87. Multitudes 87. Eté 2022
Hors-champ 87

Faire trembler le tremblement

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Entre le 13 et le 21 janvier 1975 se tint la première conférence chinoise relative à la prédiction sismologique1. La Conférence Nationale sur les Perspectives de Tremblement de Terre en Chine y réussit ce qu’aucune autre agence, ce qu’aucun autre gouvernement ou laboratoire, ce qu’a priori aucun individu n’avait encore réussi pour des événements d’une telle ampleur. On pouvait lire dans le rapport conclusif : « Un tremblement de terre de magnitude 7, environ, peut se produire à Jianchuan, Xiaguan, Lijiang et Yongsheng, dans la zone sismique nord-sud, cette année ou l’année prochaine ». Autrement dit, la Conférence venait d’émettre une prévision en matière de tremblement de terre.

Dans l’année et demie qui suivit cette conférence, un tremblement de terre de magnitude supérieure à 7 se produisit dans chacune des quatre régions mentionnées dans cette prévision. Le séisme de Haicheng du 4 février 1975 de magnitude 7,3, le séisme de Longling d’une magnitude de 7,4 survenu le 29 mai 1976 à 200 kilomètres au sud-ouest de Xiaguan, le séisme de Tangshan le 28 juillet 1976 de magnitude 7,8 et, enfin, celui de Songpan de magnitude 7,2 du 16 août 1976. Rétroactivement, la prévision formulée par la Conférence Nationale sur les Perspectives de Tremblement de Terre en Chine avait changé de statut, elle était devenue une prédiction. La première concernant un tremblement de terre. Et, à vrai dire, à ce jour, la seule.

Cette prédiction et les tremblements qui la confirmèrent faisaient suite à un autre séisme majeur survenu dans une région de l’est de la Chine particulièrement peuplée, à Xingtai, une décennie plus tôt, le 8 mars 1966. De magnitude 6,8, cet événement fut au moins autant sismologique que politique. C’était le premier grand tremblement de terre survenu depuis la prise de pouvoir de Mao Zedong et la fondation de la République populaire de Chine en 1949. Son épicentre proche de Pékin, ses dégâts considérables alarmèrent le gouvernement central. Le jour même, le Premier Ministre Zhou Enlai se rendit dans la zone sinistrée pour annoncer le lancement d’un programme de prévision des tremblements de terre en Chine. Aussitôt dit, trois mille six cents chercheurs d’une centaine d’institutions de recherche gouvernementales et universitaires se réunirent dans la zone de l’épicentre pour mesurer, prélever, observer, comparer tout ce qui pouvait l’être, avec la mission de comprendre ce qui s’était passé là pour apprendre à prévenir les dégâts d’un futur tremblement de terre et, pourquoi pas, le prédire.

En croisant certains phénomènes observés, tels que les petits tremblements de terre dont on modélise temporellement et spatialement les occurrences, les modifications des nappes phréatiques, les changements de comportements animaliers et deux répliques de magnitude 6,7 et 7,2 dans la même zone quinze jours plus tard, certains chercheurs estimèrent avoir trouvé des indices permettant d’établir une trame temporelle et un modèle capable de transformer les anomalies observées en signaux précurseurs. Soit d’établir un faisceau de variables sur la foi desquelles établir une prochaine prédiction, encore plus ajustée. Deux ans plus tard, en 1968, tandis que les pays occidentaux vivaient des tremblements massifs de leurs corps politiques et sociaux, qu’à Paris on tremblait fiévreusement derrière les barricades du quartier latin, qu’à Prague un soulèvement ébranlait le bloc soviétique, qu’aux États-Unis l’assassinat de Martin Luther King secouait une décennie déjà pleine de soubresauts politiques et contre-culturels en faveur des droits civiques, en 1968 donc, se tenait en Chine la première Conférence Nationale sur les Tremblements de Terre. En s’appuyant sur les résultats encourageants de la campagne de Xingtai, les autorités y annoncèrent que, dans un délai de trois à cinq années, le pays serait capable d’émettre de véritables prédictions en matière de séisme et ce sans échec, sans fausse alerte et avec une marge temporelle suffisamment importante pour ne pas transformer la prédiction en une alerte trop tardive. De nouvelles variables firent, à mesure, leur entrée dans la modélisation : perturbation de la gravité, altération des champs magnétiques terrestres, fluctuation des régularités météorologiques. Plusieurs années après, il fallut se rendre à l’évidence : aucune de ces variables ne permit d’établir de réelles prédictions en matière de tremblement de terre. Plus jamais après 1975 un séisme ne fut prédit. La prédiction sismologique, telle qu’annoncée et planifiée par les autorités chinoises, n’aura réellement été validée qu’une fois2.

Logique de la prédiction

Cet échec est-il le signe d’une promesse non tenue ou d’un espoir impossible ? Fabriquer des visions du futur relève, dans nos imaginaires, d’une activité largement science-fictionnelle, farfelue, le genre d’activité sortie d’une nouvelle de Philip K. Dick où des êtres étrangement « câblés » voient l’avenir (pré-vision) ou plus généralement le pressentent. C’est pourtant une activité hautement répandue. La plupart des États sont actuellement engagés dans des logiques de prédiction à long terme et d’anticipation ou d’atténuation des vulnérabilités (mitigation). Notre quotidien est lui aussi saturé de ce genre d’opérations prédictives qu’accomplissent les nombreux algorithmes qui anticipent et façonnent nos choix et nos préférences lorsque nous tapons une requête dans un moteur de recherche ou lorsque nous visitons un site de vente en ligne. Plus encore qu’une activité répandue, c’est (de plus en plus) une activité valorisée à tous les étages des prises de décisions, qu’elle concerne une grande compagnie, un pays, une agence internationale3. Cette activité se distribue en diverses formes de pratiques et d’expertises et s’échelonne d’un niveau individuel et privé à un niveau étatique, parfois international, politique et public. Entre le cabinet de la voyante du quartier, le laboratoire chinois de sismologie et le cabinet d’expertise en prospective pour le Conseil Européen, il y a certes de nettes différences quant aux méthodes employées, aux formats des demandes et des attentes qui leur sont adressées et, en conséquence, aux types de prévision(s) qu’ils émettent. Ce qui les distingue et, d’une certaine manière, les hiérarchise, relève de leur « puissance d’expression4 », c’est-à-dire de leur capacité à se détacher de leurs contextes singuliers d’énonciation et à se mettre à circuler largement dans l’espace biographique ou existentiel, social, scientifique, médiatique ou politique, à être relayés par des acteurs à différentes échelles, à différentes vitesses. Les prédictions portent plus ou moins loin, circulent plus ou moins vite et se mettent à valoir pour plus ou moins de monde.

Les types de savoir-faire que convoquent la voyante, le sismologue ou l’expert en prospective ne doivent ainsi pas être confondus. Ils présentent des spécificités propres quant aux types de prises sur le futur qu’ils produisent respectivement. Une prédiction n’est pas une prévision, une prospective n’est pas une prophétie, une anticipation n’est pas un oracle5. Un point commun toutefois, ce sont tous des récits. Chacun de ces personnages ou institutions appuie son savoir-faire sur un régime d’énonciation, une manière de produire des énoncés censés encadrer ou accompagner une capacité à projeter un futur, à en discerner les contours – sans d’ailleurs forcément le clore ou strictement l’annoncer – et à l’engager depuis un point du présent qui s’en trouve transformé. Une futurologie : des discours qui modèlent des futurs.

Il en est une particulièrement présente médiatiquement qui s’appuie sur une futurologie de l’effondrement qu’incarnent, bien que différemment, deux livres retentissants publiés en 2015 : Comment tout peut s’effondrer de Pablo Servigne et Raphaël Stevens, et L’effondrement de la civilisation occidentale d’Erik M. Conway et Naomi Oreskes. Le second fusionnait les genres – l’histoire et la science-fiction – pour produire un rapport-fiction d’un historien qui écrirait depuis l’an 2393 sur l’effondrement de la civilisation occidentale. Le premier cherchait, en réaction à la plupart des récits sur la fin d’un monde, à échapper à la prise par l’imaginaire ou à une philosophie « essentiellement hors-sol » pour produire un tableau synoptique de grande ampleur, une vue d’ensemble et une véritable science de l’effondrement : une collapsologie. Fini les conteurs, place aux ingénieurs. Chacun à leur manière, les deux livres faisaient récit d’une perspective effondriste, sur un mode ingéniero-prospectif pour le premier et rétrospectif science-fictionnel pour le second.

La prospective, l’ingénierie, la planification se recoupent dans le type d’énoncés qu’elles produisent6. Ce type d’énoncés suit un motif typiquement moderne qui trame le fil du progrès avec celui de la maîtrise. La prédiction repose sur une promesse : devenir enfin capable, c’est-à-dire scientifiquement outillé pour connaitre, comprendre et prévoir ce que nous ne pouvions, par le passé, que constater après coup. La connaissance n’arrivant toujours qu’un coup trop tard ou se dédiant à autre chose qu’à l’événement même. La logique de la prédiction se branche, en général, sur une logique de progrès, laquelle signe une réussite nécessaire, linéairement déployée dans le temps. Vouloir prédire, c’est se positionner dans un rapport de maîtrise de son environnement. C’est d’ailleurs l’ambition qu’affichait clairement le président Mao à la suite du désastre de 1968 en annonçant que « les humains vaincraient la nature ». Le séisme de 1968 arrivait quatre ans après l’aboutissement du programme de construction de la bombe nucléaire. En 1970, la Chine allait envoyer un satellite artificiel dans l’espace. Tout paraissait alors possible. Vaincre la nature et faire des masses les véritables héros de l’Histoire, autre slogan de Mao Zedong : de quoi alimenter, par le progrès et la maîtrise, une politique de toute puissance centrée sur la prédiction d’un futur pourtant improbable. L’illimitation moderniste au carré.

Censée nous réveiller et créer les bifurcations pour l’avènement de futurs soutenables, la collapsologie ne déroge pas aux normes du récit futurologique. Son récit ambitionne la prédiction d’un futur et la justesse de cette prédiction7. Elle s’octroie, au passage, encore un privilège : celui de la maîtrise du récit.

Plouf !

Un tableau parait avoir médité sur notre condition contemporaine. Il nous parle d’une chute et, allégoriquement, d’un effondrement sur fond de fantasme d’illimitation. C’est celui de Pieter Brueghel, La chute d’Icare.

Au premier regard, une scène assez banale. Un paysan à la chemise rouge sang laboure son champ ; au second plan, un berger entouré de ses brebis, appuyé sur un bâton, lève les yeux au ciel. Dans le coin inférieur droit, de dos, un pêcheur lance sa ligne dans la mer. Derrière ces trois personnages, une baie, des navires, au loin une cité, des montagnes, un halo crépusculaire. La chute d’Icare ? Où ça ?

Juste au-dessus du bonnet du pêcheur, quelque chose attire l’œil si on se décide à y regarder à deux fois. Dans le coin inférieur droit du tableau, à l’aplomb d’un gros voilier, une paire de jambes maigrelettes s’ébroue dans l’eau. Autour, des remous ou une légère écume suggèrent, au choix, des ébats ou l’effet de la rencontre d’un corps avec la surface de l’eau. De plus près encore, on jurerait discerner au milieu du bouillon quelques plumes volantes et éparpillées. Icare paraissait n’être nulle part ; il était en fait sous nos yeux mais aux trois quarts englouti sous l’eau. Deux mollets, la moitié d’une cuisse. Plus que la chute, Brueghel peint le moment où le jeune homme s’abîme en mer. Dans un angle mort du tableau, quelque chose a fait Plouf ! Ce plouf, c’est Icare. Icare a chu. Brueghel ne fait pas que condamner ou punir Icare, il le ridiculise.

Dans le livre VIII des Métamorphoses, avant d’en faire un récit de chute, Ovide fait du vol d’Icare le récit d’une libération. Icare revêt sur ses épaules l’artisanat merveilleux et délicat que son père, Dédale, leur confectionne à tous deux pour échapper à Minos et sortir du labyrinthe. Dédale est un homme ingénieux, un fin artisan, un inventeur hors pair. Plus encore, son artisanat explore des domaines étranges, « il travaille à des arts inconnus, pour une nature nouvelle8 ».

La scène se passe un peu en hâte, il leur faut s’échapper ; l’urgence et la nécessité dictent leurs gestes. Ici aussi, il y a une prise et un pari faits sur le futur. Il en va de leur survie. Tout juste Dédale a-t-il le temps de prodiguer quelques recommandations à son fils. Ni trop haut, ni trop bas. « En plein ouvrage, en pleins conseils ses vieilles joues se mouillent, ses mains de père tremblent ». Icare s’envole, se réjouit « du vol fou » et trop vite se sent habité « par un désir de ciel ». Mais Icare n’est qu’un enfant encore inexpérimenté. Il s’égare en chemin, se perd sur la route de sa propre libération. Il s’est condamné pour avoir cru, trop vite et un peu trop intensément, s’être libéré.

Chutons ensemble

Dédale n’apprend pas à son fils à voler, il lui apprend à chuter. Et c’est ce qu’il a de mieux à lui transmettre. Dans son essai L’art du combat (2020), Coralie Camilli décrit l’apprentissage de la chute en Aïkido et le sens martial associé à cet entrainement. Si chuter n’est pas tomber, c’est en ceci que chuter suppose un caractère actif, la chute n’est jamais complètement subie. Le mouvement de chute relève d’une trajectoire d’adaptation temporaire et réitérante. Tant que nous chutons, nous ne sommes pas en train de tomber, nous ne sommes pas vaincus. La chute n’est pas le lieu de la défaite, pas plus qu’elle n’est le moment de la dégradation. Comme l’écrit Coralie Camilli, « la chute n’a rien d’un abandon ou d’une capitulation, précisément parce qu’elle peut être recommencée un nombre indéfini de fois9 ». Alors bien sûr Icare s’est abîmé en mer, il a été défait, et c’est d’ailleurs ici, dans cette défaite que le mythe importe. Il nous implore d’apprendre à chuter en même temps qu’il nous met en garde des dangers de cet apprentissage. Lorsque je chute, j’apprends à sentir le sol non pas comme le point d’impact ou la surface sur laquelle je vais m’écraser mais comme un support qui me donnera à la hauteur de ce que je lui aurai au préalable abandonné10.

Alors, plutôt que de se moquer d’Icare, peut-être serait-il temps d’en faire une figure d’initiation. À sa suite, nous entrainer à chuter pour renouveler et repotentialiser les formes de l’espoir. C’est-à-dire se projeter vers l’écriture d’autres futurs, en ébréchant, d’une part, le récit si téléologique de l’effondrement sans, d’autre part, s’abandonner à l’espoir que nous serons sauvés11.

Cette brèche, c’est ce que tentent Yves Citton et Jacopo Rasmi dans Génération collapsonaute (2020) en plaçant au voisinage de l’effondrement d’autres termes à la sémantique proche – effritement, affaissement, délitement – susceptibles de faire bifurquer, pensent-ils, les imaginaires et les pratiques. Changer un mot et le récit change. Parler d’effritement ou d’affaissement ou même de délitement plutôt que d’effondrement, est-ce suffisant pour tout changer ?

Il serait trop facile de balayer d’un revers de main l’effondrement, et de le faire depuis le point de vue du récit. Peut-être vivons-nous un effondrement, plusieurs même. Cela n’implique pas forcément, nous l’avons vu, que nous soyons, nous, en train de nous effondrer. La pire des choses serait que ces effondrements nous effondrent. Nous apprenons à chuter pour ne pas en arriver là.

Si nous sommes dans l’effondrement et que nous ne nous effondrons pas, c’est peut-être qu’un autre événement, nous traverse, un autre motif, une autre crise, un autre geste que les termes « effritement », « affaissement », « délitement » ne capturent pas non plus : nous sommes en train de trembler. Ce « nous » n’est pas homogénéisant, il est même drôlement éclaté, inégalitaire dans les vécus et l’échelle des conséquences qui s’y étalonnent. En revanche, c’est un « nous » qui renvoie vers ceci : tous et toutes des corps tremblants.

Physique de la rupture

Un séisme est un phénomène physique de rupture. Deux blocs de roche appuient et jouent l’un contre l’autre en exerçant des pressions inégalement réparties. Une faille est cette zone de contact où s’exercent deux types de force : une force verticale qui aura plutôt tendance à consolider le système et une force horizontale de cisaillement qui, elle, le fragilise. Le séisme survient lorsque la force de cisaillement excède la force verticale. Ce glissement libère une énergie, une onde sismique se propage et fait trembler la terre. Le séisme transforme un milieu sous pression dont il constitue le moment de rupture: il documente ce qui se produit dans un milieu arrivé au bout de sa capacité d’adaptation.. Savoir si ce moment de rupture est prévisible est une question complexe et non tranchée. À court terme, le phénomène est imprévisible et erratique. Les sismologues sont, en revanche, statistiquement capables de prédire à long terme, de plus en plus finement, la probabilité d’un séisme de telle magnitude sur telle faille pour une échelle de temps donnée. Les séismes ne sont pas des phénomènes purement aléatoires. Ils s’intègrent dans une histoire (le cycle sismique) qui peut se matérialiser par des signes précurseurs. Qui pour recevoir de tels signes, les déchiffrer et les faire importer ?

Yves Citton et Jacopo Rasmi (2020, 130) proposaient de considérer le travail d’écriture littéraire comme une opération sismographique. Mais que se passerait-il si nous inversions la proposition : l’opération sismographique comme écriture et comme récit ? Comme enregistrement et comme documentaire ? Non pas le récit du tremblement, mais le tremblement comme récit12.

Il est délicat de faire l’éloge du tremblement comme récit au mépris des dégâts qu’il occasionne, des vies qu’il prend. C’est avec prudence que l’on peut tenter d’en faire une figure opératoire qui traverse les échelles et secoue les corps de toutes sortes, qu’ils soient terrestres, animaux, sociaux, économiques, collectifs.

Les récits n’ont pas de valeur positive en tant que tels. Ils sont ce vis-à-vis de quoi se pose, à chaque fois et pour chaque situation singulière, un problème : par quels moyens repérer puis nourrir la nécessité de résister à un récit qui s’impose ? Comment rendre visibles des récits recouverts ou devenus inaudibles ? Comment faire importer des actes collectifs par lesquels d’autres récits alternatifs se mettent en place ? Il s’agirait donc, déjà, de se réapproprier une sensibilité aux récits eux-mêmes, à la gamme vaste des récits tantôt dévastateurs ou dépeupleurs, tantôt créateurs de nouvelles sensibilités et insistants dans ce qui s’impose unilatéralement. Et aucun des récits ne sera assuré, par avance, de ce que l’on jugera être le bon côté de la barrière. Là où la « narration » est une science de l’histoire bien ficelée, implacable dans ses logiques, démontable dans ses rouages, le récit s’apprécie à l’aune de ses effets : un art des conséquences et des métamorphoses.

Ce qui fait trembler les récits, en premier lieu, c’est la réhabilitation de l’incertitude et de l’imprévisibilité. Les recherches du sismologue Jean-Robert Grasso aboutissent à une modélisation des séismes dans laquelle le système pris en compte « manifeste un degré de liberté plus grand que le chaos ». Alors certes, les tremblements de terre mettent au défi la science et ses capacités de prédiction ou d’anticipation. Mais ils la poussent à accepter, puis comprendre, ce qui fait qu’un système ne suit pas une loi physique attendue. Périodiquement, ils nous convoquent dans nos représentations des sols qui constituent nos milieux de vie, et nous rappellent que la terre n’est pas un amas solide et stable mais une formation en vibration continue, qu’elle a sa dynamique géothermique propre qui la conduit, en certains endroits et à certains moments, à relâcher de l’énergie au niveau des zones de faille.

C’est l’appel d’Edouard Glissant en faveur d’une pensée des tremblements qui guiderait le tremblé nécessaire de nos manières de faire les récits de nos futurs : « Nous devons, proposait-il, adopter des pensées de tremblements et non penser avec des pensées de certitude, de fixité, de doctrine. Une pensée de tremblement, ce n’est pas une pensée de la peur, ni de la crainte ou de l’hésitation, c’est la pensée qui refuse les systèmes raidis sur eux-mêmes. Et qui estiment que le monde tremble, physiologiquement, dans son devenir, dans ses souffrances, oppositions, massacres, dans ses génocides, dans ses bonheurs. Et notre pensée doit s’accorder à ces tremblements. Nous ne pouvons pas imposer au monde des systèmes mécaniques, nous devons essayer de suivre ce tremblement du monde et peut-être que nous trouverons beaucoup plus de vérité que nous ne le faisons aujourd’hui13 ».

La physique, l’imaginaire – et, peut-être, la pratique – du tremblement convoquent une puissance terrestre profonde. Les récits qu’ils génèrent ne sont pas seulement des discours de la catastrophe, ce sont aussi des récits de puissance et d’affirmation en ceci qu’ils sont les marques et les effets d’un refus, d’un acte de non-adaptation. Les récits d’un milieu dont la physique ne tolère plus les injonctions d’adaptation et rompt.

Rompre, ici, c’est ne pas s’obliger à tenir et à s’asphyxier dans l’étau des forces contraires. Chez Glissant, le tremblement, c’est l’organique de la Terre contre la mécanique d’un monde raidi, figé et toxique. Les tremblements ne sont pas les maux que ce monde-là nous inflige, mais les soubresauts qui résistent et contestent les puissances qui, de l’intérieur, le fragilisent et le menacent. Ce ne sont pas des tremblements de faiblesse, écrit encore le poète, ce ne sont pas des tremblements d’hésitation, ce sont les tremblements de celui ou celle qui vit la vie du monde. Encore faut-il s’y accorder et trouver les voies, les failles, les énergies pour faire trembler le tremblement. Nous laisser être tremblé·e·s.

Coda – Des corps sismographes

C’est le régime de la prise sur le futur, sur le mode de la prédiction et selon le motif de l’effondrement, qui doit être revu. Le tremblement nous oblige à d’autres pratiques et d’autres récits qui ouvrent des sensibilités autres. Non plus prédire mais être capable de pressentir au plus près.

Michaël Ferrier a tenu la chronique du désastre du tremblement de terre du 11 mars 2011 de Tohoku qui allait mener à la catastrophe de Fukushima14. Ce séisme a libéré une énergie vingt-quatre mille fois plus forte que la bombe atomique larguée en 1945 à Nagasaki. Les semaines qui précédèrent le séisme, les pêcheurs de pieuvres de Tokushima furent surpris de leurs pêches miraculeuses. Le même phénomène avait été observé pour les tremblements de terre de Kobe en 1995 et de Nankai en 1946, dans des proportions analogues. Certains animaux manifesteraient une sensibilité non pas à l’événement « tremblement de terre » à proprement parler mais à ses prémisses.

Appelons-les des corps sismographes. Et faisons l’hypothèse que cette aptitude sensorielle n’est pas réservée aux poulpes ou aux autres animaux. Nous sommes des animaux humains et, parmi nous, certains et certaines manifestent l’étrange capacité à marquer à même leur corps le tracé d’infimes phénomènes. Cette aptitude manifeste l’existence d’un plan de continuité sensible entre le corps terrestre sur le point d’être pris de tremblement et les corps vivants qui en pressentent les secousses.

Un sismographe n’enregistre pas l’action d’un seul corps, son tremblé en suppose au moins deux. Celui qui tremble et celui par lequel le tremblement est senti, mesuré, tracé. Le tracé sismographique est un tracé d’ordre relationnel, il documente et témoigne d’une interaction entre un milieu et les corps (au sens physique du terme, le plus large possible), qui réagissent en ce qu’ils sont affectés par ce tremblement-même. Un tracé sismographique inscrit quelque chose de la perturbation et de la fluctuation d’une relation. Un sismographe ne capte pas qu’un tremblement, ne produit pas qu’une mesure, un fait. Il met en scène l’amplitude et la variation des modulations d’une interaction entre des corps. Ce tracé-là, pas moins que ceux que produisent les prospectives, les anticipations, les prédictions des experts en effondrement, vaut que l’on s’y attache.

Beaucoup de corps tremblants pourraient être appelés des corps sismographes. Et l’on verrait que leurs tracés (ses lignes) sont déjà des récits ou des modes de régulation des récits et des futurs d’une communauté singulière. Que l’on pense, par exemple, à ces femmes paysannes qui, dans le sud de l’Italie étaient possédées des suites d’une morsure d’araignée, la Lycosa tarentula. Apathie, nausées et migraines, d’abord, puis douleurs, spasmes, tremblements. « La taranta fa scazzicare la iente », La taranta fait trembler les gens15.

Les nombreux observateurs de ces crises se sont accordés pour décrire cette transe comme un tremblement et voir dans ce tremblement une danse. La morsure (qu’elle soit réelle ou symbolique, peu importe) induit un tremblement, lequel n’est pas que l’effet du poison mais le moyen par lequel l’évacuer. Le village tout entier se mobilise et se dédie à cette tâche. Ceux qui, dans la communauté, connaissent la « magie des sons » se rassemblent autour de la tarantata, la possédée. Violons, guitares, mandolines, tamburellos. Les musiciens jouent sans relâche pendant plusieurs jours, souvent quatre, parfois six. Et personne ne lâche tant que la tarantata n’a pas expurgé le mal. Le tremblement est à la fois poison et remède.

Dans les mondes paysans, le rituel possédait une dimension cosmique par laquelle un plan de continuité entre les corps de telle communauté et de son territoire existentiel mais encore avec le cosmos, était convoqué, réaffirmé, célébré, soigné… « La danse est une façon d’ébranler la terre pour en solliciter les forces16 ». Les tarentate, par la morsure, le poison, captaient la charge de sentir et de convoquer des forces et de le faire pour la communauté. La tarentata chute à terre, tremble, et c’est tout le village qui se relève.

Les tremblements des tarentate firent, très tôt, l’objet d’une disqualification. À partir du XVIIe siècle, le rituel de la tarentelle fut progressivement démembré par les autorités religieuses, puis médicales et même politiques. Elles en fixèrent la seule interprétation légitime : le tremblement cessait d’apparaitre comme un moyen thérapeutique pour ne devenir plus que la manifestation d’un trouble psychique.

Ces experts manquèrent le fait que ces tremblements prenaient place dans un cadre rituel. Ils en firent un événement hors-sol en le faisant rentrer dans la tête des femmes possédées. Alors que le tremblement de la tarentata – corps sismographe – captait, condensait, pour la communauté en son entier, quelque chose auquel elle donnait une forme et qu’elle concourait à réguler, dissoudre, peut-être guérir, pour une année au moins.

Le futur n’est peut-être pas une bonne métaphore. Plutôt qu’à le prédire et à en prescrire les formes, les tremblements nous offrent la possibilité de sentir et peut-être d’habiter, tant qu’il en est encore temps, les profondeurs, les strates d’un présent encore épais sur le point de rompre. Se laisser être tremblé·e·s, ce serait alors « apprendre à être véritablement présent·e·s, à être davantage que de simples pivots évanescents entre un passé (affreux ou édenique) et un avenir (apocalyptique ou salvateur), à être des bestioles mortelles, entrelacées dans des configurations innombrables et inachevées de lieux, de temps, de matières et de questions, de significations17 ».

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Barbara Stiegler, 2019, “Il faut s’adapter” – Sur un nouvel impératif politique, Paris, Gallimard, 336 pages

Nassim Nicholas Taleb, Le cygne noir – la puissance de l’imprévisible, Paris, Les belles lettres, 496 pages

Yoko Tawada, 2012, Journal des jours tremblants – Après Fukushima, Paris, Verdier, 116 pages

Philip E. Tetlock & Dan Gardner, 2020, Comment être visionnaire – La science de la prévision à la portée de tous, Paris, Les Arènes, 443 pages

Virgile, 2019, Le souci de la terre, trad. Frédéric Boyer, Paris, Gallimard, 251 pages

Kelin Wang, Qi-Fu Chen, Shihong Sun & Andong Wang, 2006, « Predicting the 1975 Haicheng Earthquake », in Bulletin of Seismological Society of America, vol. 96 no 3, pp. 757-795

1 Ce texte a paru à l’occasion de l’événement « Les narrations du Futur » (18-27 juin 2021) qu’organisaient le TJP et le Maillon à Strasbourg. Disponible dans une version intégrale : www.maillon.eu/document/5654. Je remercie Jérôme Vergne pour nos discussions autour de la sismologie et également J. Clavel, J. Rasmi, D. Quessada, D. Debaise pour leurs suggestions fécondes.

2 Et encore, cela dépend de ce que l’on entend par « prédiction ». Sur les quatre séismes concernés par la prédiction de 1975, seule celle relative au séisme de Haicheng continue d’être considérée comme une prédiction possible, bien que controversée, par les scientifiques et les historiens (Wang, Chen, Sun & Wang, 2006).

3 Il existe, à ce titre, une littérature grand public qui analyse et vend les recettes d’une attitude « visionnaire » vertueuse. Voir, par exemple : Nassim Nicholas Taleb, ancien trader, reconverti en essayiste un brin poujadiste et auteur de best-sellers dont Le cygne noir – la puissance de l’imprévisible, 2007, Paris, Les belles lettres, 496 pages ; ou encore, Philip E. Tetlock et Dan Gardner, 2020, Comment être visionnaire – la science de la prévision à la portée de tous, Paris, Les Arènes, 443 pages.

4 Francis Chateauraynaud, 2011, Argumenter dans un champ de forces – Essai de balistique sociologique, Paris, Éditions Pétra, 484 pages.

5 Francis Chateauraynaud, 2012, « Des prises sur le futur – Regards analytique sur l’activité visionnaire », in D. Bourg et al., Retour sur la société du risque – Actes du colloque de Cerisy, 3-10 septembre 2011.

6 La voyance est volontairement laissée de côté ici.

7 Contrairement à la posture de Günther Anders, que Jean-Pierre Dupuy nomme « catastrophisme éclairé », qui entretient un étrange rapport à la prédiction : prophétiser le pire pour quil n’advienne pas. Jean-Pierre Dupuy, 2002, Pour un catastrophisme éclairé – Quand l’impossible est certain, Paris, Seuil, 215 pages.

8 Ovide, 2017, Les métamorphoses, trad. Marie Cosnay, Paris, Éditions de l’Ogre, p. 210

9 Coralie Camilli, 2020, L’art du combat, Paris, PUF, p. 54

10 Martin Givors, 2018, « La terre et l’acrobate – Récit d’une étrange collision », in Revue Corps-Objet-Image, no 3, en ligne : www.corps-objet-image.com/revue-coi-03, ou pour une tentative de déploiement de cette idée que danser est un art de chuter ensemble : Coline Joufflineau, Matthieu Gaudeau, Alexandre Coutté, Dimitri Bayle et Asaf Bachrach, 2020, « Chutes et attentions dans le Contact Improvisation », in Implications philosophiques, [en ligne] www.implications-philosophiques.org/implications-epistemologiques/chutes-et-attentions-dans-le-contact-improvisation-1-2

11 Isabelle Stengers le répète souvent : « il nous faut cesser d’être addicted à la salvation »

12 Pour ce renversement, je m’inspire d’une formule du philosophe William James: « L’univers se constituerait par le récit des choses terrestres »in Didier Debaise, 2020, « Le récit des choses terrestres », in Revue Corps-Objet-Image, no 4, p. 72.

13 Edouard Glissant, entretien avec Laure Adler pour l’émission Tropismes, France O, 2007.

14 Michaël Ferrier, 2012, Fukushima – Récit d’un désastre, Paris, Folio, 308 pages.

15 Alèssi Dell’Umbria, 2015, Tarantella ! Possession et dépossession dans l’ex-Royaume de Naples, Paris, L’œil d’or, 491 pages.

16 Ibid., p. 127

17 Donna Haraway, 2020, Vivre avec le trouble, Vaux-en-Velin, Les Éditions des mondes à faire, pp. 7-8.