Antoni Muntadas cherche à intensifier l’art, intensifier la perception. D’où une vie et une œuvre « on translation », circulant entre les langues, les institutions, les pays et leurs villes, dans un tournoiement du monde généralisé.
Antoni Muntadas aims to intensify art, and intensify perception. This leads to a life and work « on translation », which circulate between languages, institutions, countries and cities, in a generalized whirlwind through the world.
Le mot anglais choisi par Antoni Muntadas pour cerner et inspirer un large pan de son travail depuis dix ans, « translation », possède deux sens proches mais néanmoins divergents, qui se déclinent en français, par exemple, au gré de deux termes : traduction, translation. À travers son sens littéral de conversion d’une langue en une autre, le premier ouvre sur les abîmes de l’interprétation que cette action suppose et, de là, glisse vers les nuances propres à la transposition, l’expression et la représentation. Le second, qui a aussi valu anciennement pour « traduction », est un terme aux connotations plus matérielles et plus techniques, que les mots de transfert, de transport, de mouvement et de déplacement illustrent bien, pourvu qu’on les prenne en eux-mêmes, pour leur valeur physique plus que figurée.
Tournoiement généralisé
Pourquoi cette expression, « On Translation » – comme on dit « On the Road » – suivie de tant de vocables variés, déjà plus de trente à ce jour, pour incarner l’énergie autant que le sens d’une œuvre ouverte et entraînée comme peu d’autres par le chaos d’un monde à ressaisir et à évaluer, dans le seul espoir d’y survivre ? Disons : pour fixer mais en les ouvrant plus encore cette énergie et ce sens. Pour les doter d’un centre utopique, selon l’adage nietzschéen : « le centre est partout ». Et donc, pour qualifier par la portée d’une même note tenue la quête éparpillée, fragmentaire, variable, en chaque cas si singulière et ponctuelle qu’il devient possible d’actualiser. « Addressing in each work chapter issues related to a specific subject from different perspective and media and also related to the context where the work is produced and/or presented. Under the consideration that
« On Translation » compose ainsi un inventaire en expansion, une encyclopédie évolutive, un éventail tournant de points de vue documentés sur la réalité contemporaine et les métamorphoses accélérées des environnements de nos vies. C’est aussi une instance de retournement de l’œuvre entière, une façon de pouvoir en rebattre les cartes d’un point de vue qui la nomme aujourd’hui. Ainsi ces récentes expositions baptisées « Proyectos » ou « Projekte » et mêlant, à la faveur d’un nouvel épisode d’On Translation, des épisodes antécédents de la série mêlés d’œuvres bien antérieures, des années 1970, selon des recompositions attachées aux situations locales comme aux jeux du moment([[Muntadas Projekte (1974-2004), op.cit., accompagné de Muntadas On Translation : Erinerrungsraüme (Spaces of Memory) / On Translation: Die Bremer Stadtmusikanten (The Bremen Town Musicians), Neues Museum Weserburg Bremen, 2004 ; Muntadas Proyectos / Muntadas On Translation : La Alameda, Laboratorio Arta Alameda et Editorial Turner, Mexico, 2004. ). Enfin, ce mot polyvalent attire aussi à lui la part inévitable d’autoportrait que toute œuvre réelle finit par former pour celui qui s’y adonne et s’y abandonne. Le mythe veut déjà que ce soit en suivant un séminaire en trois langues (anglais, français, espagnol) qu’il avait organisé et que tous les participants ne maîtrisaient pas aussi bien que lui, que Muntadas ait eu l’intuition de la portée de ce concept-mana, depuis toujours inhérent à son œuvre([[Mary Anne Staniszewski, « An Interpretation / Translation of Muntadas’s Projects », in Muntadas On Translation, MACBA, Barcelona, 2002, p. 36. ). Et son fidèle critique Eugeni Bonet n’a pas manqué de souligner que c’était là, « on translation », l’état permanent propre à la vie de Muntadas, entre les langues, les institutions, les pays et leurs villes, dans un tournoiement du monde généralisé.
L’art de Muntadas est avant tout un art critique, un art de la lecture et de la confrontation des signes. Images contre images, mots contre mots, images-mots contre mots-images surtout, selon tous les dispositifs d’installation, tous les agencements possibles. De sorte à instaurer chez le participant (faute de ne savoir que choisir entre visiteur, lecteur ou spectateur) une vision faite de mouvements arrière ou de pas de côté, par où surgissent autant d’intellections sociales, politiques, anthropologiques, face à des micro/macro coupes de civilisation. C’est « la capacité critique du public à convertir la perception en sens. »([[Bartomeu Mari, « Audiences and Translations », in Muntadas. On Translation / The Audience, Witte de With, Rotterdam, 1999, p. 6.)
Accoudé à la balustrade
Mais qu’arrive-t-il quand la perception, soudain, paraît s’arrêter à elle-même ? Quand l’image n’est plus frappée d’aucun mot ni d’aucune autre image ? Quand elle est projetée, seule, immensément, sur un écran, et ne cesse pas de durer, de toute sa facticité, sa fixité particulière, de tout son art, le temps que du temps pur s’impose. Comme si, après tant d’œuvres, d’art sans doute, mais surtout d’apostrophe, de mise en conflit, de suggestion directe, d’appels de mémoire, bref de conscience et d’analyse, soudain l’image se lâchait, se livrait à un plein plaisir d’être, pour un quasi pur spectateur.
On Translation : On View est une longue image noire et blanche de format panoramique qui se développe pendant dix minutes, accompagnée de la seule rumeur que son action suscite. Dans un lieu indéterminé, un de ces lieux où passe notre vie d’aujourd’hui (aéroport, grand magasin, musée…), des gens sont là, debout, circulant, s’arrêtant, repartant. Ceux qui sont immobiles forment au fond du cadre une ligne noire discontinue, au gré de cinq immenses baies vitrées par lesquelles leur regard s’engouffre, attirant le nôtre qui ne verra jamais ce qu’ils voient, accoudés ou penchés sur une mince balustrade qui coupe les montants verticaux des fenêtres. Parallèlement à cette ligne de spectateurs interposés, ou en oblique, tous ceux qui ne font que passer traversent à un rythme plutôt égal, à de rares exceptions, l’espace nu ainsi délimité. Tous les corps se reflètent dans un sol lisse formé de grands carreaux. L’image est parfaitement noire et blanche, avec un excès contrôlé qui fait apparaître les corps en silhouette et les rend quasi méconnaissables. Tout juste peut-on deviner qu’on est en Extrême-Orient, au Japon sans doute. Ces corps vivants sont des signes, qu’on rêve d’agiter en prenant les bords de l’image, pour les mêler et en faire surgir les entrelacs de noir et blanc des grandes encres d’Henri Michaux. Mais nous sommes à distance, des spectateurs face à la fascinante et délicatement intolérable neutralité d’une image.
Bien sûr, on peut toujours vouloir interpréter des signes. « Interrogations where, when, why, who and what are part of the intentions of the work. »([[Catalogue cité de Brême, p. 222. ) Mais c’est comme peine perdue, car toute interprétation se résorbe aussitôt dans le pur souci de l’image, l’attente de l’image qui n’en finit pas. Jamais partage n’aura été aussi net entre les deux sens de « translation », la traduction et le transport. Ici, « on view », on est dans la translation pure. Celle qui mène du regard délégué vers l’invisible aux passages aléatoires des corps en mouvement.
Un équilibre tel tient à l’art du cadrage, à son suspens réglé. Le hasard d’une image arrivée par le Net pendant la rédaction de cet article a pu servir, presque trop simplement, de contre-épreuve : d’immenses fenêtres identiques, des gens debout en stand by, pareillement; mais sur la gauche apparaissent des cadres de portes, les vitres sont ornées de grandes lettres, et on aperçoit au travers la ville et le dôme de St-Paul. Ceci est une information de la Tate Gallery et n’est pas une image. Du visuel, aurait dit Serge Daney, mais en rien une image.
Il suffira de comparer, chez Muntadas, l’effet de cette image livrée au pur regard à d’autres de ses images où la traduction l’emporte nettement sur la translation, où l’une, au moins, ne va pas sans l’autre. Par exemple, cette installation vidéo ancienne, The Last Ten Minutes (1976). Trois moniteurs diffusent en même temps les dix dernières minutes de programmes TV d’Argentine, du Brésil et des USA. La sûreté de l’effet de sens suscité a conduit Muntadas à la reprendre un an plus tard, mêlant cette fois des programmes issus de Washington, Kassel et Moscou.
Ou encore, ici même, dans les choix de cette Biennale, On Translation : El applauso, d’abord conçu pour une exposition à Bogota. La force spécifique de cette installation tient au rapport qu’elle induit entre ses trois images disposées en demi-cercle. À gauche et à droite, des plans très rapprochés, changeants mais toujours quasi identiques, de mains qui applaudissent, livrant à peine des fragments de visages. Au centre, une alternance se produit : entre des plans couleurs d’un large public applaudissant (on imagine alors les écrans latéraux prélevés sur cet écran central) et des images fixes noir et blanc, photos ou images arrêtées, souvent d’une extrême violence, et qu’on entraperçoit à peine tant elles passent vite, illustrant la vie quotidienne en Colombie. L’effet est précis, saisissant, en apparence clair, limité à la leçon des contrastes produits.
Pris dans le plan
Pensons enfin à une image qui s’appelle « l’image » : On Translation : The Imatje, produite en vue de la grande exposition récapitulative au MACBA de Barcelone, moment tournant et de rassemblement pour la série des « On Translation » regroupés, systématiquement exposés et commentés dans un catalogue exemplaire([[Voir, dans le catalogue cité de Barcelone, sur The Imatje, p. 51, 61-63, 273-283.). Qu’est-ce que The Imatje ? Tout simplement, si l’on peut dire, une image conçue par Muntadas pour être distribuée pendant la durée de l’exposition à travers la ville, diffusant le projet sur différents supports : cartes postales, affiches, panneaux-réclames, espaces d’affichage dans les métros et les gares, autocollants, assiettes en céramique et T-shirts. Et que voit-on sur cette image anonyme, traits blancs sur fond bleu, comme un blueprint d’architecte ? Une assemblée, un conseil, une réunion autour d’une table, comme autrefois dans l’installation The Board Room. Une de ces instances de décision si parfaitement contemporaines qu’elle renvoie aussi bien au musée où se tient l’exposition On Translation qu’à tous les espaces réels et symboliques dont cette image devient une icône; en même temps que sa circulation réglée fait miroiter le sort de toute image appelée virtuellement à se dégrader dans la pure communication. Si on a pu dire avec justesse que les opérations menées par Muntadas, singulièrement dans la série On Translation, sont « des métaphores de métaphores »([[Javier Arnaldo, « Translate This Page » Ibid., p.49. ), on touche ici le point extrême où l’image devient la métaphore d’elle-même, au point de sembler se dissoudre dans le visuel dont elle mène la critique acérée.
À l’opposé, On View touche le degré zéro de la métaphore, pour s’épanouir en image intensive, comme le fait, de façon comparable et pendant une durée égale, On Translation : Listening. C’est aussi un univers tout de verre, dont la situation demeure pareillement énigmatique (on pense à une université, dans un autre pays d’Extrême-Orient). Mais cette fois, sans que le regard sache plus à quelle hauteur il se trouve, la profondeur perspective s’étage de tous côtés, jusqu’à d’immenses parois vitrées qui dévoilent un fond d’arbres. Sur une large passerelle, des jeunes gens des deux sexes sont arrêtés là, accoudés ou non aux fins rebords de verre, pendant que d’autres vont et viennent dans un sens et dans l’autre, ouvrant du seul côté droit une porte dont le mouvement produit une sorte de battement hypnotique. La plupart de ces jeunes gens téléphonent. On n’entend pas ce qu’ils écoutent, ni même ce qu’ils disent, pas plus qu’on ne voyait dans On View ce que les passants observaient. Mais on est saisi dans la haute rumeur sonore qui émane de l’ensemble du dispositif, invitant le regard à d’autant mieux se concentrer sur l’irréelle splendeur de l’image, d’un beau bleu pâle évanescent qui contraste avec le noir et blanc excessif de On View. Là encore, on pourrait jouer de la comparaison avec un autre épisode de On Translation, El telefonino, conçu comme il se doit en Italie, à Turin, en 2003 ; pour opposer ainsi, à la pure captation d’image induite par Listening, l’énergie sociocritique attachée à sept triptyques où deux gros plans de mains et de visages détaillent un plan central illustrant chaque fois la communication à l’œuvre.
On a compris ce qui rapproche On View et Listening, le regard et l’écoute (modulant le regard). Ils forment ensemble les composants de l’image, cinéma ou vidéo, aujourd’hui digitale, l’image en mouvement livrée au temps. Ces deux oeuvres sont aussi, c’est essentiel, les deux seules images conçues par Muntadas comme des projections uniques([[Une exception, qui va en un sens tout à l’opposé, est Portrait (1995), bande vidéo projetée de 6′, dont l’image consiste en un gros plan très ralenti sur les mains d’un orateur au cours de sa performance. On en trouve deux images dans le catalogue cité de Mexico, p.64-65. ), depuis l’époque déjà lointaine des bandes vidéo destinées à un simple moniteur. Leur importance vient de là. Ce sont des pauses, des arrêts du regard, dit Muntadas. Presque des arrêts sur image dont le paradoxe serait d’être en mouvement perpétuel. Oeuvres de pure translation, sans effet de traduction propre, elles désignent en fait, jusque dans les œuvres les plus ouvertement critiques, les plus construites, les plus chargées de métaphores et de sens dédoublés, la part de translation énigmatique qui demeure toujours, telle une réserve étrangère à tout sens, entre une image et une autre image, comme entre les mots et les images. Muntadas l’indiquait dans une de ses formules lapidaires : « The role of the translation / translators as a visible / invisible fact. »([[Catalogue cité de Barcelone, p. 73.) De même, c’est toute l’ambiguïté du fameux avertissement : « WARNING : Perception requires involvement. »([[Ibid., p. 248-251.) À montrer seulement et obstinément du visible en lui-même, ouvrant sur l’invisible du regard et l’insaisissable de l’écoute, On View et Listening isolent et ainsi exaltent, tant au niveau des images elles-mêmes qu’à celui des paradoxes logiques dont elles participent, la part d’invisible effectif interne à toutes les opérations de sens tramées par Muntadas entre l’espace des musées et les espaces publics de tant de villes et de pays du monde.
Pour mieux cerner la stratégie de Muntadas, Javier Arnaldo suggérait une comparaison avec la sculpture([[Javier Arnaldo, op. cit., p. 47. ). Le geste essentiel de Muntadas serait d’opérer un moulage à partir de la réalité médiatique elle-même; de sorte que l’opération de traduction, le « translating » serait la réalité ainsi recréée de ce moulage transformé en objet d’intervention esthétique. Ce mot de moulage est intéressant à plus d’un titre dans l’histoire des images. Il renvoie en particulier à cette idée, chère à André Bazin, que la photographie serait une empreinte ou un moule de la réalité, et que le cinéma en développe la vertu ontologique quand, au lieu de manipuler la réalité par le montage, il se borne à l’enregistrer de sorte à faire éprouver la profondeur de son avènement, le sentiment de sa durée. D’une ambiguïté excessive lorsqu’elle a prétendu éclairer des cinéastes comme Orson Welles ou Roberto Rossellini, une telle vision connaît une vertu renouvelée dès qu’on pense au rapport insistant qui s’établit aujourd’hui entre les œuvres primitives des premiers temps du cinéma et la pratique d’un certain nombre de cinéastes comme d’artistes contemporains. Il y a ainsi, peut-on dire, une tendance « Lumière » qui unit par exemple des noms aussi divers que ceux de Michael Snow, Pedro Costa, David Claerbout, Béla Tarr, Thierry Kuntzel, Gus Van Sant, James Benning. On View et Listening en relèvent pareillement. Ce sont des plans-empreintes, des plans-moules, au fil desquels la réalité médiatique se suspend d’elle-même au profit d’une participation intensive de la perception à un pur sentiment du temps.
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