Free Assange now ! Twitter répète cela tous les jours, signé Wikileaks, mais aussi des cinq grands journaux qui ont publié ses révélations : Le Monde, The Guardian, The New York Times, El Païs, Der Spiegel. Julian Assange est encore en vie, malgré quatre ans de prison de haute sécurité près de Londres. Stella Morris – l’avocate qui l’a défendu depuis sa mise en accusation pour viol en Suède, qui est ensuite devenue sa compagne et enfin la mère de deux de ses enfants pendant son séjour à l’ambassade d’Équateur à Londres – le maintient en désir de vie à raison d’une heure de visite deux à trois fois par semaine à la prison avec les enfants. Comme pour la Fraction Armée Rouge à la prison de Stammheim en 1977, la prison avec isolement total vous tue à petit feu. 211 médecins de 33 pays différents le soulignaient dès 2020. Assange se meurt.

Un dernier appel contre la décision d’extradition vers les États-Unis, où il est condamné à 153 ans de prison, maintient un peu d’espoir. La décision est dans la main du gouvernement anglais. Mais celui-ci ne décide pas seul. Les pressions américaines ont eu raison de toutes les bonnes volontés. Il suffit pour s’en convaincre de voir comment l’actuel ministre français de la justice, Eric Dupont-Moretti, a tourné casaque. En 2020, avocat de Julian Assange, il proposait que la France lui accorde l’asile (tout en sachant peut-être qu’avec le Brexit ce ne serait pas réalisable, et en gardant en mémoire que cet asile avait été refusé l’année précédente à Snowden, sur injonction de Jean-Yves Le Drian, constant dans son hostilité aux lanceurs d’alerte). Aujourd’hui le ministre français de la Justice se tait.

Depuis 2019, Assange est traité par la justice anglaise (et par un certain consensus intergouvernemental mondial) comme un terroriste international de même rang que les chefs d’Al Qaeda et autres bandes jihadistes, et ayant donc vocation à être assassiné, ce qu’ont affirmé Fox News dès 2010, puis Trump ou Mike Pompeo plus tard. Mais qu’est-ce que Wikileaks, l’organisation non gouvernementale et le site Internet fondés par Assange en 2010 ? Informaticien d’origine australienne, Assange a découvert un système de cryptographie qui rend les documents qu’il publie authentifiables avec certitude, non modifiables, et non destructibles. Avec le site Wikileaks, il met son système à la disposition de celles et ceux qui voudront s’en servir. Comme tous les wikis, chacun et chacune peut y apporter sa contribution, qui sont en l’occurrence des fuites (leaks) sur des documents censés rester secrets.

Parmi les visiteurs ayant fourni des documents à Wikileaks figure un jeune analyste militaire de 23 ans, Bradley Manning. En 2010 il mit sur le site une vidéo, Collective Murder, montrant que les opérations militaires en Irak tuaient surtout des civils comme victimes collatérales. Puis il mit des documents sur le scandale d’Abou Ghraib – des soldats irakiens affreusement humiliés par une soldate américaine –, des documents sur la centaine de milliers de morts civils en Afghanistan, et enfin sur un raid aérien américain sur Bagdad, là encore source de victimes collatérales. Assange aurait pu faire comme la plupart des gens qui détiennent des documents compromettants pour le pouvoir : les stocker sur son site en attendant le travail des historiens cinquante ou soixante-dix ans plus tard. Il choisit au contraire la posture du journaliste, et plus précisément du lanceur d’alerte : il convoque une conférence de presse et montre les documents.

Manning est arrêté dès 2010 et condamné en 2013 à 35 ans de prison. Il veut quitter l’identité d’homme sous laquelle il était militaire. Le changement de nom pour Chelsea Manning est accepté par l’administration pénitentiaire, qui l’accompagne partiellement pour le traitement. En 2017 Obama commue les 35 ans en 7 ans et elle sort donc de prison en 2017. Mais en 2019 la police américaine la convoque pour le procès d’Assange qui commence afin d’obtenir son extradition par le Royaume-Uni. Elle refuse de témoigner contre Assange, est de nouveau emprisonnée, et libérée en 2020 après une tentative de suicide et quatre jours de grève de la faim. Elle déclare au moment de ce nouveau procès :

« Je m’oppose à ce grand jury […] qui vise à effrayer les journalistes et les éditeurs, qui servent un bien public crucial. J’ai ces valeurs depuis mon enfance, et j’ai eu des années d’enfermement pour y réfléchir. Pendant une grande partie de cette période, ma survie dépendait de mes valeurs, de mes décisions et de ma conscience. Je ne les abandonnerai pas maintenant. »

Après sa sortie de prison en 2017, Chelsea Manning donne régulièrement des conférences auprès d’étudiants. Cela s’interrompt avec la pandémie de covid-19. Elle travaille comme consultante en cybersécurité auprès de plusieurs entreprises sur l’intelligence artificielle et les crypto-monnaies. Elle réside dans le quartier de Brooklyn à New York et fréquente les milieux musicaux locaux, renouant avec une passion pour la musique très présente dans sa jeunesse.

Pendant que Manning « morfle », Assange s’enfuit, d’abord en Suède où une provocation montée par la CIA le met sous le coup d’une inculpation pour agression sexuelle et viol, nouvelle tendance mondiale pour liquider les gêneurs depuis le mouvement MeToo. Il s’échappe vers Londres, où il se réfugie à l’ambassade de l’Equateur, car à ce moment-là, les pays latino-américains sont plutôt contents d’avoir trouvé quelqu’un pour dénoncer les exactions américaines. Les polices anglaise et américaine dépensent des sommes folles pour le surveiller, mais ne l’empêchent pas d’utiliser son ordinateur et de gérer son site, qui continue à publier des messages gouvernementaux secrets jusqu’à sa mise en prison en 2019. Et ces messages sont publiés par milliers. On peut par exemple lire sur Wikileaks en 2019 que le nouveau président équatorien est corrompu. La protection cesse. La prison se referme sur Assange. La nationalité équatorienne qu’il avait obtenue lui est retirée.

Autre fuyard de la même vindicte contre les lanceurs d’alerte, Edward Snowden (30 ans en 2013), se retrouve à Hong-Kong après avoir dénoncé le vaste système de surveillance interne, mais aussi internationale, mis en place par la National Security Agency américaine, pour laquelle il travaillait dans une entreprise contractante. Sarah Harrison, membre de l’ONG Wikileaks et juriste, le prend en charge à Hong Kong pour l’accompagner en Amérique latine. Au moment de l’escale de Moscou, le passeport américain de Snowden est supprimé par les autorités américaines. Il doit rester en zone d’attente pendant un mois, puis finit par obtenir des asiles de trois ans renouvelables (à la condition de ne plus diffuser de documents) et enfin la nationalité russe. Par deux fois, la France lui a refusé l’asile, Jean-Yves Le Drian restant aux manettes (en 2013 et 2019).

Malgré cet ostracisme, son travail est nettement plus reconnu que celui de Manning et Assange, parce que la surveillance de masse qu’il dénonce concerne en premier lieu les gouvernements et les citoyens européens. Le Freedom Act de 2015 met fin à la récolte des métadonnées par la NSA, et la prive donc de son premier outil de surveillance de masse. Une enquête européenne sur la surveillance de masse est initiée. L’ONG Big Brother Watch obtient de la Cour européenne des droits de l’homme la condamnation de la surveillance de masse britannique en 2021. Dès 2013 en France, la Ligue des droits de l’homme avait porté plainte contre X pour un accès frauduleux aux données permettant une surveillance massive des Français. Au Royaume-Uni, on s’est aussi inquiété des messages de Snowden publiés sur Wikileaks : la police est venue saisir et détruire quelques ordinateurs et disques durs au Guardian. En décembre 2017, Snowden conçoit une application qui empêche l’intrusion dans les smartphones. En 2019, il publie ses Mémoires vives.

Sarah Harrison, journaliste anglaise membre de Wikileaks, qui avait aidé Snowden à échapper à l’extradition vers les États-Unis, quand il était à Hong Kong, reçoit en 2015 le prix Willy Brandt du courage politique. Laura Poitras réalise avec Snowden un film intitulé Citizen Four. L’opinion publique américaine se divise : Snowden est-il un lanceur d’alerte, qui a empêché la NSA et les USA de poursuivre des activités contraires à la constitution, ou est-il un traître à la patrie ? Sanders demande la clémence, Obama la fermeté. Quant aux pays qui proposent l’asile, c’est du vent : dans les règles internationales, il faut déjà être sur le territoire d’un pays pour lui demander l’asile. Leçon qu’ont bien apprise les migrants.

Dans le milieu du renseignement, certains se réjouissent de ces actions d’information. Le prix de la Fondation Sam Adams qui récompense chaque année depuis 2002 l’agent de renseignement qui a témoigné de la plus grande intégrité a été décerné en 2010 à Julian Assange et Wikileaks (pour la publication des documents donnés par Manning), en 2013 à Snowden, en 2014 à Manning. La Courage foundation s’est créée en Allemagne en 2013 pour lever des fonds destinés à soutenir les lanceurs d’alerte.

En France, la Maison des lanceurs d’alerte, créée par Nicole Marie Meyer – elle-même licenciée du ministère des affaires étrangères pour avoir dénoncé les conditions salariales faites aux travailleurs étrangers dans les établissements français à l’étranger – soutient lanceurs et lanceuses d’alerte, et essaie de faire évoluer la législation. Le film Les Algues vertes, d’Inès Léraud et Pierre Jolivet, et la longue liste de luttes présentées sur le site de la Maison des lanceurs d’alerte, témoignent qu’il reste beaucoup à faire.

En attendant, rêvons qu’Assange soit libéré au moment où nous imprimerons.