« Il écoute les gens parler dans l’espoir de reconnaître la langue familière, la langue maternelle, qui est une première attache possible à l’autre. L’urgence est de recréer du familier dans un endroit objectivement inhospitalier », écrit Sophie Djigo en 2016 (2016, p. 33) à propos du migrant qui rejoint ladite « jungle » de Calais. À quelques kilomètres de là, à Grande Synthe, sur le camp de la linière, à la lisière des sous-bois, se dresse un camp humanitaire. Jusque 2015, les migrants de nationalité kurde irakienne, iranienne et turque sont majoritaires, puis arrivent les exilés afghans, qui y seront reçus comme des étrangers par les premiers (Portais, 2022).
Pour les hommes et les femmes en exil, rejoindre les espaces de la migration, camps, campements, squats, centres d’accueil et hébergement, est d’abord une expérience des frontières et de leur violence : frontières géographiques, économiques et sociales, culturelles, linguistiques, symboliques. Ce peut-être aussi une expérience de la lisière. La lisière est ici, matériellement, l’espace concret de l’entre-deux, à la bordure des villes et des « petits bois » qui, en langue persane, forme la racine du mot jungle. Elle est aussi, métaphoriquement, l’espace flou de transition, où par les expériences singulières et collectives de la migration, se redéfinissent de nouvelles identités, langues et formes de vie.
Durant cette phase de liminalité, au sens de Van Gennep (2011), les sujets en migration existent à la fois dans leur ancienne manière de structurer leur identité, leur statut ou leur communauté, et dans une nouvelle manière qui progressivement s’établit. C’est la phase de transition où la transformation se produit. Si l’incertitude caractérise si bien cet espace-temps, souvent marqué par l’urgence, c’est que sa dynamique transformative est intense, à la fois individuelle et collective. En effet, un nouveau sens de la communauté peut s’instaurer (communitas, terme de Van Gennep) entre les individus qui vivent la même expérience ou situation, elle-même traduite par de nouvelles langues et des rituels d’agrégation.
Commence une grande entreprise de traduction, bien loin de « l’expérience heureuse de la rencontre et du dialogue », marquée par des processus d’altérisation et de domination. Elle entraine maints confits, intimes et collectifs, « en rapprochant les temps et en recouvrant les langues », prévient Tiphaine Samoyault (2020, p. 195). Le seuil comme sortie de lisière est ainsi ouverture d’un espace asymétrique en raison de la position des locuteurs. Traduire, être traduit, se traduire, entre attentes et projections, implique de faire face au monolinguisme constitutif et souverain de l’État-Nation français, à l’injonction paradoxale de prouver sa volonté d’intégration par l’apprentissage d’une langue au moment même où sa parole, sinon sa présence, est déconsidérée, suspectée par l’institution de l’asile.
La langue, l’exil et l’asile
Les enjeux de traduction et d’interprétariat apparaissent constitutifs de la « crise de l’accueil » des personnes en migration depuis 2015. De fait, il en a à la fois beaucoup et insuffisamment été question, dans les lois successives, dans les pratiques, dans la multiplicité des acteurs professionnels ou bénévoles, dans les bricolages avec et entre les langues. Beaucoup car la non-compréhension du français ou, dans certains cas d’une langue internationale comme l’anglais, perd littéralement le nouvel arrivé dans le labyrinthe des dispositifs et des réglementations, l’empêche d’accéder aux espaces d’intelligibilité sur ses différents droits, ses recours, l’accès aux soins. Insuffisamment, en raison des lacunes, trous et inadéquations constatées.
Le programme de recherche collaborative LIMINAL (Linguistic and Intercultural Mediations in a context of International Migrations1 2017-2021) a documenté cette insuffisance de l’interprétariat et de la mise à disposition des informations dans les langues. Trois langues sont, par exemple, disponibles en première instance dans le dispositif de prise de rendez-vous dématérialisé ; et seules deux langues, le français et l’anglais, sur le site web de l’Office français des réfugiés et apatrides (OFPRA), sur la page web de l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII) et sur celle de la Cour nationale du droit d’asile (CNDA) en 2024. Ces deux langues d’un discours administratif corseté par les représentations de la domination occidentale exercent ici leur relative efficacité postcoloniale comme seules langues possibles pour entendre l’autre venu d’ailleurs et notamment des Suds.
Dans certains cas, le nombre de langues disponibles paraît suffisant : en 2018, le Guichet unique de la Préfecture proposait un Guide du demandeur d’asile en 22 langues ; c’est le niveau de langue qui pose alors problème. La traduction littérale, juridique, dans un langage soutenu, apparaît peu compréhensible et la présence d’informations non mises à jour les rendent rapidement inopérantes2. L’apparence de la traduction n’atteste pas de son efficience – la page la mieux traduite restant celle de l’aide au retour volontaire de l’OFII. Dans le cadre associatif, les traductions sont disponibles en 3 à 6 langues majoritaires (arabe, dari, pashto principalement). Des langues sont peu ou pas traduites, par exemple le tigrinya, le somali, le tamoul, des formes dialectales parlées (darija marocain, arabe soudanais…) sont écrasées par l’arabe standard écrit. Au risque, largement attesté, de contresens, de malentendus, d’une destitution des langues dites rares, tous préjudiciables aux demandeurs de l’asile. Cette « Babel malheureuse » (Samoyault, 2020), génératrice de multiples formes de violences, fait pourtant émerger deux éléments majeurs, liés à la condition migratoire : une apparition de pratiques langagières inédites, une réflexion sur les besoins et les professionnalisations.
Le migralecte, un parler des migrations contemporaines
Au croisement des différentes langues, des rencontres entre locuteurs de pays éloignés ne partageant qu’une condition commune, dans les campements, squats, centres d’accueil et d’hébergement, de nouveaux parlers s’inventent et s’échangent. Leur constitution est issue à la fois des langues parlées, maternelles ou secondes et des expériences accumulées dans les lieux et non-lieux d’attente. Ce vocabulaire réuni est désigné comme un « migralecte », néologisme formé de « migra » pour migration et du suffixe « lecte », pour un langage spécifique à une catégorie de personnes. Il est à la fois un parler de la contingence et de l’inventivité, de l’imposition et de l’appropriation, où des violences plus anciennes, coloniales, se heurtent à celles des politiques migratoires. S’y retrouvent aussi bien les incontournables de l’administration française de l’asile, prononcés différemment selon les intonations et accents (préfecture, prefektar, brefectkur…), les acronymes (OFPRA, OFII, etc.), les étapes imposées et les actions afférentes (finger print, basamat, donner/casser ses empreintes), les catégories d’acteurs (« social » – pour assistante sociale). Ces éléments langagiers empruntent au passage, à la topographie du lieu (campements parisiens, montagnes du Briançonnais, dunes du Calaisis, etc.), aux répertoires de l’identité sociale et de famille constamment demandés dans les entretiens officiels. Certains mots s’imposent au-delà des locuteurs natifs. Ainsi de dougar pour désigner l’arrêt délibéré des semi-remorques en route vers la Grande-Bretagne, quand cette possibilité de passage existait encore à Calais, issu de l’argot soudanais, repris dans les autres langues des personnes exilées et dans le langage militant. D’autres mots sont spécifiquement créés pour remplacer ou masquer un sens : à Calais encore, le mot « police » employé est issu en tigrinya d’Erythrée de l’italien carabinieri ; compris par les forces de l’ordre françaises, il fut remplacé par leba ngoma, pour alerter de la présence des « hommes à la matraque ». Les associations de soutien sont qualifiées par leur nom – Utopia ou katoliki (Secours catholique) à Calais, ou par un terme générique désignant tous les soutiens : shiyou’iyin en arabe soudanais, les « communistes ».
L’expérience de la frontière et de ses dispositifs de contrôle est décrite par des adjectifs qualificatifs, tour à tour « dure » ou élastique comme un ballon de football, sur laquelle « rebondissent » à la frontière franco-italienne de Menton, ceux qui qui vivent sotto il ponte (that al koubri en arabe), dans le campement sous le pont de l’échangeur de Vintimille – le terme est aussi employé à Calais. L’expérience est précisée par des métaphores : en arabe soudanais, sarokh désigne la fusée et le nouvel arrivant qui atterrit dans un contexte non connu, makina (la machine ou le local), celui qui a l’expérience des codes de survie en exil – c’est la durée du passage d’un statut à un autre, selon les périodes et les lieux, qui signale l’âpreté des conditions : trois mois dans les campements parisiens en 2017, trois semaines dans les petites jungles de Calais en 2020. Et que dire encore de l’exclamation boza !, née au Cameroun et reprise ailleurs en Afrique centrale et de l’Ouest pour dire ce qui pousse à la migration, l’espoir qui anime et la victoire attendue – la puissance d’agir, au point qu’un bozayeur est un migrant et un aventurier ?
Ce parler de l’expérience de la migration, dont seulement quelques mots sont ici donnés en exemple sur un lexique de plus de 2 500 termes recensés dans la base migralect.org, ne constitue pas tout à fait une lingua franca, c’est-à-dire une langue déterritorialisée et neutre (Dakhlia 2008). Le migralecte est au contraire surinvesti d’affects, de tactiques et de stratégies langagières en constante recomposition, transformé par les routes migratoires, les incessants changements des dispositifs légaux, la suspicion contre les « migrants » – plutôt une lingua (non) grata. Il s’appuie pourtant sur deux registres majeurs : celui de la confiance et celui de la résistance, langue de « survival communication » (Della Porta 2018), de refuge, d’exclusion. En ce sens, le migralecte ressort du politique tout autant qu’il est façonné par lui.
Si le migralecte est le produit créatif de la lisière, né de la rencontre de sujets multi et plurilingues en migration, il vient en parallèle d’autres parlers. Ainsi du « français de CADA » comme le nomme Hamad Gamal (2020). Ce français co-élaboré par les résidents de Centres d’Accueil des Demandeurs d’Asile (CADA) et qui fait langue commune, n’est plus la langue dominante, mais une langue recomposée et nouvelle : « Comme nous avons passé beaucoup de temps ensemble nous avons réussi à établir une langue commune entre nous » et cette langue instaurée dans l’espace liminal de la rencontre entre locuteurs aux origines, langues, identités initialement différentes, vient cristalliser l’entente possible : « Nous avons même l’impression que nous parlons dans nos langues maternelles quand nous parlons en français entre nous ! » ajoute Hamad Gamal. La liminalité offre l’interlocution dans une langue commune – provisoire, tierce, inattendue, surgie – qui rend extérieur tout ce qui n’est pas intelligible, qui créé un espace de familiarité. Il est nécessaire de faire place à cette liminalité pour forger cet « entre-lieu » (Leclerc-Olive 2017 : 37) et un « entre-soi » de la langue et de l’entente. Cette liminalité de la lisière, qui laisse place au ressenti et aux subjectivités, se distingue ainsi de la liminarité des « situations de frontière » pour Michel Agier (Agier 2013 : 49) qui se traduit par des rites d’altérisation et de séparation, sociaux et politiques.
La signifiance. De la traduction à la médiation multiculturelle
Le migralecte, vocabulaire situé et daté, mais aussi les langues maternelles ou tierces et ce qu’elles véhiculent comme signifiés, signalent la limite de toute traduction littérale en situation de migration, telle qu’elle peut être exercée par des interprètes de service public. À l’OFPRA, à la Cour nationale du droit d’asile, manque le temps nécessaire à cet en-plus de l’interprétariat qui ouvrirait une temporalité supplémentaire d’élucidation. Dans les associations, l’insuffisance des financements, l’usage de l’interprétariat par téléphone, le bricolage, restreignent l’accès au sens et à l’information et la possibilité d’une communication.
Nombre d’associations mandatées par l’État ou non ont pallié cette insuffisance en favorisant la présence de bénévoles et le recrutement de salariés, bi ou plurilingues, issus de l’immigration ou, plus souvent encore, de la migration. Généralement assignés à des postes peu qualifiés, ces personnels se trouvent en situation de traduire sans avoir la reconnaissance et la marge de manœuvre d’interprètes professionnels. Le programme LIMINAL a désigné ces personnes ressources comme des « traduisants », signalant leur rôle essentiel pour l’information sur les étapes administratives comme pour l’intercompréhension. Comment traduire l’institution « préfecture » quand il n’existe aucune structure équivalente en Afghanistan ou au Soudan ? Comment lever des malentendus multiples en « traduisant », de part et d’autre, les modes de vie et les valeurs (du rapport au corps à l’alimentation, aux rôles genrés, à l’État), les pratiques religieuses ou la laïcité, les contextes politiques des pays de départ et d’accueil, dans leur complexité, sans essentialiser ni généraliser ?
Ces interrogations ont donné naissance au premier diplôme universitaire professionnel en France consacré à la médiation multiculturelle dans les situations de migration, intitulé Hospitalité, Médiations, Migrations (H2M)3, accueilli à l’Inalco. Depuis cinq ans maintenant, il forme à ce que les Anglo-saxons appellent des community mediators ou peer-mediators, des médiateurs-pairs, des étudiants partageant tous l’expérience intime de la migration et la connaissance d’une ou plusieurs langues – plus de quarante à chaque promotion. Son objectif est de professionnaliser les « traduisants » afin, à terme, d’obtenir la reconnaissance d’un métier spécifique et un statut professionnel. De fait, de nouveaux postes s’ouvrent dans les associations mandatées comme ailleurs, tout autant que plus de 75 % des diplômés trouvent un emploi et une association de diplômés, Mizaban, répond aux demandes des associations4. Au-delà des langues de chacun, ce qui se joue aussi est la capacité à reconnaître et résoudre malentendus et verrous dans des langues et contextes autres, à ouvrir un espace de confiance et d’accueil des différences. À former, aussi, les travailleurs sociaux. Il est singulier de constater le retard en France de ces formations, qui tient à la fois de la représentation inter-individuelle de la multiculturalité et du rôle des communautés, et des politiques d’intégration à la nation.
C’est que la langue est, dans l’espace politique français et européen, plus souvent frontière que pont. L’enjeu est pourtant majeur, que ne recouvre qu’imparfaitement l’expression politiquement affaiblie du « vivre ensemble » : il s’agit de passer de la lisière au centre, et de penser, entre et par les langues, les conditions politiques d’une hospibabelité5.
1liminal.hypothseses.org ainsi que l’ouvrage final Lingua (non) grata, Langues, Violences et résistances dans les espaces de la migration (2022), en accès libre sur openedition.org
2Doyen P., État des lieux des brochures sur l’accueil des demandeurs d’asile, ANR LIMINAL, rapport mai-juin 2018, 43 p. Ce sera tout l’enjeu de l’association Watizat que d’ajuster le niveau de langue aux données mensuellement révisées.
4www.mizaban.fr
5Galitzine-Loumpet, Saglio-Yatzimirsky – Déni des langues versus hospibabélité, AOC, 18 juin 2021
https://aoc.media/opinion/2021/06/17/migrants-deni-des-langues-versus-hospibabelite

