Saisir est une association d’éducation populaire et d’éducation aux médias, née en 2018, qui organise, entre autres, des « ateliers populaires de décryptage de l’actualité1 ». Le principe en est simple : une organisation – association, entreprise, café, collectivité locale – propose à son public de se réunir environ deux heures pour débriefer ensemble de l’actualité du moment. Après avoir décidé collectivement des thèmes de l’actualité méritant d’y accorder son attention, l’assemblée se sépare en sous-groupes qui se répartissent les sujets à s’approprier. Pendant 45 minutes, chaque sous-groupe travaille son sujet de manière à pouvoir en résumer les principaux tenants et aboutissants aux autres groupes. Différents supports de presse web et papier sont mis à leur disposition, ainsi qu’une trame de restitution. Chaque sous-groupe doit clore son rapide exposé au reste des participants par une question au groupe à nouveau réuni de manière à engager un débat avec tous.
Derrière ce format se cache le triple pari de l’oralité, de l’altérité et de l’unité de temps et d’espace. Nous passons en effet le plus clair de notre temps à nous informer par bribes, seul·e – et surtout en silence. Que nous soyons lecteur du journal, twittos hyperactif, auditrice assidue ou téléspectateur compulsif : lorsque nous nous informons, nous n’entendons pas le son de notre propre voix. L’informé est sinon complètement passif, du moins cantonné à une position de récepteur là où une position d’énonciateur permet au contraire une meilleure prise sur l’information.
Verbaliser, reformuler, expliquer à un autre que soi : ces exercices sont bien plus riches qu’il n’y paraît. Ils supposent une multitude d’opérations intellectuelles d’ordonnancement, de hiérarchisation et de connexion entre différentes idées que nous n’effectuons pas en tant que simples récepteurs. Ils nous obligent aussi à une forme d’exigence : nous sommes par exemple moins dérangées par le fait de mal comprendre un mot ou une notion à la lecture d’un article, alors que nous sommes beaucoup plus réticentes à le manipuler à l’oral sans être sûres d’en comprendre bien le sens.
Un tel exercice de verbalisation donne la possibilité d’échanger avec des personnes aux sensibilités différentes, qui sont présentes en même temps que soi dans une même pièce, et qui ont choisi de consacrer leur temps au même effort. Le dispositif proposé par Saisir ramasse cet exercice dans un temps qui peut paraître long (deux heures) mais qui, rapporté à la somme des moments consacrés sur une semaine à s’informer, ici et là entre deux tâches, est finalement plus que raisonnable au vu de ce qu’ils produisent.
Qu’est-ce qu’un tel atelier populaire de décryptage de l’actualité produit en effet concrètement ? Pas grand-chose en apparence, si ce n’est pour chaque participant un peu plus de confiance dans sa lecture de l’actualité et dans sa capacité à porter ces sujets dans d’autres cercles que celui de l’atelier (en famille, entre collègues…). En même temps qu’un rapport plus apaisé au bruit médiatique, c’est une certaine légitimité à prendre part au débat public qui se fabrique ainsi. C’est peut-être cela qu’on peut appeler « un public », au sens actif et collectif qu’un philosophe comme John Dewey donnait à ce terme. « Saisir », c’est s’approprier, c’est comprendre, c’est aussi faire symboliquement le tour avec sa main, et attraper. Ce n’est pas encore agir, mais c’est s’apprêter à le faire. C’est contribuer à construire un « problème public », grâce à une reprise collective, critique et polyphonique des enquêtes proposées par le travail journalistique.
Notre capacité à nous informer est profondément liée à notre faculté à nous donner des choix et à agir sur notre condition sociale, économique, politique ou écologique. C’est la raison pour laquelle nous nous devons d’apporter un soin particulier aux moyens dont nous nous dotons pour nous tenir informé·es de l’actualité, pour nous approprier les enquêtes et les arguments qui circulent à travers les médias, pour les reformuler dans des termes négociés entre nous, en présentiel et sur la base d’un principe d’égalité des intelligences. Le dispositif proposé par Saisir espère contribuer à construire des publics qui soient à la hauteur des défis inédits auxquels nous devons faire face collectivement, en invitant chacun·e à interpréter l’actualité ensemble et activement, en nous aidant à nous forger pour ce faire nos outils propres, en dehors des produits et des solutions que d’autres voudront bien se donner la peine de nous proposer.
1 Site internet : saisir.org ; Twitter : @Saisir_org ; Facebook : @Saisir.org.