On sait qu’on ne sait pas, mais c’est à peu près tout ce que l’on sait :
il n’y a pas de meilleure définition de l’incertitude.
Callon, Lascoumes et Barthe, 2001
Le cas d’Alexis Cossette-Trudel
Complologue autoproclamé, détenteur d’une maîtrise en science politique et d’un doctorat spécialisé en sémiologie religieuse, Alexis Cossette-Trudel (ACT dans la suite de ce texte) a sans conteste été l’une des principales figures de proue du mouvement « complotiste » québécois qui, par l’entremise de son média de « réinformation » intitulé Radio-Québec1, a semblé parvenir à expliquer ce que les institutions publiques et médiatiques laissent en suspens. Prétendant à la rationalité, il a comblé les lacunes créées par l’incertitude radicale qui a caractérisé la crise du Covid-19, et par les atermoiements des communications publiques. Ses projections automotivées ont été tenues pour acquises ; il paraît être devenu une autorité idéologique. Les principes qu’il a mis en avant deviennent des modèles polyvalents qu’il a modulé en fonction du contexte… et pour masquer ses erreurs quand ses prédictions ne se réalisaient pas (ce qui est généralement le cas).
Il s’est ainsi constitué une armée de ce qu’il nomme indistinctement des « soldats digitaux » et des « êtres de lumière » dont la mission est de nous faire voir, à nous les moutruches (moutons + autruches, adaptation de l’anglais sheeple), la réalité telle qu’elle est réellement. Ses adeptes paraissent peu se soucier de la logique de ses raisonnements et de la véracité de ses propos, tant qu’ils permettent d’atténuer leurs incertitudes. De son propre aveu, ACT se considère comme une solution au problème : « les gens nous ont dit, après avoir écouté les médias, “nous étions en détresse psychologique et quand on écoute Radio-Québec, ça nous calme”. C’est ça, moi, le message que j’entends » (Marchand, 2020).
ACT ne manque en effet aucune occasion pour guider les citoyen·nes vulnérables. Son influence est à ce point importante, tant au Québec qu’en Europe francophone, qu’il s’est fait censurer sur les plus grandes plateformes sociales. Grâce à/malgré la fermeture de ses comptes Facebook, YouTube, Instagram, Vimeo, Twitter et autres, il est devenu une sorte de martyr voué corps et âme à la cause. Pour les gens qui doutaient déjà, il devient évident que cette censure est destinée à faire taire ceux qui ont le courage de la vérité. Pour ACT, si les grands merdias ne traitent pas des mêmes sujets importants que lui, c’est certainement parce qu’ils sont à la solde de l’« État profond » – une élite pédosatanique composée de personnalités politiques et artistiques – et qu’ils cachent la vérité au public.
D’abord axés sur des thèmes chers à l’extrême droite tels que l’immigration et l’identité nationale, les webjournaux présentés chaque semaine par ACT ont ensuite abordé les différentes théories conspirationnistes associées au mouvement QAnon, dont la principale est celle voulant que le monde soit contrôlé par l’État profond. Dès le début de la pandémie, il a affirmé qu’il s’agit d’une « tyrannie technosanitaire » créée de toutes pièces pour éradiquer Donald Trump, considéré comme étant l’Élu choisi pour anéantir l’État profond. De ce postulat – qui perdure malgré la défaite électorale de Trump – découle ensuite un nombre incalculable de théories secondaires pour expliquer que cette « fausse » crise sanitaire a également pour objectif de (insérez ici le complot de votre choix). Par sa nature choose-your-own-adventure (Andrews, 2020), QAnon a ouvert toutes grandes les portes aux idées les plus variées et permet de s’adapter à l’actualité – ou d’adapter l’actualité – médiatique au fur et à mesure qu’elle survient, pour en offrir une lecture et une compréhension différentes.
C’est donc principalement à cela que s’attelle ACT dans chacun des plus de 440 webjournaux enregistrés depuis octobre 2017. Pour lui, un événement digne de mention peut être tout autant un Q drop (message crypté publié sur Internet par Q, longtemps considéré comme étant le « prophète » du mouvement QAnon, mais de moins en moins influant malgré la prégnance du mouvement) que l’annonce par le premier ministre du Québec d’une nouvelle restriction sanitaire liée à la pandémie. Pour son auditoire cependant, nous émettons l’hypothèse que c’est le niveau d’insécurité associé à un événement qui le rendra plus important que d’autres, car plus l’incertitude est radicale, plus le besoin de l’apaiser est grand et on peut supposer que c’est dans ces moments-là que la prétention à la vérité de leur leader est la plus nécessaire.
Problématisation : alèthurgie et forums hybrides
Il semblerait donc qu’ACT n’ait qu’à « prétendre à la vérité » pour satisfaire ses adeptes et perpétuer leurs croyances. La plausibilité de son discours semble suffire : cela constitue le postulat principal de notre travail. Ainsi, pour comprendre comment se déploie cette prétention à la vérité et se construit cette plausibilité, il convient d’étudier des « manifestations de vérité » à partir de ce que Foucault (2012, p. 8) désigne comme l’alèthurgie.
Hors des cadres institutionnels, ce que Callon, Lascoumes et Barthe appellent des « forums hybrides (2001, p. 37) sont des forums d’échanges entre experts, politiques, techniciens et profanes (les théories complotistes séduisent une diversité de personnes), même si les participant·es s’y éloignent du discours officiel. Elles donnent alors lieu à des délibérations apparemment non rationnelles, des shitstorms, « des déversements d’affects caractéristiques de la communication numérique »; un affect sans visées performatives, qui « cherche juste une trajectoire linéaire pour se décharger » (Han, 2000, p. 60-61).
C’est bien ce qui se produit dans le forum hybride d’ACT, où ce dernier travaille à canaliser ces shitstorms – quand il ne les crée pas lui-même – de telle sorte que tous et toutes sont en colère contre un ennemi commun : l’État profond. C’est cette capacité à rallier, dans la colère, l’anxiété, le doute, bref, dans la panoplie de sentiments qu’on peut associer à l’incertitude, qui en fait un leader efficace. Si les personnes supportant difficilement le doute se retrouvent sur ces forums, c’est pour réduire l’incertitude qui les assaille ; c’est pour répondre aux questions irrésolues par les sources institutionnelles – même si, loin de leur offrir la paix d’esprit tant espérée, les contenus qu’elles trouvent en ligne semblent au contraire les enfoncer encore plus profondément dans un scepticisme sans fin.
Dans un contexte d’incertitude où les institutions publiques et médiatiques l’insultent et le censurent, lui se tient debout et travaille sans relâche pour faire éclater la vérité et éclairer de lumière ses adeptes. Tour à tour héros, martyr, justicier, prédicateur, politicien et docteur érudit, il est un « homme-orchestre » du dire vrai : il est un « parrèsiaste ». Pour Foucault, « la parrêsia […] c’est étymologiquement l’activité qui consiste à tout dire » (2009, p. 11). Mais, comme il le souligne immédiatement, ce concept n’est pas nécessairement connoté positivement ; « employée avec une valeur péjorative, la parrêsia consiste bien à dire tout, en ce sens que l’on dit n’importe quoi […]. Le parrèsiaste devient et apparaît alors comme le bavard impénitent, comme celui qui ne sait pas se retenir, ou en tout cas, comme celui qui n’est pas capable d’indexer son discours à un principe de rationalité et à un principe de vérité » (ibid.). Nul doute que c’est ainsi que les détracteurs d’ACT le perçoivent en le traitant de « complotiste » : comme un « mauvais » parrèsiaste.
À l’inverse, ses adeptes le considèrent comme un « bon » parrèsiaste, pratiquant la parrêsia à « valeur positive ». Dans ce cas, nous dit Foucault, elle « consiste à dire, sans dissimulation, ni réserve, ni clause de style, ni ornement rhétorique qui pourrait la chiffrer ou la masquer, la vérité. Le “tout-dire” est à ce moment-là : dire la vérité sans rien en cacher, sans la cacher par quoi que ce soit » (Ibid.). Deux autres conditions sont cependant nécessaires pour qu’il y ait parrêsia au sens positif. D’une part, il est important que cette vérité soit bien l’opinion personnelle de celui qui parle, « il dit ce qu’il pense, il signe en quelque sorte lui-même la vérité qu’il énonce » (Ibid. p. 12). D’autre part, il doit y avoir un risque : celui de mettre en péril la relation entretenue avec l’interlocuteur. La bonne parrêsia, c’est le courage de la vérité, tant du côté de l’émetteur que de celui du récepteur. Plus encore, continue Foucault, il faut alors qu’en disant la vérité, « on ouvre, on instaure et on affronte le risque de blesser l’autre, de l’irriter, de le mettre en colère et de susciter de sa part un certain nombre de conduites qui peuvent aller jusqu’à la plus extrême violence » (ibid.). En somme, le bon parrèsiaste, pour ses adeptes, c’est leur leader qui, en son forum hybride, surfe sur l’incertitude.
Le webjournal comme un forum hybride de fake news
Le dispositif médiatique d’ACT varie relativement peu dans le temps. La forme de la mise en scène est associée à celle des émissions de plateau télévisé en direct (donc, sans montage) : il y est représenté de face, en plan rapproché ou plan-poitrine, assis ou en buste (Duccini, 2011). Il fait face à trois écrans : à sa gauche, tout son contenu (liens vers les vidéos, visuels, etc.), devant lui, son propre programme en miroir et à droite, les fils des médias sociaux en direct. Il n’utilise qu’une seule caméra, qui semble être celle de son ordinateur, placée sur l’écran face à lui, nous donnant l’impression d’être en visioconférence avec lui.
ACT se présente comme l’énonciateur-orchestre d’un nouveau genre télévisuel qui contribue lui aussi au caractère hybride de son forum. À partir des modes d’énonciation présentés par François Jost, il apparaît se situer quelque part entre (1) le journaliste de son propre programme d’information, qui « offre un commentaire sur le monde » sur un mode privilégiant « l’assertion sérieuse littérale », (2) l’animateur d’un jeu qui « commente l’image » et offre des « assertions sérieuses non littérales » et même, pourquoi pas, (3) le personnage narrateur d’une fiction qui propose des « assertions non-sérieuses, mais littérales » (Jost, 2015, p. 37). En d’autres termes, ces différents modes d’énonciation placeraient le genre médiatique pratiqué par ACT entre les modes « authentifiant », « ludique » et « fictif » de l’auteur.
En ce qui concerne le genre « informatif » et donc « authentifiant », Patrick Charaudeau avait bien montré qu’il pouvait épouser une diversité de formes à la télévision, allant du « journal » au « reportage » et au « débat ». Le genre du « journal télévisé », selon cet auteur, aurait toujours été hybride, dans la mesure où « il couvre l’ensemble des modes discursifs, car il s’agit pour lui non seulement de rendre compte des faits, mais également de les commenter (EC) en faisant appel à des experts, et de provoquer des débats (EP) sur les thèmes les plus prégnants […] » (Charaudeau, 1998, p. 94). Ici, il ne s’agit pas de rapporter les faits tels qu’ils sont, mais d’y prétendre, car la crédibilité passe par des manœuvres alèthurgiques (plutôt qu’épistémologiques). Dans cette perspective, ACT apparaît comme l’incarnation simultanée du chef d’antenne, de la régie, du présentateur et de l’expert ; un homme-orchestre excellant dans le format du talk show qui rappelle le modèle satirique d’infodivertissement du Daily Show. C’est bien dans ce modèle que les trois modes d’énonciation distingués par Jost s’hybrident en un seul : à l’image d’un Jon Stewart de la conspiration, ACT y incarne tour à tour, et parfois simultanément, un présentateur de nouvelles, un animateur de jeu et un personnage-narrateur. Il mime, analyse, vitupère, harangue, ironise, etc. Il ne se refuse aucune posture, car c’est son show : une parodie de parodies de bulletins d’information qui se prend au sérieux, un récit à la première personne de sa croisade contre l’État profond, made in Québec. ACT y apparaît, en exclusivité, comme un « sit-down humoriste » qui manquerait d’humour, ou qui ne pratiquerait qu’une sorte d’humour : le sarcasme colérique. Ici, le format parodique est bel et bien parodié, mais plus personne ne rit, ou alors, on rit jaune. Mais qu’on le trouve drôle ou risible, ACT bénéficie néanmoins d’une crédibilité bien établie auprès d’un vaste public, comme en témoignent, par exemple, les 900 000 visionnements obtenus pour sa vidéo « Covid‑19 : la fraude statistique confirmée », diffusée sur YouTube et Facebook le 11 avril 2020.
Alèthurgie et épistémologie
De tels dispositifs médiatiques offrent les conditions propices au développement et à la propagation de contre-discours. Certes, il s’agit d’une mauvaise parrêsia, puisqu’elle nuit considérablement et durablement aux efforts collectifs pour contrer le SARS-CoV-2, mais sa prégnance révèle l’urgence d’adopter une posture parrèsiaste positive dans le cadre des communications publiques. Plus encore, cette bonne parrêsia, au discours « indexé à un principe de rationalité et à un principe de vérité » (Foucault, 2009, p. 11), se doit d’être ancrée dans une épistémologie cohérente et rigoureuse.
Mais, comme l’a remarqué Eva Illouz (2020), « [l]a riposte au complotisme est particulièrement difficile parce que ce dernier s’appuie sur des éléments légitimes de la pensée actuelle et s’engouffre dans les brèches des épistémologies contemporaines. L’ épidémie de Covid-19 a montré de façon éclatante que la fragilité de la démocratie commence par son épistémologie ». Cela s’ajoute à l’accélération et à l’intensification de la diffusion d’arguments et de résultats par l’entremise de nouveaux moyens tels que les journaux scientifiques renommés qui offrent des contenus hors évaluation par les pairs, des archives de manuscrits prépublication, ou bien des TED talks et des tweets. De nombreuses contributions en sociologie de la science (p. ex. Haustein et al., 2014 ; Holmberg et Thelwall, 2014) ou en communication (p. ex. Boukacem-Zeghmouri et Dillaerts, 2019) suivaient l’évolution de cette dynamique bien avant le début de la pandémie, évoquant l’avènement d’une « science piège à clics » (clickbait science). Maximilien Heimstädt (2020), abordant la question des serveurs de manuscrits prépublication, a écrit qu’ils « favorisent une présentation des résultats de recherches destinée à capter l’attention grâce à sa dissémination sur les réseaux sociaux », favorisant une « science piège à clics [qui] tourne rapidement à la désinformation » [notre traduction]. Ce nouveau régime attentionnel, en phase avec la distraction massive de notre époque trop pressée d’en finir, favorise la quick science, le recours au hype, l’usage de visuels racoleurs, etc. Bref, il n’y a rien de bien surprenant là ; seulement un rappel qu’alèthurgie et épistémologie vont souvent de pair, pour le meilleur… et pour le pire.
Références
Boukacem-Zeghmouri, C. et Dillaerts, H. (2019). « Information scientifique et diffusion des savoirs : entre fragmentations et intermédiaires ». Revue française des sciences de l’information et de la communication.
https://doi.org/10.4000/rfsic.5522.
Callon, M., Lascoumes, P. et Barthe, Y. (2001). Agir dans un monde incertain.
Essai sur la démocratie technique. Paris : Seuil.
Charaudeau, P. (1997). « Les conditions d’une typologie des genres télévisuels d’information »,
Réseaux 15 (81) : 79-101.
Collier, S. J. et Lakoff, A. (2021), The Government of Emergency: Vital Systems, Expertise,
and the Politics of Security. Princeton, NJ: Princeton University Press.
Duccini, H. (2011). La télévision et ses mises en scène. Paris : Armand Colin.
Foucault, M. (2009). Le courage de la vérité. Le gouvernement de soi et des autres II –
Cours au Collège de France. 1984. Paris : Gallimard, Seuil.
Foucault, M. (2012). Du gouvernement des vivants – Cours au Collège de France. 1979-1980.
Paris : EHESS, Gallimard, Seuil.
Han, B.-C. (2016). Psychopolitique. Le néolibéralisme et les nouvelles techniques de pouvoir. Circé.
Haustein, S., Peters, I., Sugimoto, C., Thelwall, M. et Larivière, V. (2014).
« Tweeting biomedicine: an analysis of tweets and citations in the biomedical literature ».
Journal of the Association for Information Science and Technology 65: 656–669.
Heimstädt, M. (2020). « Between fast science and fake news: Preprint servers are political »,
[Blog] London School of Economics. https://bit.ly/3HxP8Ci
Holmberg, K. et Thelwall, M. (2014). « Disciplinary differences in Twitter scholarly communication », Scientometrics. 101: 1027-1042.
Illouz, E. (2020, 11 décembre). « Croire à la science ou pas : la question qui pourrait décider
de l’avenir du monde ». Le Monde. Idées, p. 29.
Jost, F. (2015). « Quel paradigme pour interpréter les genres télévisuels ? », Intexto 34 : 28-45.
https://seer.ufrgs.br/intexto/article/view/58447
Marchand, E. (2020, 15 octobre). Qonspirations. [Reportage TV]. Enquête.
https://ici.radio-canada.ca/tele/enquete/site/segments/reportage/203467/qanon-conspirationnistes-mouvement-adeptes
1De 1968 à 1996, la chaîne de télévision publique québécoise portait le nom de « Radio-Québec »; nom encore utilisé par les personnes plus âgées. Il semble qu’ACT ait profité de l’absence de protection de la dénomination sociale pour s’octroyer un nom synonyme de crédibilité et de sérieux.