Tout au long de l’année 2017, Gérard Fromanger a accepté de répondre aux questions de Laurent Greilsamer. Ces conversations très libres sur la peinture et la vie d’artiste sont publiées in Fromanger De toutes les couleurs, éditions Gallimard – collection Témoins de l’art. Gérard y évoque largement ses liens avec Jacques Prévert, Giacometti, César, Jean-Luc Godard et Gilles Deleuze. Nous publions ci-dessous un extrait d’un dialogue dans lequel Gérard Fromanger revient sur sa relation avec Michel Foucault et Félix Guattari.
Laurent Greilsamer :Peux-tu brosser un rapide portrait de Michel Foucault ?
Gérard Fromanger : Il avait une tête de rocher, comme une pierre lavée par les océans. Un crâne vraiment rond, beau, luisant, osseux, fort et dur comme sa pensée. Le crâne rasé, c’était rare à l’époque. C’était l’extrême droite, les skinheads qui étaient tondus. Donc ça impressionnait beaucoup qu’un homme proche de l’extrême gauche le soit. C’était étonnant et brutal.
L. G. : Quel autre trait frappait chez lui ?
G. F. : Le rire… Il riait tout le temps. Il riait de tout. C’était parfois un rire terriblement sardonique. Jamais méchant ! On se voyait tout le temps dans des réunions.
L. G. : As-tu beaucoup milité durant ces années ?
G. F. : Ça nous a complètement bouffés pendant 3 ou 4 ans. Nous étions entraînés dans un flux. C’était 4 à 5 paquets de cigarettes par jour et plusieurs réunions. Tantôt pour le journal que nous voulions lancer, pour la Jeune peinture, le Front des artistes plasticiens, tantôt pour le Groupe d’information sur les prisons (GIP) ou encore le Centre d’initiative pour de nouveaux espaces de liberté (CINEL) avec Félix Guattari.
L. G. : Parlons d’abord de ton engagement au sein du GIP.
G. F. : J’étais un « compagnon de route ». Pas un militant permanent. Les choses se faisaient pour des raisons de fond et par amitié. Le GIP, fondé en 1971, est un bon exemple. J’étais proche d’Alain Jaubert, journaliste au Nouvel Observateur, très célèbre à l’époque pour avoir pris fait et cause pour un Noir interpellé place de Clichy, malmené par les flics, et littéralement jeté dans un panier à salade comme on lancerait un sac. Il avait été arrêté à son tour et passé à tabac. L’affaire avait fait un bruit énorme. Il était devenu une figure.
Donc, un soir je me retrouve chez lui, dans un tout petit appartement du Boulevard Raspail avec tous les gens du GIP. Nous sommes une vingtaine autour de Michel Foucault, le chef, le héros. Nous étions le 31 décembre de l’année 1971 je crois.
L’idée était d’aller fêter la bonne année aux taulards de la prison de la Santé. Nous avons attendu qu’il soit presque minuit et nous voilà partis à pied en file indienne, à longer les murs jusqu’au boulevard Arago, pas très loin. Là, on fait face à la maison d’arrêt. C’est terrible une prison. En général, on passe devant, on regarde ailleurs… Elle était là, devant nous, dans ce quartier complètement endormi, plongé dans le silence. Michel a pris un mégaphone et à minuit pétante, on a tous crié : « Bonne année ! Bonne année les gars ! » Le vacarme a été prodigieux. Le mur aveugle de la prison s’est illuminé. En quelques secondes, toutes les lucarnes derrière les barreaux se sont éclairées et les taulards ont pris leurs quarts en frappant dessus. On a sorti des pétards. Un moment inouï. Dans ces instants, Michel est un artificier, un cocktail Molotov à lui tout seul…
Cela a duré une ou deux minutes et puis on s’est carapaté ! On est revenu chez Jaubert. On s’est compté. Personne n’avait été pris. On a seulement entendu les sirènes des cars de flics. C’était un grand moment bouleversant. Tous ces prisonniers criant leur joie ! Un grand souvenir pour moi.
L. G. : Cette Saint-Sylvestre est-elle à l’origine de ton premier tableau sur les prisons ?
G. F. : Oui. Je peins ensuite la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis. Elle avait été inaugurée en 1968, avec plusieurs bâtiments dotés chacun d’une rotonde centrale. Je choisis de me concentrer sur l’entrée de la prison, c’est-à-dire ce que tout le monde peut voir. C’est un tableau bleu. On voit devant les parents et les amis venus rendre visite aux prisonniers. Mais au premier plan, je peins les jardins du château de Villandry. Des jardins à la française. Je trouvais que ces jardins très géométriques, disciplinés, ça marchait bien avec la prison. J’ai appelé la toile : Fleury-Villandry 1971 ou la nouvelle société, en écho à la nouvelle société projetée par le Premier ministre de l’époque : Jacques Chaban-Delmas.
L. G. : C’était précurseur.
G. F. : Disons une intuition. Je voulais créer un lien entre la culture française profonde, même celle des jardins, où on coupe, on ordonne, et la culture de la prison. J’ai fait ce rapprochement : la culture du jardin correspond à la culture de la prison. Foucault résumait tout cela. Il nous expliquait : « Le Moyen Âge, c’est une société de discipline ; ensuite, c’est une société d’enfermement : les prisons, les camps ; et maintenant, nous entrons dans une société de contrôle. » Cela m’avait frappé. Tu vois, une perle comme ça, je la garde.
L. G. : Michel Foucault était-il ton ami à cette époque ?
G. F. : On se croisait beaucoup mais nous sommes devenus amis après. Nos liens sont devenus fraternels, avec lui et son compagnon Daniel Defert. On se retrouvait pour déjeuner dans un bistrot ou ils me recevaient chez eux, rue de Vaugirard. On dînait ensemble. Michel me recevait en peignoir japonais. Il fumait le narguilé… Notre amitié est devenue personnelle, très libre. Il me racontait beaucoup de choses sur l’homosexualité : la drague, la police, la peur, l’émerveillement devant les beaux garçons. Michel me faisait confiance, il me faisait totalement confiance.
L. G. : Pourquoi ?
G. F. : Il m’avait vu au cinéma La Pagode pour la création du FHAR, le Front homosexuel d’action révolutionnaire. J’étais très copain avec l’un de ses fondateurs, Guy Hocqenghem. J’étais d’accord avec leur combat, leur lutte pour l’émancipation, l’idée que les mentalités devaient bouger. Il savait bien sûr que je n’étais pas homosexuel, mais cet engagement a dû beaucoup compter dans son amitié pour moi.
L. G. : Parliez-vous de peinture ?
G. F. : Pas vraiment. Et puis un jour, il m’a demandé de visiter mon atelier. Je travaillais sur ma série Le Désir est partout. Il est resté une bonne heure à regarder les tableaux en silence. Et à la fin, il me félicite : « C’est formidable, formidable ! » Alors je lui ai dit :
« – L’expo va avoir lieu dans trois mois, chez Jeanne Bucher.
– Ah, Jean-François Jaeger, je le connais bien.
– Est-ce que cela t’intéresse de la présenter ?
– Ah, je veux bien. Oui, bien sûr !
– Tu veux revenir ?
– Non, ce n’est pas la peine. Tu auras ton texte dans 15 jours. »
Quinze jours après, il m’appelle : « Rendez-vous demain matin 9 heures devant la Bibliothèque nationale, rue Richelieu. » Le lendemain, il était là à l’heure pile :
« – Voilà ton texte !
– Merci.
– Tu le lis et tu me dis ce que tu en penses. Si tu n’es pas d’accord sur des choses, on peut changer…
– Mais tu n’es pas revenu à l’atelier.
– Non ! J’ai travaillé quinze jours pour toi à la BN. Tu comprendras en lisant le texte. »
Et effectivement le texte s’appelle La peinture photogénique. Il fait l’archéologie de l’histoire entre la peinture et la photographie. Les premières photographies. Les premières couleurs. Il fait du Foucault. Pour le remercier, j’ai fait son portrait.
L. G. : Quelle couleur donnerais-tu à cette amitié ?
G. F. : Je dirais… bleu. Il y avait tout de même une distance avec Michel. Son système de pensée était un peu froid, géométrique, implacable.
L. G. : Et quelle couleur avait ton amitié avec Félix Guattari ?
G. F. : La couleur du soleil. C’était un soleil Guattari. Il avait une espèce de foi en un avenir meilleur. Je l’ai rencontré pour la première fois au début de mai 1968, lors d’une réunion préparatoire à l’occupation de l’Odéon chez Jean-Jacques Lebel, rue de Bièvre. Nous étions avec Cohn-Bendit, Paul Virilio et d’autres personnes. Avec Félix, nous avons tout de suite été très liés. C’était une amitié totale, intense – jusqu’à la fin.
L. G. : Comment caractériserais-tu votre amitié ?
G. F. : On était d’accord sur tout. Il admirait follement ma peinture. J’adorais follement ce qu’il disait et écrivait. Il pétillait. C’était un génie des idées. J’aimais son côté trublion, sa pensée : le décodage, la déterritorialisation, sa manière de faire un pas de côté. Je ne peux pas dire qu’il a été mon inspirateur, mais cela correspondait tellement à tout ce que je vivais.
Il ne connaissait pas la haine. Il avait aussi cette qualité unique de mettre en avant ce qui était vital, vivant, productif. Et il avait une langue à lui, avec ses mots, ses expressions : la révolution moléculaire, le processuel. C’était le Guattari.
L. G. : Et la notion de rhizome dont tu as fait le titre d’une série de tableaux ?
G. F. : Absolument. Je trouvais ces idées de prolifération et de processus très intéressantes. Il y avait aussi toute sa réflexion sur la psychiatrie, le courant antipsychiatrique. Psychiatre et psychanalyste, il avait construit avec Jean Oury un lieu unique : la clinique de La Borde. Ils avaient créé ce lieu pour démontrer qu’une autre approche de la folie était possible et ils ont recueilli toute la misère mentale du monde.
Son idée sur l’inconscient m’a beaucoup marqué. Pour lui, ce n’est pas seulement le théâtre figé où jouent papa, maman et l’enfant selon Freud. L’inconscient est aussi une usine qui travaille, qui produit, c’est un processus continu… Tout nous marque au long de notre vie, tout nous construit, tout nous influence. L’inconscient est à réinventer. D’où son livre avec Gilles Deleuze : L’Anti-Œdipe. Il n’avait peur de rien. Il donnait sa confiance. Il donnait du courage à l’impossible. Un jour, il me dit :
« – Écoute, je dois faire un déplacement à l’étranger. Il faut que je te demande un service. Il faudrait que tu reçoives deux ou trois de mes patients.
– Mais tu es fou !
– Tu feras ça très bien ! Tu t’assois et tu écoutes. Tu leur donnes des conseils s’il le faut. »
Je l’ai fait pour lui faire plaisir. Il m’avait présenté à ses patients en leur disant : « Vous lui parlez. Il est comme moi. » Ça marchait bien. Je l’ai fait plusieurs fois au fil des années. Au-dessus du divan sur lequel ils s’allongeaient, le tableau gris que je lui avais offert nous regardait. Cela me faisait drôle. J’ai retiré de ces séances que nous avons tous besoin de parler. Il y a ce côté : il faut que cela sorte ! Je crois que cela vient de ce que plus personne n’écoute personne et que nous écoutons de moins en moins, au fil des années, les personnes que nous aimons et toutes les autres… Nous n’entendons que ce que nous connaissons déjà.
L. G. : Avez-vous eu une action militante ensemble ?
G. F. : On a fondé des mouvements, des groupes, préparé des manifs. Je me souviens par exemple du Centre d’initiative pour de nouveaux espaces de liberté (CINEL). Nous avions des réunions deux ou trois fois par semaine rue de Vaugirard, dans un local protestant. Ça allait de l’antipsychiatrie au féminisme, des luttes homosexuelles à tous les mouvements possibles. Les échanges étaient passionnants. Il faisait centre pour tous les militants, les progressistes, toutes les minorités. Il bouleversait les donnes marxistes-léninistes, les donnes trotskistes. C’était un éclaireur avec un point de vue politique simple et neuf sur tout ce qui arrivait.
Guattari, c’était un vieux nouveau-né, l’enfance du monde, l’enfance de l’art, l’enfance de la philosophie, l’enfance de mai 1968. Il avait une attitude d’étonnement et de subjectivité folle, érotisant le réel, érotisant par son charme même le militantisme.
Je peux te citer deux initiatives que nous avons prises ensemble. En 1977, nous apprenons que les étudiants de Bologne manifestent contre le prix des loyers prohibitifs. Ils sont des milliers dans la rue et les communistes italiens, aux commandes en Émilie-Romagne et à la mairie de Bologne, envoient les chars contre les étudiants ! Plusieurs dizaines d’entre eux sont arrêtés et jetés en prison. On intervient ! Vieille trace gauchiste, antistalinienne, on ne veut pas laisser passer ça. Avec Félix, on écrit un Manifeste. Nous le faisons signer par Foucault, Deleuze, Sartre, Christian Bourgois, André Glucksmann. Et on appelle à une manifestation à Bologne.
L. G. : Cet appel a-t-il eu un impact ?
G. F. : Immense ! Nous nous sommes retrouvés à 60 000 dans les rues de Bologne pendant trois jours et trois nuits… Nous étions venus par le train, une centaine d’intellos, et l’accueil des étudiants a été formidable. Le PC obligé de nous nourrir, de fournir 60 000 repas. Il y a eu un cortège de 10 000 jeunes femmes dans les rues, toutes formant avec leurs doigts tout à la fois l’image de leur cœur et de leur sexe. Impressionnant. Des forums partout et nous avons obtenu gain de cause : le prix des loyers a été modéré.
L. G. : Tu voulais évoquer une seconde action ?
G. F. : Bologne a été un tel succès que deux jeunes Allemands viennent nous trouver au CINEL quelques mois plus tard. Avec Félix, on les reçoit. Ils nous dépeignent leur situation à Berlin. Ils sont des milliers à vivre en communautés, cherchant à inventer une autre vie, mais coincés entre la bande à Baader qui écrase toute l’ultragauche et la police qui les harcèle. Le climat est épouvantable. Ils nous demandent de faire à Berlin la même chose qu’à Bologne : leur offrir 3 jours de liberté. Félix se retourne vers moi : « Il faut le faire, mais je dois partir deux mois au Brésil voir un copain syndicaliste : Lula ! C’est toi qui t’en charges ! Je te fais confiance. » J’ai tenté de protester, il m’a assuré que je me débrouillerai très bien avec notre ami Gilles Hervio. Bon, j’affronte !
Un ou deux mois après, ce fut un triomphe. On attendait 1 000 personnes, il y en a eu 30 000. On était dépassé par les événements. Il y a eu des défilés, des cortèges. J’ai organisé un… jet de couleurs… Dans un atelier, j’ai fabriqué avec eux des milliers de poches en carton contenant de la peinture. Des cocktails de couleur. Les cocktails Molotov, ce n’est pas mon truc. On est passé devant le Mur. On l’a maculé. Devant les cars de flics. Pareil ! Raymond Depardon était là. Il me disait : Mets-toi là Fromanger ! Formidable ton idée ! Il prenait plein de photos, ravi.
L. G. : Guattari a écrit à plusieurs reprises sur ta peinture. Te souviens-tu d’un moment où vous ayez collaboré ?
G. F. : Avant sa mort, en 1992, je travaillais sur un grand tableau que tu connais : De toutes les couleurs, peinture d’histoire. Mon grand tableau sur la guerre du Golfe, mon Guernica ! Lui de son côté écrivait Ritournelles. On s’appelait plusieurs fois par jour. Je lui racontais où j’en étais, comment mon tableau se construisait. Cela a duré 6 mois. Ce travail sur le tableau le passionnait. Il voulait savoir où j’en étais. Et lui m’envoyait des pages de son livre par fax. On s’est beaucoup influencés l’un l’autre. Je n’hésitais pas à lui dire : non, ce n’est pas bien. Ça, tu ne peux pas. Son manuscrit faisait 300 pages. À la fin, il en est resté 80. Agnès B., si généreuse, voulait l’éditer avec mes dessins. Ça ne s’est pas fait.
L. G. : Il est mort peu de temps après.
G. F. : Il est mort de désespoir. Il n’a pas supporté les années 1980 avec le retour du fric, des combines, de l’égoïsme, tout ça. Il les appelait les années d’hiver. Il ne parlait presque plus durant les deux dernières années. C’était un soleil devenu glacier.
Copyrigth Gallimard 2018
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