a proposé que les machines n’aient pas à imiter et à simuler les capacités humaines, remettant en question le rôle secondaire qu’implique le terme « artificiel » et qui consolide leur infériorité par rapport à l’homme. Pour subvertir le rôle secondaire attribué aux machines, Haugeland conçoit que l’intelligence synthétique n’a pas besoin d’utiliser l’esprit humain comme point de référence.
Dans notre réflexion collective, nous voudrions proposer que le « synthétique » dans le chimérisme soit différent de l’« intelligence synthétique », car il montre que la tension entre « artificiel » et « authentique » ne se limite pas à la hiérarchie entre les humains et les machines. Comme la plupart des formes d’intelligence ont été codées comme secondaires ou contrefaites par la science occidentale tout au long de son histoire, la synthèse chimérique résiste à l’hypothèse selon laquelle le clivage entre « artificiel » et « authentique » s’aligne avec celui qui distingue les machines des humains. Elle remet en question qui, comment et quoi a été catégorisé et codé comme « artificiel » ou « authentique », révélant la nature beaucoup plus limitée des systèmes de production de connaissances « authentiques ». Le « synthétique » du chimérisme montre que l’intelligence « artificielle » enveloppe à la fois de l’humain et du non-humain, accueillant la nature synthétique de l’intelligence elle-même.
De l’intelligence artificielle à la cognition chimérique
Pour tenir compte des qualités synthétiques de l’intelligence, nous devons également reconsidérer ce que représente « l’intelligence » dans l’expression intelligence artificielle. La diversité du traitement de l’information et de la prise de décision des entités mécaniques et biologiques, y compris des chimères, ne peut être regroupée sous la notion d’intelligence. Plutôt que d’essayer d’élargir la catégorie de l’« intelligence », introduite pour amplifier notre fascination pour la complexité de l’esprit humain, on peut préférer le terme « cognition » dans sa « diversité comportementale », comme l’ont compris les biologistes chiliens Humberto Maturana et Francisco Varela.
Dans leur livre Autopoiesis and Cognition 3 (1972), qui a servi de base à la cybernétique de deuxième ordre (l’application réflexive de la cybernétique à elle-même), ils analysent la « cognition » comme étant étroitement liée à l’« autopoïèse ». Ils définissent l’autopoïèse comme la capacité des organismes vivants à maintenir et à réguler leur composition et à définir leurs limites, comme une capacité des systèmes qui naît spontanément de composants et de processus indépendants mais reliés entre eux. Cela implique que les propriétés isolées des éléments individuels ne déterminent pas les systèmes vivants. Au contraire, ces réseaux, qu’ils soient vivants ou non, sont constitués d’éléments distribués. L’autopoïèse apporte une nouvelle notion de cognition, incarnée par la diversité des comportements de ces systèmes.
En conséquence, nous définissons la cognition chimérique comme étant distribuée et matérialisée dans tous les membres et têtes partiellement autonomes de l’entité envisagée, têtes et membres potentiellement étrangers aux normes des processus de pensée de haut niveau. Cette nature hétérogène de la cognition chimérique, rendue possible par la coexistence de têtes et de corps qui ne se remplacent pas les uns les autres, semble présenter un potentiel prudent de synthèse symbiotique.
Traduit de l’anglais
par Yves Citton
1Anna Engelhardt & Ilan Manouach, Chimeras. Inventory of Synthetic Cognition, Athènes, Fondation Onassis, 2022. Cet article est adapté et traduit de l’introduction de cet ouvrage. Il est publié avec la gracieuse permission des auteurices et de la maison d’édition.
2John Haugeland, Artificial Intelligence : The Very Idea, Cambridge (MA), MIT Press, 1989.
3Humberto Maturana, Humberto & Francisco Varela, Autopoiesis and Cognition : The Realization of the Living, New York, Springer Science, 1991.