Dans les années 1970 et 1980, alors que l’Internet était encore en gestation, les premières communautés en réseau commencèrent à apparaître. Celles-ci étaient constituées de passionnés qui, bien souvent, avaient une foi énorme dans le potentiel émancipateur des technologies de la communication. Ils pensaient que les espaces virtuels vastes et chaotiques qui étaient en train de naître permettraient l’émergence d’une société véritablement démocratique. Une société basée sur une liberté d’expression radicale, dans laquelle chaque personne aurait les moyens technologiques de parler à chaque autre personne, maximisant ainsi l’intelligence individuelle et collective.
Puis l’Internet fut mis en place et adopté par les masses, chacun eut à sa disposition les moyens technologiques de s’exprimer, et la quantité d’information disponible explosa. Très vite, une nouvelle limite s’imposa : le cerveau humain et la quantité limitée d’information qu’il est capable de traiter. Ceci marqua l’émergence de « l’économie de l’attention », une nouvelle condition dans laquelle l’attention humaine est une ressource rare que des entreprises telles que Facebook et Google commencèrent à extraire et à vendre à travers des stratégies publicitaires. Bien sûr, le renouveau de la démocratie qui était prophétisé n’eut pas lieu, ou du moins, pas comme il avait été annoncé. À sa place advint un accaparement de ces espaces virtuels par l’industrie, qui produisit la marchandisation du comportement humain à grande échelle et une polarisation toxique du débat public. Les activistes de notre époque déplorent fréquemment que les mécaniques implacables de l’économie de l’attention les réduisent au silence, et neutralisent progressivement la capacité d’action des populations1.
Pourtant, alors même que les entreprises de la tech tentent d’étouffer l’expression de certaines opinions politiques2, celles-ci fourmillent aux marges. Certains utilisateurs parviennent à piéger ou contourner les règles des plateformes en employant tous les moyens à leur disposition, ou se structurent en communautés virtuelles suffisamment puissantes pour manipuler les algorithmes des réseaux sociaux.
La suite de cet article est une compilation choisie de ces détournements. Elle documente les méthodes créatives et inattendues utilisées par des individus ou des groupes pour tenter de se réapproprier leur capacité d’action à travers l’utilisation des technologies de la communication. Que nous disent ces exemples ? Sont-ils la preuve de la bonne santé de l’utopie des réseaux ? Ou sont-ils, au contraire, un symptôme de la profonde corruption de ces utopies par des intérêts privés ? On verra que les réponses à de telles questions sont loin d’être univoques.
Spam et autres contenus incongrus
D’après le chercheur en nouveaux médias Finn Brunton, le spam est « l’utilisation des technologies de l’information dans le but d’exploiter des filons d’attention existants ». Contrairement à l’acception commune qui restreint le spam à des courriels envoyés à l’aveugle à des millions de destinataires, avec des finalités de publicité ou d’arnaque, une telle définition élargit le champ du spam à tout ce qui s’insinue dans un réseau de diffusion pour le détourner vers des usages que ce réseau était censé exclure. Il correspond donc à ce qu’Alexander Galloway et Eugene Thacker appelaient un exploit dans leur livre éponyme de 2007, défini par le fait de profiter d’une faille d’un système informatique3. Parler de spam, plutôt que d’exploit, a toutefois l’avantage d’éluder la saveur d’héroïsme véhiculée par ce dernier terme et, surtout, de questionner le geste même (de réglementation) qui décrète ce qui est acceptable comme légitime et ce qui est censuré comme spam. Le spam, ainsi défini, s’infiltre dans les espaces virtuels par chacune de leurs fissures. On s’y trouve exposé, par surprise, sur des plateformes où la création de contenu est par ailleurs strictement contrôlée. Très souvent, ce sont des tentatives d’arnaques, dont certaines peuvent même paraître amusantes. Mais l’expression de messages politiques peut parfois aussi prendre la forme de spam.
En cherchant sur Google Maps « BNP Paris Saint Paul » et en allant voir la liste des photos, on peut par exemple trouver une image de l’antenne rue de Rivoli de la banque BNP, décorée d’un énorme graffiti BRÛLONS LES BANQUES. Google Maps contient des tonnes de contenus qui pourraient être censurés/classés dans la catégorie spam. On y trouve, entre autres, des coups de gueule politiques, bien que ceux-ci soient explicitement interdits par le règlement relatif aux contenus : « Maps n’a pas vocation à devenir une tribune propageant des attaques personnelles, ou des commentaires politiques ou sociaux. Les contenus qui ne respectent pas cette règle seront supprimés. » Voici pourtant comment en trouver facilement :
• Chercher une institution politique majeure dans n’importe quel pays (par exemple Le Palais de L’Élysée)
• Ouvrir la section « avis »
• Trier par « avis les moins favorables ». Les commentaires pour le palais de l’Élysée sont un bon exemple de ce qu’on peut trouver pour à peu près tous les sièges de pouvoir politique (les graphies originales ont été conservées) : « Les hôtes de ce gîte sont désagréables. L’ambiance est terne. Une odeur d’argent suffocante. À fuir » ; « Je mets une étoile à cause du Macron. Bien que j’adore ce monument mais lui je ne peux plus le voir » ; « Splendide architecture. C’est un lieu très franchement magnifique. Dommage que les propriétaires soient aussi haïssables. »
Manifestations virtuelles dans des jeux vidéo
L’omniprésence du spam montre que toute technologie, si elle a un certain degré d’ouverture, sera forcément utilisée pour un autre but que celui pour lequel elle a été conçue. Il y a, par exemple, de nombreux cas de détournements de jeux vidéo pour y diffuser un message politique. dead-in-iraq est une performance live réalisée par l’artiste Joseph DeLappe en 2006, qui constitue un exemple précoce de spam politique dans un jeu vidéo en ligne. Cette performance se déroule dans America’s Army, le « jeu vidéo officiel de l’armée des États-Unis », qui est en fait une plateforme pour recruter de nouveaux soldats. DeLappe se connecte au jeu et entame une longue énumération des noms des soldats américains morts durant la guerre en Irak. Pour ce faire, il utilise le clavardage du jeu, inondant ainsi la conversation et exaspérant par la même occasion les autres joueurs. Le message de DeLappe fonctionne comme « un mémorial en ligne au personnel militaire qui a été tué », ainsi qu’une « mise en garde » aux potentielles nouvelles recrues.
Dans certains cas, la plateforme de jeu n’est pas utilisée directement pour spammer, mais plutôt comme lieu de rassemblement pour une manifestation virtuelle, qui sera filmée, puis publiée sur d’autres médias (en particulier sur les réseaux sociaux). Ce type d’évènements rencontra un certain succès au début de la pandémie de Covid, quand de nombreux activistes furent forcés d’inventer de nouveaux modes d’action compatibles avec le confinement. Durant les mobilisations du mouvement Black Lives Matter (BLM) en 2020, des rassemblements virtuels furent par exemple organisés dans plusieurs jeux vidéo, tels que les Sims ou Animal Crossing. Ces jeux offrent tous deux des outils de création qui permirent la confection d’accessoires virtuels (vêtements, banderoles) sur le thème de BLM. Des activistes équipèrent alors leurs avatars avec ces accessoires, et se rassemblèrent dans une partie en ligne ou locale pour y défiler et y scander des slogans. Des captures d’écran furent ensuite prises et partagées sur les réseaux sociaux pour sensibiliser le public ou pour lever des fonds pour le mouvement BLM.
Contourner la censure
De nombreuses plateformes virtuelles n’étant pas conçues pour être des lieux de discussion, on ne s’attend pas à y trouver de contenu politique. Ainsi, ces plateformes échappent parfois au contrôle d’États autoritaires, qui appliquent par ailleurs une politique de censure stricte au moindre discours dissident.
Au début de l’année 2019, le gouvernement de Hong Kong introduisit une proposition de loi facilitant les arrestations d’opposants politiques par le gouvernement chinois. Cet évènement marqua le début de deux années de lutte pour la défense de la démocratie, durant lesquelles des millions de personnes manifestèrent dans les rues de Hong Kong. Il marqua en parallèle le début d’une forte répression du gouvernement hongkongais contre son peuple. Les manifestants durent alors innover afin de rester mobilisés tout en échappant à la surveillance policière. Des articles rapportent par exemple l’utilisation de l’application de rencontre Tinder ou d’Apple AirDrop pour partager des informations sur les prochains évènements et manifestations. En 2020, quand la pandémie de Covid mit un frein aux mobilisations, les activistes hongkongais investirent alors le jeu Animal Crossing – comme l’avaient fait les activistes BLM. Le jeu vidéo leur assura un « safe space » virtuel, où ils purent se rassembler tout en restant confinés.
En 2020, l’organisation de défense de la liberté de la presse Reporters Sans Frontières (RSF) démontra un autre exemple d’utilisation d’un jeu vidéo pour contourner la censure d’état. Un serveur du jeu vidéo Minecraft fut mis en place pour permettre à des joueurs n’importe où dans le monde de se connecter. Dans le monde virtuel hébergé sur ce serveur, les joueurs pouvaient visiter une bibliothèque monumentale au style néo-classique, assemblage méticuleux de 12,5 millions de petits blocs. Celle-ci hébergeait plus de 200 livres et articles censurés dans leurs pays d’origine, mais qui étaient offerts ici en consultation libre. Bien que le projet ait plutôt eu une portée symbolique (en plus d’être un beau coup de com), il permit à RSF de réintroduire clandestinement ces ouvrages dans les pays desquels ils avaient été bannis.
Fake news et canulars
Le sujet des fake news a été largement discuté ces dernières années, posant notamment la question de leur impact sur le débat public et sur la démocratie. Des recherches ont par exemple montré que les fake news se répandent plus vite et vont plus loin que les « vraies » news sur les réseaux sociaux4. La condamnation universelle des fake news occulte toutefois des pratiques que l’époque précédente attribuait aux activistes des media tactiques5. Lorsque vraisemblance et scandale sont correctement dosés, canulars et fake news partagent une même faculté à capter l’attention du public. Farceurs et activistes utilisent d’ailleurs depuis longtemps le canular comme forme d’action pour visibiliser certaines causes. Le propre d’un canular est cependant d’être révélé une fois ses objectifs remplis, alors que la fake news reste comme une pollution permanente du paysage des réseaux sociaux. En voici quelques exemples.
Yes Men. S’agissant de canulars et de farces en ligne, il est difficile de ne pas mentionner les Yes Men, un projet lancé dans la fin des années 1990 par deux artistes, et qui ont depuis quasiment industrialisé la production de faux sites web6. En 1999, les Yes Men réalisèrent leur premier canular en mettant en ligne un faux site web de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC). Cette page copiait l’identité visuelle de l’OMC tout en étant remplie de titres ironiques et d’articles anticapitalistes. Contre toute attente, de nombreuses personnes crurent avoir affaire au vrai site de l’OMC, et plusieurs conférences invitèrent par inadvertance les Yes Men à donner une présentation en qualité de représentants officiels de l’organisation. Les Yes Men considèrent que les (faux) sites qu’ils produisent présentent leurs cibles « avec plus de transparence qu’elles ne se présenteront jamais elles-mêmes », ce qui rend « ces sites véridiques, et non fake ». Ces sites visent en général à dénoncer une organisation et ses crimes, souvent dans le cadre d’une campagne plus large.
Pooper. Dans d’autres cas, un canular peut aussi être une forme de commentaire social, une œuvre satyrique qui révèle certaines des absurdités de notre société. En 2016, deux start-uppers annoncèrent le lancement d’une nouvelle application nommée Pooper (littéralement « crotteur » en français), qui était présentée comme le « Uber pour crottes de chien ». En gros, votre chien fait une crotte, vous lancez l’appli, prenez une photo géolocalisée de la crotte, et un sous-traitant indépendant appelé scooper arrivera alors pour tout nettoyer – conformément à l’expression états-unienne pooper-scooper (« ramasse-crotte »). La nouvelle fut rapidement relayée par la presse aux États-Unis et à l’international, alors même que certains journalistes suspectaient déjà un canular. En dépit des soupçons, de nombreuses personnes manifestèrent leur intérêt. L’application reçut des centaines d’inscriptions et des investisseurs contactèrent les entrepreneurs pour leur proposer de financer leur projet. Quelques jours plus tard, les deux farceurs révélèrent le canular. Ils annoncèrent alors que l’application n’était autre qu’un « projet artistique satirisant notre monde obsédé par les applis », ainsi qu’un commentaire sur l’exploitation et l’inanité de nombreuses entreprises qui se positionnent comme actrices de la sharing economy (« l’économie de partage »).
The Shed At Dulwich. Avant de devenir journaliste pour VICE, Oobah Butler était payé pour écrire de faux avis en ligne pour des restaurants. En 2017, il utilisa les connaissances qu’il avait acquises dans son ancien travail pour tenter une petite expérience. Il créa une page sur le site de conseils touristiques Trip Advisor (très populaire à l’époque) pour un restaurant entièrement fictif qu’il nomma The Shed At Dulwich. Son objectif était de le faire grimper à la première place des restaurants pour Londres. Après six mois durant lesquels il recruta ses amis pour écrire et publier de faux avis élogieux, tout en évitant les hordes de clients qui essayaient désespérément de réserver une table, le restaurant parvint à atteindre la tête du classement sur la plateforme. Son expérience, une critique de l’économie de la réputation en ligne (étoiles, likes, follows…), prouva que Trip Advisor était, selon les dires d’Oobah, une « fausse réalité ». Dans ce cas, le faux génère des effets de vérité en révélant le faux. En l’occurrence, le canular illustre les effets pervers de la compétition pour l’attention et le classement, qui amène de nombreuses personnes et entreprises à falsifier leurs profils virtuels, transformant ainsi l’Internet en un endroit où tout menace d’être fictif.
La force du nombre
Grâce au web participatif, les vingt dernières années ont vu l’émergence de communautés décentralisées, dont certaines comptent des millions de membres répartis sur l’ensemble de la planète. Elles sont en général structurées autour d’un repaire virtuel et/ou d’intérêts communs, et développent une culture complexe, constituée de jargons uniques, de private jokes et de mèmes. La force de ces communautés réside dans leur grande taille ainsi que dans leur horizontalité (absence de leaders), encourageant le foisonnement des idées, et permettant alors l’émergence d’une forme d’intelligence collective. En revanche, ces mêmes caractéristiques les rendent aussi chaotiques, et empêchent la formation d’une stratégie sur le long terme, ou même une ligne politique claire. Pour leurs membres, l’appartenance à ces communautés peut devenir une part importante de leur identité personnelle, menant parfois jusqu’à une forme de narcissisme collectif. À travers la force du nombre, ces gens se réapproprient leur capacité d’action et affirment leur existence dans un paysage médiatique et numérique saturé. Passons en revue quelques exemples plus ou moins célèbres de telles pratiques.
Anonymous est probablement la plus célèbre de ces communautés en ligne7. C’est un mouvement d’hacktivistes, décentralisé et horizontal, connu principalement pour ses cyberattaques. C’est aussi un mouvement dont les membres ont des sensibilités très variées, mais qui partagent néanmoins un goût certain pour les joies du trolling, ainsi qu’une position commune envers la défense d’une vision radicale de la liberté d’expression. Anonymous est né des private jokes de l’imageboard (un type de forum en ligne) 4chan au début des années 2000. Ce site web permettait aux utilisateurs de poster de manière anonyme, ce qui les faisait apparaître sous le pseudo Anonymous. Le nom du mouvement fut alors adopté comme une blague : et si tous ces utilisateurs Anynomous, voire le site 4chan dans son entièreté, n’étaient en réalité qu’une seule et même personne ?
Il est difficile de présenter Anonymous de manière simple et concise, tant c’est une communauté complexe, souvent incohérente. Bien que de nombreux posts sur 4chan soient, par exemple, terriblement racistes et/ou mysogynes, les activistes d’Anonymous se sont souvent mobilisés pour combattre l’homophobie, le racisme et diverses autres formes d’oppression. Parmi ses nombreuses interventions, Anonymous lança en 2010 Operation Payback, une série de cyberattaques ciblant des organisations financières et organisations de défense du copyright. Anonymous réussit alors à faire crasher plusieurs gros sites web, dont Visa, Mastercard et PayPal, qui réclamèrent plus tard 3,5 millions de livres sterling en dommages et intérêts.
K-pop Stans. Les fans de musique pop coréenne (appelés aussi les K-pop Stans) constituent une autre communauté en ligne qui, de par sa pluralité, son amour des mèmes et ses problèmes de racisme, a souvent été comparée à Anonymous. Les Stans sont très actifs sur des plateformes comme TikTok et Twitter, où ils partagent sans relâche du contenu sur leurs groupes favoris. Grâce à leur nombre et à leur grande coordination, les K-pop Stans ont collectivement appris à manipuler les algorithmes des réseaux sociaux. Ils utilisent d’ordinaire cette compétence pour promouvoir les artistes qu’ils admirent et les faire apparaître en haut des feeds (fils d’actualité des réseaux sociaux).
En 2020, au plus fort de la mobilisation du mouvement des Black Lives Matter (BLM) aux États-Unis, les K-pop Stans firent une apparition soudaine dans la presse occidentale. Tout commença par leurs efforts pour invisibiliser les tweets et discussions racistes en inondant les hashtags anti-BLM sur Twitter. Puis, les Stans continuèrent en spammant l’application de la police de Dallas avec des fancams (des vidéos en gros plan de leurs idoles), provoquant ainsi son crash et sa mise hors service temporaire. Enfin, ils parvinrent à saboter le premier meeting de campagne de Trump post-covid. Les Stans avaient organisé une action de boycott en réservant discrètement autant de tickets gratuits qu’ils le pouvaient, puis en ne venant tout simplement pas le jour de l’évènement. Ainsi, environ deux tiers des sièges restèrent vides dans la salle de 19 000 places que l’équipe de Trump avait réservée – entraînant la colère de Trump contre TikTok.
r/wallstreetbets. En janvier 2021, un subreddit nommé wallstreetbets (WSB) fit soudain la une de l’info lorsque ses membres parvinrent à provoquer des pertes de plusieurs milliards de dollars à des fonds spéculatifs de Wall Street. WSB est une communauté qui existe depuis 2012, elle comprend aujourd’hui plus de 10 millions de membres et se présente « comme si 4chan avait trouvé un terminal Bloomberg ». Ses membres aiment à se qualifier de « dégénérés », « autistes », « gorilles » ou « débiles », car leur principale activité (outre le partage de mèmes) consiste à investir en bourse, en dépit de tout bon sens, sur des entreprises en lesquelles personne ne croit. Ils choisissent une cible, publient des mèmes et des blagues à son sujet, encourageant ainsi la communauté à suivre le mouvement et à acheter des actions en grande quantité afin de gonfler les prix de manière artificielle. La valeur de l’entreprise partant alors à la hausse, les fonds spéculatifs qui avaient parié sur leur chute peuvent soudain perdre de grandes quantités d’argent.
WSB est né de la culture du trolling d’Anonymous, ainsi que d’une envie des petits porteurs d’actions de se venger de la finance. Bien sûr, comme dans d’autres grandes communautés, les membres ont des profils et des motivations très variées. Ici encore, on peut lire de nombreuses blagues misogynes. Alors que certains sont en quête d’une forme de justice contre Wall Street, d’autres ne cherchent clairement que des gains financiers. Bien que WSB puisse sembler subversif, le monde de la finance trouva rapidement le moyen de capitaliser sur cette communauté. Alors qu’un fonds d’investissement de Wall Street examinait la possibilité d’embaucher des utilisateurs de reddit, le site officiel du NASDAQ commença à publier des conseils d’investissement pour ce qu’ils se mirent à appeler des meme stocks (ou « actions mèmes »).
Tactiques et stratégies
Lorsqu’il écrivait « le message, c’est le médium », Marshall McLuhan signalait que le dispositif utilisé pour délivrer un message pourrait avoir plus de sens que le contenu de ce message, appelant ainsi à analyser le contexte culturel qui les a tous deux produits. De quel sens sont aujourd’hui porteurs la ruse, le détournement, le spam, les fake news, comme dispositifs pour diffuser des messages politiques ? En observant les phénomènes sociaux liés aux technologies numériques, on ressent souvent une forme d’ambivalence à leur égard. Une fascination, d’une part, au regard des possibles, de la créativité individuelle et sociale qui s’épanouit dans ce domaine. Du pessimisme, d’autre part, face au constat que cette créativité finit invariablement par nourrir les mécanismes néfastes du capitalisme tardif.
On peut ressentir cette même ambivalence face à l’analyse des détournements listés dans cet article. D’un côté, on peut être admiratif et captivé par l’ingéniosité mise en œuvre pour tenter de se réapproprier une capacité d’agir. D’un autre côté, cette ingéniosité semble souvent relever d’un réflexe de survie, face à un environnement violemment compétitif et qui tend à écraser les individus.
Il n’y a pas forcément à choisir entre un soutien ou une condamnation envers ce type de pratiques. Le plus important est peut-être de prendre acte de leur ambivalence constitutive, pour repérer à la fois ce qu’elles rendent possible, ce qu’elles cautionnent et ce à quoi elles font obstacle. Une trentaine d’années après l’émergence des théories et des actions des media tactiques, leur tradition reste vivante – de même que le besoin d’intégrer leurs interventions ponctuelles au sein de stratégies collectives mieux organisées8.
1Sur ce sujet, voir le travail de Tristan Harris, en particulier l’article « How Technology is Hijacking Your Mind » disponible en ligne.
2Meta annonçait le 10 Février 2021 sur son blog officiel que Facebook allait réduire la distribution du contenu politique dans le News Feed.
3Voir Alicia Amilec, « De l’exploitation à l’exploit », Multitudes, no 54, 2013, p. 214-220.
4Soroush Vosoughi, Deb Roy & Sinan Aral, « The spread of true and false news online » in Science, Vol 359, Issue 6380, p. 1146-1151.
5Geert Lovink & David Garcia, « ABC des médias tactiques » in Annick Bureau & Nathalie Magnan, Art, réseaux, media, Paris, ENSBA, 2003, p. 72-77.
6Sur les Yes Men et sur les canulars politiques, voir la Mineure « Activistes du hoax », Multitudes, no 25, 2006, p. 149-198.
7Voir le livre de référence de Gabriella Coleman, Anonymous. Hacker, activiste, faussaire, mouchard, lanceur d’alerte, Montréal, Lux, 2016.
8Voir à ce propos Geert Lovink & Ned Rossiter, Organization After Social Media, Wivenhoe, Minor Compositions, 2018.