Dépasser la crise

Cameroun, 1993. Vingt ans ont passé.
Crise. J’ai la crise.

Lors de mon voyage au Cameroun, au début des années 1990, partout, les gens se lamentaient : « J’ai la crise ». Ils le disaient comme on aurait dit « j’ai pris froid » ou « j’ai la grippe ». Il était clair que les Camerounais vivaient une époque de crise. La crise, pour ceux qui vivaient au Cameroun il y a une vingtaine d’années, était plus qu’un ensemble de données statistiques. La crise était une maladie et, en tant qu’expérience vécue, elle était devenue une évidence, une forme de rationalité.

Il ne fait pas de doute que l’expérience vécue de ce qui est considéré comme « une crise » ne peut être réduite à un événement statistique ou à un ensemble d’indicateurs socio-économiques. Ces représentations négligent la manière dont la crise peut constituer un moyen pour avoir prise sur une situation qui, pourtant, semble interdire la possibilité d’un changement. Il faut alors se demander : si la crise désigne quelque chose de plus qu’un indicateur socio-économique ou une conjoncture historique, quel est le statut de ce terme ? Comment la crise, qui d’habitude signifie un moment critique, en est venue à être comprise comme une expérience ou même, une condition historique1 ?

L’idée même que la crise soit vécue comme une condition – j’ai la crise – suggérait que c’était une situation permanente, une maladie chronique. Alors que la crise, ordinairement, fait référence à une conjoncture historique précise (la guerre, la récession économique, la famine) ou à un tournant, elle en est venue à être un caractère ontologique du continent africain depuis une vingtaine d’années désormais. Peut-on parler d’un état de crise sur le long terme ? N’est-ce pas un oxymore ? En pratique, comment quelqu’un peut-il penser à l’Afrique ou penser « l’Afrique » autrement que sous le signe de la crise ? Voilà une question cruciale.

Il n’est pas besoin de préciser qu’il ne s’agit pas d’une question spécifiquement africaine. La géographie de la crise est devenue une géographie mondiale, à la CNN : crise en Afghanistan, crise au Darfour, crise en Tchétchénie, crise au Moyen-Orient, crise au Congo, crise en Irak, crise dans le Caucase, crise au Liban, crise à Mumbai, crise à Gaza, crise à Wall Street. L’utilisation dévoyée de ce terme fait abstraction de la singularité des événements politiques pour invoquer une logique générique, qui fait de la crise un terme qui semble être une explication en soi. En renversant cette méthode qui consiste à partir d’un cas (« l’Afrique ») pour procéder ensuite à des généralisations, je souhaite aborder un problème général pour nous conduire ensuite jusqu’à l’Afrique. Le problème, ce n’est pas l’Afrique elle-même mais plutôt, le concept de crise.

La crise est un concept omniprésent dans presque toutes les formes de description des situations actuelles, dans tous les récits contemporains : elle est mobilisée comme catégorie définissant notre condition contemporaine. Les textes récents sur la crise, que ce soit en sciences sociales ou dans la presse constituent une véritable industrie2. La crise constitue le fondement du récit historique contemporain : c’est le lieu à partir duquel on prétend avoir accès à l’histoire et à la connaissance de l’histoire. En analysant le statut de la crise dans ces récits, mon objectif n’est ni de théoriser le terme « crise » ni d’aboutir à une définition opératoire. Plutôt que de l’essentialiser, il s’agit de comprendre la manière dont le terme « crise » participe à la constitution même de ces formes narratives.

Temporalisations de la crise

Quand on considère la crise comme une condition généralisée plutôt qu’un moment critique, nous affirmons qu’un monde totalement signifiant disparaît. Qu’est-ce que cela emporte de poser l’idée fondamentale que le sens et la pensée peuvent être dans un état de crise ? Plus encore, qu’est-ce que cela emporte d’envisager que la société soit en train de s’effondrer ? De telles visions peuvent émerger seulement en contrepoint de propositions alternatives. Car, sans ces alternatives, nous ne pourrions émettre un pareil jugement : l’affirmation « cette société est en train de s’effondrer » exige une comparaison.

L’étymologie même du terme « crise » évoque cette notion de jugement. Cette étymologie prend sa source dans le grec ancien krinô (sélectionner, décider, juger) qui suggère une prise de décision définitive. Ici, c’est le sens médical qui prévaut. En lien avec l’école hippocratique (Corpus hippocratum), en tant que part de la grammaire médicale, la crise désignait le tournant de la maladie, la phase critique où la vie et la mort étaient en jeu, ce qui exigeait une décision irrévocable. La crise n’était pas la maladie ou le mal en soi mais plutôt l’état qui exigeait un jugement définitif entre deux alternatives.

En sciences sociales, malgré l’usage répandu du terme de crise pour parler d’un événement historique ou d’une impasse épistémologique, seul Reinhart Koselleck en a élaboré une histoire conceptuelle3. Il a situé une rupture sémantique majeure de la notion de crise entre la grammaire médicale hippocratique et l’exégèse chrétienne. Le second sens n’a pas remplacé le premier : au cours de l’élaboration de la théologie chrétienne, avec la référence à l’Ancien Testament et au langage juridique aristotélicien, krisis a été associé au judicium et en est venu à signifier le jugement devant Dieu.

La conceptualisation de l’histoire de la crise par Koselleck illustre la manière dont, au XVIIIe siècle, une métaphore datée dans le temps s’est muée en concept historique à travers la temporalisation de l’histoire. Par temporalisation de l’histoire, Koselleck fait référence à un processus par lequel, depuis la fin du XVIIIe siècle, le temps n’est plus un milieu dans lequel les histoires se déroulent mais devient le temps lui-même, perçu comme porteur d’une qualité historique intrinsèque. En d’autres termes, l’histoire ne se déroule plus dans le temps, c’est le temps lui-même qui devient le principe actif d’une transformation. Le point de vue de Koselleck est que la temporalisation de l’histoire prend sa source dans la temporalisation du Jugement Dernier : la prophétie est remplacée par le pronostic4. Alors que la prophétie mobilise les symboles de ce qui est déjà connu et suppose une similitude constante des situations, le pronostic génère de nouveaux évènements5. La crise permet cette transposition de la prophétie en pronostic.

Selon Kosellec, ce changement sémantique est lié à l’émergence du concept européen d’histoire et à son association à des concepts thématisant le temps, comme celui de progrès. Avant ce déplacement, la crise n’avait pas d’époque, elle n’impliquait pas de date historique6. Au XVIIIe siècle, le terme de crise atteint son statut historique : il signifie des étendues temporelles. Mais il est désormais également appréhendé comme une catégorie temporelle en elle-même qui signifie une transformation fondamentale des relations sociales ou une rupture avec le passé. Il en vient alors à désigner une nouvelle époque à l’instar de l’époque médiévale, de la Renaissance ou de l’âge industriel.

À travers l’usage du terme de crise pour caractériser une phase de transition unique dans l’histoire qui marque la fin d’une époque et la gestation d’un temps nouveau, l’expérience historique de la rupture peut devenir récurrente : l’historien est le juge des événements. Et nous, qui racontons l’histoire, nous « reconnaissons » les moments de crise aux ruptures épistémologiques, aux ruptures de sens ou de légitimité (supposées). Le rôle de l’historien, comme celui d’un témoin, est alors de juger les événements qui semblent à la fois signifiants et logiques. Mais, en même temps, l’histoireelle-même est montrée comme la forme ultime de jugement. On suppose souvent que l’histoire, en sujet agissant, rend justice. Juger du temps (distinguer le changement de la stase, percevoir les intervalles) et juger de l’histoire (diagnostiquer les chutes ou les améliorations, définir les gagnants et les perdants) est une affaire de pronostic. Le terme de crise participe de cette façon de désigner « l’histoire ». Il soulève la question de la charge de la preuve et du sens àl’intérieur de l’histoire : les événements ont une signification. Et il soulève la question de la charge de la preuve et du sens de l’histoire elle-même : on peut qualifier l’histoire elle-même « d’époque », de tournant, d’échec ou de justice.

L’idée que l’histoire est juste ou injuste pour certains peuples est courante, tant dans les médias que dans les recherches en sciences sociales. De la sorte, on suppose la possibilité d’une justice immanente au monde (par opposition à la justice dérivée de la transcendance). Si une transcendance, telle « Dieu » ou « les planètes », n’est pas jugée responsable de la qualité de nos vies ou de la nature des événements, nous n’en référons pas moins à des « non-lieux » par lesquels on signifie la contingence ou on qualifie la nature des événements. La crise est simplement un tel non-lieu. C’est un angle mort qui permet la production du savoir7.

La crise comme politique

La plupart des spécialistes rejettent aujourd’hui toute forme d’historicisme – la prétention à la véracité des faits du passé et à l’autorité des témoignages – et toute forme de philosophie de l’histoire – la confiance dans la nature téléologique du temps et des évènements.

Le recours à des « moments » (« le moment postcolonial »), à des événements et à des réseaux caractérise les recherches contemporaines en sciences sociales et reflète des stratégies visant à éviter la nature téléologique du temps. La « crise » figure parmi la constellation de concepts : son usage sans cesse plus large reflète ces stratégies. Il est évident que le flot récent de travaux sur la crise, qu’il s’agisse d’affirmer la crise comme condition ou d’enquêter sur la nature de la condition de crise, est directement inspirée de la traduction de Giorgio Agamben et de la fascination pour Carl Schmitt. En particulier, différentes formes d’incarcération (« le camp ») ont été appréhendées comme constituant la quintessence du pouvoir souverain de décider de l’exception. Il y a peut-être une raison à l’intérêt pour les analyses d’Agamben et de Schmitt : aux États-Unis, les événements du 11 septembre 2001 ont fait naître un désir considérable d’étudier et de contester les conséquences d’un « état d’urgence » et d’un « état d’exception ». Le recours à la « crise » a servi à légitimer les restrictions des droits constitutionnels et l’institutionnalisation de pouvoirs exécutifs extra-judiciaires. Sans se prononcer sur la valeur de ces analyses, il est à remarquer qu’une large gamme d’institutions, de situations, de procédures (l’État-nation, l’humanitarisme, la guerre, la migration, l’empire, la citoyenneté, le capital financier) ont été interprétés en référence aux « états d’exception » et « états d’urgence », comme conditions permissives de leur émergence8. « Risque », « catastrophe », « désastre », « urgence », « crise », « choc » : telles sont les figures les plus couramment invoquées dans la littérature universitaire de nos jours. Quel que soit le terme retenu, la « crise » est devenue une condition spécifique de l’histoire humaine. Les crises arrivent et se propagent, ce n’est qu’ensuite qu’elles deviennent matière à contestation, à conséquences sociales et politiques. La crise a un statut particulier dans l’histoire.

L’Afrique, autrement ?

Aujourd’hui, il va sans dire que le continent africain est désigné et évoqué sous le signe de la crise. Ce n’est pas le diagnostic d’un continent. C’est un diagnostic de l’histoire en tant que telle. De la même manière que notre histoire contemporaine est qualifiée de crise humanitaire, de crise environnementale, de crise financière et se trouve conférer le statut ontologique « d’histoire » par ces termes, « l’Afrique » est érigée en catégorie ontologique de la pensée sous le signe de la crise. L’Afrique est évoquée, en tant que catégorie, avec le vocabulaire de la pathologie : nous avons des États faibles, des États défaillants, des États en crise. L’Afrique est ainsi qualifiée de malade chronique de la crise, dans un état permanent de crise.

La crise est paradoxale : elle est le point aveugle qui ouvre la possibilité de produire des connaissances. C’est une distinction qui, au moins depuis la fin du XVIIIe siècle, n’est pas vue comme un paradoxe productif mais plutôt comme une erreur ou une déformation, une rupture entre le monde et la connaissance du monde9. Mais si nous tenons la crise pour un angle mort – ou une distinction, qui rend visibles certaines choses et invisibles d’autres – ce n’est guère que par un a priori. La crise est invoquée mais elle reste latente : elle n’est jamais expliquée en elle-même, parce qu’elle est réduite aux éléments qui la produisent comme le capitalisme, l’économie, la politique, la culture, la subjectivité. La crise demande d’autres modèles de connaissance que ceux de la logique classique, peut-être des approches probabilistes comme le souligne Daniel Parrochia10.

Quand je suis retournée au Cameroun, quelque temps après la parution de « Figures du sujet en temps de crise », une nouvelle boisson avait fait son apparition sur les étals où, d’ordinaire, on pouvait acheter les trois basiques que sont le Coca, le Sprite et, ma préférée, le Fanta orange vif, toutes fabriquées au Nigeria à haute dose de sirop de glucose. Ces marques familières avaient été remplacées par une boisson très pâle, jaune, qui consistait en un mélange d’eau trouble avec une cuillerée de sucre et un peu de jus de citron : un substitut insipide aux boissons énergisantes venues du Nigeria. Cette nouvelle boisson s’appelait l’Anti-crise.

L’Anti-crise était le remède aux difficultés économiques : c’était l’alternative bon marché. Et en même temps, l’Anti-crise était aussi consommée comme un remède au sens de la médecine, comme une potion qu’on boirait pour s’immuniser contre une maladie, contre les balles ou même contre l’amour. Fabriquée dans la rue ou chez soi, la boisson Anti-crise faisait partie d’un commerce non régulé. Bien des anthropologues verraient sûrement dans l’Anti-crise une manifestation du marché informel, des modalités ingénieuses de bricolage, des moyens rusés et locaux de répondre à la violence des marchés mondiaux. Ces points de vue sont justes. Mais l’Anti-crise était aussi une manifestation de la crise comme partie prenante de la vie-monde, soit, un lieu de résistance mais aussi une démonstration que les bases de la résistance sont généralement issues d’épistémologies préexistantes. Une réponse, un antidote, en fait, la reconnaissance d’une condition particulière et l’accès à cette condition.

Étions-nous, alors, dans « une époque de l’Anti-crise » ? Sans doute, le monde pourrait être différent : nous pourrions envisager des changements qui régleraient le problème de la pauvreté et du bien-être. Mais les mouvements et les publics qui émergent autour de ces questions doivent être reconnus en tant que tels, c’est-à-dire en tant que publics effectifs ou en tant que mouvements avec des revendications légitimes. Sinon, ils ne pourront jamais constituer une alternative politique, car ils seront inévitablement inscrits dans une logique de droits et de souveraineté11. Sans une refondation non-fondatrice de l’action politique, nous ne pourrons opposer que la crise et l’anti-crise, non la crise et quelque chose d’autre. Comment ce quelque chose d’autre pourrait-t-il advenir ?

Rendre visible le terme de crise en tant qu’angle mort revient à nous poser la question de la manière dont nous produisons de la signification pour nous-mêmes, dont nous produisons de « l’histoire ». L’une de ces questions pourrait être : quel genre de récit promouvoir pour que le sens ne soit pas partout un problème, pour que le futur ne soit pas une exigence morale et pour que le but ne soit pas de diagnostiquer une faillite morale12 ? Telle est la question cruciale pour « autrement ».

1 Achille Mbembe et moi-même ne nous étions pas encore posés cette question dans notre article de 1995. A. Mbembe et J. Roitman, « Figures of the subject in times of crisis », Public Culture 7, 1995. Cette question constitue le propos d’un long essai sur le concept de crise, dans un ouvrage à paraître, où je médite le statut de la « crise » dans la théorie et le récit des sciences sociales, dans une tentative de considérer ce qui est en jeu dans la crise en soi.

2 Donner les références de cette bibliographie, qui s’étend de sujets sur l’humanitaire à la finance, à l’environnement et ainsi de suite, prendrait un espace incommensurable, tout comme indiquer les colloques récents dédiés à « expliquer la crise » qui ont été compulsivement organisés par des universités, des think tanks et des revues.

3 Pour des articles brefs qui offrent une perspective encyclopédique sur le concept de crise, voir G. Masur, « Crisis in history », in P. Wiener (ed.), Dictionary of the history of ideas, Scribners1, New York, 1973 ; R. Starn, « Historians and «Crisis» » in Past and present, no 52, 1971 ; A. Béjin et E. Morin E (éd.)., « La notion de crise », Centre d’études transdisciplinaires, Communication, no 25, 1976.
De nombreux textes en allemand peuvent être trouvés dans la bibliographie de Koselleck, notamment R. Koselleck et M. Richter, « Crisis », Journal of the history of ideas 67, 2, 2006.

4 Pour une autre présentation de cette temporalisation, voir A. Lovejoy, The Great chain of being, Harvard University Press, Cambridge, 1976.

5 Quoique le Jugement Dernier ne soit pas encore arrivé, l’Annonciation fait de cet événement cosmique du futur un déjà-là de la conscience chrétienne (une remarque fondée sur les références importantes de Koselleck, op.cit.).

6 Alors que le terme, au XVIIe siècle, servait d’attrape-tout avec des applications politiques liées au corps politique, à l’ordre constitutionnel et aux situations militaires, vers la fin du XVIIIe siècle, ses connotations religieuses ont été exacerbées, « de manière post-théologique » ou en tant que philosophie de l’histoire (Koselleck, op.cit.). À travers son histoire sémantique, la crise, en tant que concept, perd de son sens apocalyptique : « elle se transforme purement et simplement en une catégorie structurelle de l’histoire comprise de manière chrétienne : l’eschatologie, pour ainsi dire, est historiquement monopolisée ». Voir aussi R. Koselleck, Futures Past. On the semantics of historical time, Columbia University Press, New York, 2004, en particulier le chapitre 13 et H. Blumenberg, Shipwreck with spectator,MIT Press, Cambridge, MA, 1997.

7 L’idée que la crise soit un angle mort qui permette la production de savoir est développée dans J. Roitman, Anti-Crisis, Duke University Press, 2014.

8 Vigh fait référence à « l’état d’urgence » de Walter Benjamin dans sa définition de la « crise ». H. Vigh, « Crisis and chronicity : anthropological perspectives on continuous conflict and decline », numéro spécial d’Ethnos, 73, 1, 2008. Voir aussi D. Fassin et M. Pandolfi (éd.)., Contemporary states of emergency. The politics of military and humanitarian interventions, Zone Books, New York, 2010. Mais aussi, Collier et Lakoff qui, dans leur travail sur les concepts et les techniques qui furent élaborés pour théoriser les « situations d’urgence » dans les programmes de protection civile aux États-Unis dans les années 1950 et sur la production concomitante d’un consensus autour de la doctrine et des idéaux d’un « état sécuritaire national », observent la référence inappropriée aux « états d’exception » pour étendre la légalité, dans des situations qui n’impliquaient pas nécessairement des exceptions souveraines. S.J. Collier et A. Lakoff, « The vulnerability of vital systems : how «critical infrastructures» became a security problem », in M. Dunn et K. Soby Kristensen (éd.)., The politics of securing the homeland : critical infratructures risk ans securisation, Routledge, 2008. Avec la passion pour Schmitt et Agamben s’exerce aussi l’influence de Giddens et Back, qui affirment que le risque est devenu un mode premier d’organisation socio-politique et une phase ultra-réflexive de la modernité. Ils expliquent que « le risque construit » et la « réflexivité » sont les caractéristiques définissant une nouvelle ou « seconde » modernité, à laquelle on donne le nom pour le moins contorsionné de « modernité-risque réflexive ».

9 Je suis la définition de Luhmann : « La distinction utilisée de manière opérante dans l’observation mais qui n’est pas observable est l’angle mort de l’observateur » et les remarques introductives de Rasch sur la notion d’angle mort. Ma propre formulation est très influencée par Luhmann et Rasch. W. Rasch, « Introduction », in N. Luhmann, Theories of distinction, Stanford University Press, 2002.

10 D. Parrochia, La Forme des crises. Logique et épistemologie, Champ Vallon, Paris, 2008.

11 La légitimité politique est générée à partir de l’exil de l’innocence morale, à partir de l’hypocrisie, comme Koselleck l’explique à propos des Loges maçonniques privées et secrètes. R. Koselleck, Critique and crisis. Enlightenment and the pathogenesis of modern society, Berg Publishers, Cambridge, MA, 1998.

Pour le dire avec les mots de Niklas Luhmann : « Le secret des mouvements alternatifs, c’est qu’ils ne peuvent offrir aucune alternative. » De même, Luhmann avance que, du fait que la critique comme « méthode réflexive pour formuler les valeurs et les normes » est pleinement institutionnalisée, des termes comme « justice » et « vérité » n’ont plus qu’une fonction symbolique. En ce sens, les dichotomies qui structurent toute la théorie sociale assurent l’unité d’approches censément rivales : la transformation peut seulement advenir quand il est rendu compte de cette unité.

12 Dans son essai réflexif sur la Crise des sciences européennes de Husserl, James Dodd met en avant de semblables questions, quoique dans la perspective, à la suite de Husserl, de montrer que la science elle-même ne serait pas possible sans la compréhension humaine du monde en tant que problème et de l’expérience en tant qu’échec. J. Dodd, Crisis and Reflection: An essay on Husserl’s crisis of the european sciences, Kluwer Academic Publishers, Dordrecht, 2004.