I. La logique binaire du passage ou non (du courant, de signaux, etc.) devait nécessairement donner lieu, dans le monde de l’informatique, aux débats – plus ou moins intenses, selon les époques – sur l’open et le close, sur l’ouverture et la fermeture des sources. Aujourd’hui, l’informatisation du monde est telle que même les bullionistes du code investissent de façon toujours plus conséquente dans l’open source et l’interopérabilité. Après tout, c’est dans la circulation que s’accroît le capital… Le tiers de la liberté – et ses apôtres enflammés, nostalgiques d’un temps où les ordinateurs trônaient dans une poignée d’universités – a quant à lui été relégué aux marges que lui réservait le libre jeu du marché. La controverse ne s’est pas totalement volatilisée. Elle laisse toutefois indifférente une masse rangée sous le moyen terme le plus duel qui soit : la transparence.
II. L’idée de faire lumière, de mettre au jour les ressorts obscurs de la domination accompagne la modernité. Certains ont imaginé son parachèvement dans quelque utopie de la transparence, dans une société nouvelle caractérisée par un régime de visibilité qui aplanirait les distinctions sociales et mettrait tout le monde sur un même plan. Ce fut malheureusement le cas de révolutionnaires honnêtes. Dans sa version sociale-démocrate, la transparence est devenue le remède à tous les dysfonctionnements de la politique : régimes autoritaires, corruption… Pour les libéraux, elle est même le vecteur d’un marché toujours plus lisse, voire la condition de son ordre spontané.
La revendication moderne de transparence s’est désormais imposée comme le code de nos sociétés, comme une norme souterraine et mystique et une injonction permanente à tout laisser voir et à décoder ce qui ne se laisse pas voir. Elle a infusé tant de discours, d’un point à l’autre du spectre politique, qu’elle ne pouvait que donner de l’eau au moulin des annonciateurs des sociétés « post-idéologiques ».
III. Selon le prisme informationniste, la non-circulation, c’est le mal ! Il en fallait bien peu pour que les technologies numériques connectées, pénétrant toujours plus notre quotidien, passent pour l’effectuation de la revendication moderne de transparence… Et pour que le lanceur d’alertes devienne la forme la plus développée du héros.
L’idée que chacun doit pouvoir disposer, à tout moment, de toute l’information du monde s’est vite doublée, Web 2.0 oblige, d’un idéal de participation. Tout doit être donné à voir – y compris les réactions que provoque chaque vision. Forts de ce qui transparaît, nous serions capables de mieux choisir. Même la vieille politique institutionnelle essaye péniblement de se mettre à la page ! Elle comprend peu à peu que ce qui, hier, lui semblait subversif ne représente pour elle aucun danger, tant qu’elle en a plus ou moins en main la logistique. Il ne s’agit, après tout, que de laisser produire un avis, une information minimale, une donnée. Arrêter ne serait-ce qu’un instant la circulation du phlogistique numérique, voilà qui serait intolérable !
Par-delà les modes, ce genre de « décision » pourra bientôt être prise automatiquement, à mesure que ceux à qui l’on demande de s’« exprimer » se feront toujours plus transparents. Les décisions liquides réalisées de manière automatique céderont sans peine leur place à des décisions automatiques réalisées de manière liquide.
IV. « Que le fondement mondain se détache de lui-même et se fixe en un royaume autonome dans les nuages ne peut s’expliquer que par l’auto-déchirement et l’auto-contradiction de ce fondement mondain. Celui-là même doit donc en lui-même être autant compris dans sa contradiction que révolutionné pratiquement. » Dans les nuages ? Vous voulez dire dans le cloud ?
Le cloud n’existe pas, c’est toujours la machine de quelqu’un d’autre.
V. Pour se radicaliser la transparence devait se faire idéologie. Ainsi naquit la « transparence radicale ». Il n’y a là rien de théorique. Le durcissement des arguments procède du genre de spéculations pour lesquelles on ne dispose guère de temps à Menlo Park. La genèse de la conscience est matérielle et sociale ? Il faudra mettre au jour le média social. Construisons la plateforme !
Qui s’occupe encore de sa vie privée appartient à une époque révolue. Rien ne sert cependant de convaincre les rétrogrades et autres réticents à la destinée de l’humanité technologique. Mieux vaut leur proposer la vie privée as a service, jusqu’à ce que s’imposent l’évidence de sa désuétude et sa dilution dans le grand partage… Le partage de sa propre personne comme une réserve de biodiversité, le fait de livrer le moindre recoin de son existence afin que les propriétaires de la plateforme puissent en tirer profit.
Voilà l’une des raisons pour lesquelles les big data sont le nouveau filon en matière d’informatique. Il est si facile de se fournir en matière première ! Qui aurait cru qu’un « honeypot » aussi élémentaire que Facebook fonctionnerait aussi bien ? La candeur des utilisateurs – tellement obnubilés par leur enthousiasme à voir leurs contenus diffusés qu’ils les jettent en pâture (avec la multitude d’informations qui les accompagnent) – ne pouvait que donner à tant de petits malins des « idées de business ». D’aucuns appellent cela l’innovation.
Face à une telle situation, il devient urgent de développer une perspective critique générale et de la compléter par la diffusion de méthodes d’autoformation et d’autodéfense numérique.
VI. Nothing to hide, nothing to fear (NTHNTF). Tel est le sermon des annonciateurs de la Bonne Nouvelle numérique ! La transparence compte désormais au nombre des plus louables comportements. La refuser, c’est manquer « d’intégrité ». Ce n’est pas nécessairement une question de morale : les vices privés, livrés aux algorithmes, sont des vertus publiques. Au milieu du flot des (méta)données des bons « utilisateurs transparents », ce genre de corruption morale ne passe pas inaperçue. Un creux, un pic ou une irrégularité peuvent être autant de symptômes du mal.
Dans un tel contexte, la gouvernance technocratique ne pouvait que s’imposer. Elle n’a qu’à lire dans le grand livre des data produites en permanence et sur tout. Les besoins et les désirs, individuels comme collectifs, peuvent être « rationnellement » prévus et gérés par des systèmes technologiques – et, éventuellement, quelques experts pour les ajuster. Qui ? Où ? En relation avec quel événement ? Dans quel état émotionnel ?
La politique – et plus généralement le conflit – peut laisser place à des procédures d’administration des choses et des êtres. La transparence de ces derniers est l’ingrédient nécessaire pour gérer au mieux, sans frottements, la communauté et les individus, et ce, jusqu’au plus profond de leur intimité. Tous doivent être soumis au règne de la mesure et à son extension dévorante. Ses champions sont formels : il n’y a pas de meilleur régime. À condition bien sûr que ses rouages soient… transparents. Le temps n’est plus aux immoraux arcanes du pouvoir, aujourd’hui on capte l’attention, on organise les rétentions et on anticipe les protentions.
Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions de production 2.0 s’annonce comme une immense accumulation de data. Tout semble immédiatement disponible, livré dans sa vérité. Faut-il s’étonner qu’un techno-entrepreneur bavard proclame la « fin de la théorie » en 8 000 signes ? Corrélation et algorithme sont les maîtres mots de l’efficacité !
VII. Au cœur de la plateforme, l’injonction au partage et à la révélation permanente de ses entrailles ne va pas sans la production d’un contrôle mutuel. Dieu et ses émissaires ont déserté cet espace de confession perpétuelle, mais le « public », les followers et les « amis » les remplacent… Il y a bien là quelque chose du panoptique, mais un panoptique où l’agent chargé de la surveillance, du haut de sa tour, a disparu. Le contrôle se diffuse. Nous sommes tous, tour à tour, contrôleurs et contrôlés.
La discipline que recherchent les panoptiques « numériques » n’est pas de l’ordre de l’obéissance, mais de la performance. Fini le négatif ! Think positive ! Sur Facebook, il n’y a pas d’ennemis. Au devoir faire se substitue l’exigence d’un pouvoir faire illimité. Le sujet 2.0 prend des initiatives, donne l’exemple… Il se consacre de façon obsessionnelle à la construction d’un profil « public » en ligne sur un réseau privé. Cette glorieuse publicité de soi le mettra d’autant plus en valeur qu’il jouera sur différents tableaux et conjuguera, par exemple, un « moi » professionnel agressif, un « moi » familial affectueux, un « moi » érotique alléchant, un « moi » amical sympathique et un « moi » social responsable…
« Yes, we can ! ». Rapidité, productivité, hyperresponsabilité1.
L’injonction à la transparence radicale fonctionne parce qu’elle va de pair avec une rétribution psychique. Le plaisir doit être de la partie ; provoqué, retenu, mesuré… Les interfaces et les mécanismes des médias sociaux reposent sur une économie de la dopamine largement inspirée de celle des machines à sous. Mais ici, pour les utilisateurs, pas d’argent à la clé ! Étoiles, likes, notifications en tout genre… L’opinion des autres se livre dans sa transparence. Et pour que l’animal comparateur ait un étalon fiable, elle est quantifiée. Pour la première fois, nous avons notre capital-réputation sous les yeux. Tout profit, comme toute perte, nous est immédiatement signalé. Attention à ne pas faire de mauvais investissement !
Bienvenus dans le grand jeu de l’existence gamifiée, vous verrez, c’est grisant ! Et en plus, c’est addictif.
VIII. L’enjeu est tel, ici, que l’important n’est vraiment pas de participer ! Personne ne voudrait voir son profil condamné au purgatoire de la longue traîne. Mais attention ! Rien n’est jamais acquis. Les règles du jeu, les conditions d’utilisation sont, en outre, toujours susceptibles de changer. Enjoints à nous livrer pleinement, tout en nous sachant jugés, nous nous évaluons, nous contrôlons, nous modelons. L’apparente évidence de la transparence radicale s’évapore et révèle sa dimension proprement anthropotechnique. Les slogans se mettent à sonner faux, le bruit du médium se laisse percevoir.
Il y a nécessairement une part de fiction et d’obscurité dans la transparence. Le problème ne vient pas de telle plateforme ou d’une supposée nature humaine. Un dispositif aussi transparent que le panoptique, par exemple, possède nécessairement, pour être opérant, sa zone d’ombre : le sujet qui est surveillé ne peut jamais être assuré que la surveillance est effective, mais il doit croire qu’elle l’est. De même, la transparence totale, qu’on nous vend comme le corrélat de l’honnêteté, ne s’applique pas au service qui la promeut. Essayez de demander à Facebook ce qu’il a fait de vos données ou à PayPal pourquoi il a bloqué votre compte. Si vous êtes suffisamment influent, il est possible que l’on vous réponde. Il y a, cependant, fort à parier que ce soit à condition que vous signiez un accord de confidentialité. La transparence vaut ici pour les masses, pas pour le pouvoir. L’ingénierie sociale à l’œuvre au cœur de la plateforme reste niée, cachée, réservée aux technocrates.
De façon générale, la transparence n’est pas une pure ouverture, bien qu’elle aime en revêtir les dehors. Elle en constitue la limite. Elle laisse voir un au-delà qu’elle interdit d’atteindre pleinement. Elle filtre, selon sa constitution, ce qui peut la traverser ; elle connaît des degrés. Elle se construit, donc. Elle renseigne sur ce qu’elle n’est pas. En somme, elle médiatise. C’est la raison pour laquelle elle est d’autant plus efficace qu’elle se fait oublier en tant que telle, qu’elle tend à être invisible.
Au faux radicalisme de la transparence, nous préférons l’incertitude des logiques métisses, l’expérience hybride et bâtarde, les clairs-obscurs assumés.
IX. La transparence est au cœur du régime de visibilité du capital. La vitrine est à la fois « féérie et frustration ». Elle sépare tout en laissant voir l’objet du désir. Elle ajoute au caractère mystique de la marchandise. Ce genre de « mise en valeur » est aussi négation puisque derrière la vitrine toutes les marchandises sont interchangeables… Comme les utilisateurs des médias sociaux dont on nourrit le narcissisme.
X. Au cœur de la médiation se trouve aussi la possibilité de l’inversion. Si la vitrine sépare physiquement le produit du consommateur, les médias sociaux réintroduisent la production dans la consommation. Leur consultation semble relever du pur « loisir » ; nombreux sont ceux qui s’y adonnent discrètement au travail, n’hésitant pas à ruser pour contourner toutes les limitations mises en œuvre pour les en empêcher. Ces pratiques « non rétribuées » rapportent d’autant plus aux propriétaires des plateformes que ces derniers n’ont pas besoin de faire produire un quelconque contenu. Les utilisateurs s’en chargent eux-mêmes avec leurs messages, leurs photos, leurs vidéos… Ce ne sont pas ces derniers qui sont directement vendus, mais les (méta)données liées à l’utilisation de la plateforme (ou le résultat de leur traitement). Le consommateur produit le produit. Parallèlement, l’utilisateur se produit aussi lui-même en tant que consommateur, puisqu’il offre les informations nécessaires pour lui suggérer des contenus (et des publicités) toujours plus adaptés. Plus ses goûts seront définis et plus on lui proposera des marchandises spécifiques à faible volume de vente… Pendant qu’il reproduit sa force de travail. Merci les prosumers2 !
XI. Les tenants de la transparence radicale ont compris que pour transformer le monde, il suffisait de laisser à leurs algorithmes le soin de l’interpréter.
Traduit de l’italien par André Salsedo
1 En français dans le texte (N.D.T.).
2 Contraction, en anglais, de producteur [producer] et consommateur [comsumer]. Le terme, lancé par Alvin Toffler, est généralement traduit par prosommateur en français (N.D.T.).
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