84. Multitudes 84. Automne 2021
Majeure 84. Lignes décoloniales

Généalogies du féminisme décolonial
En femmage à María Lugones

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Le « féminisme décolonial », bien qu’encore relativement peu connu en France, y est aujourd’hui au centre de débats passionnés. Certain-e-s s’en réclament comme d’une forme de féminisme radicalement nouvelle qu’ielles préconisent « contre » un féminisme qui aurait été jusqu’ici fondamentalement « blanc-occidental et bourgeois », tandis que d’autres le décrient comme une mode issue des campus états-uniens, qui tout en étant dépourvue de scientificité, menacerait gravement le pays. Pour avoir personnellement vécu, fait de la recherche et milité depuis 30 ans comme féministe tant en France qu’au Mexique et en Amérique latine1, je suis passablement étonnée de ces débats. En effet, dans la réalité des faits, le « tournant décolonial », développé à partir des années 90, est l’une des rares élaborations théoriques fondamentalement issue des mouvements sociaux d’Abya Yala à avoir (partiellement) réussi à franchir la frontière épistémologique bien gardée qui enferme les pays du Nord global dans leur splendide isolement intellectuel2. Le « féminisme décolonial », apparu il a déjà plus d’une décennie, en constitue à la fois une critique et un prolongement. Il s’inscrit sans équivoque dans la lignée d’une longue tradition féministe critique portée notamment, quoique pas exclusivement, par des femmes et des lesbiennes racisées et anti-capitalistes.

Bien sûr, les théories et les pratiques voyagent et font l’objet de réceptions et d’appropriations diverses. Cependant, on ne peut ignorer que ces circulations s’inscrivent dans un ensemble de rapports de pouvoir. S’agissant d’« objets » produits principalement dans le Sud global, pour une part non-négligeable par des acteurs minorisés dans les rapports sociaux de sexe, race et classe, plutôt militants qu’académiques (même si l’un n’empêche pas l’autre) et dans un but explicite de transformation sociale et de recherche de justice, les couper, volontairement ou non, de leurs racines, est problématique. Cela prolonge en effet la violence épistémique de la colonisation et peut même être perçu comme une forme de pillage que les militant-e-s décoloniales améfricain-e-s dénoncent précisément comme de l’extractivisme épistémique.

Je voudrais donc revenir ici sur trois points, afin de conjurer ce risque et de permettre à chacun-e de s’approcher et de faire sienne, si ielle le souhaite et en l’adaptant à ses besoins, la proposition féministe décoloniale élaborée par les militantes et théoriciennes améfricaines, sans en méconnaître ni les racines, ni les propositions initiales. Je reviendrai donc d’abord sur la généalogie du « tournant décolonial » et ce que le terme « décolonial » signifie dans ce cadre. Je présenterai ensuite plus spécifiquement le féminisme décolonial, en montrant qu’il se revendique précisément d’une longue tradition féministe, critique, ancrée dans l’activisme et qui ne craint pas de désacraliser l’hétérosexualité en montrant son caractère historique et non-naturel. Enfin, je soulignerai combien ce féminisme décolonial se revendique de l’intersectionnalité et la pense non pas comme un euphémisme pour parler de race ou placer celle-ci au-dessus des autres questions, mais bien comme la raison pour laquelle il est impératif de lutter simultanément contre le racisme colonial, le patriarcat hétérosexuel et le capitalisme néolibéral.

Le « décolonial » : de la confusion sémantique à la généalogie politique

C’est le correcteur automatique de ma messagerie, qui possède la fâcheuse habitude de remplacer systématiquement « décolonial » par « décolonisé », qui m’a mise sur la piste de la confusion fondamentale qui entoure les perspectives décoloniales en France. En effet, les luttes anti-coloniales et pour la décolonisation existent depuis longtemps, elles ne constituent pas une nouveauté et le « décolonial » dont nous parlons est bien autre chose que leur simple poursuite. On pourrait même dire que le « tournant décolonial » d’Améfrique ladine offre une perspective alternative à ces luttes, d’autant plus nécessaire qu’elles n’ont malheureusement pas permis d’aller réellement au bout de la décolonisation. Le tournant décolonial propose bien autre chose que de « décoloniser » comme on l’a fait jusqu’ici : il met en lumière les ressorts de l’action politique et du récit historique qui ont sous-tendu aussi bien le processus colonial que celui de la décolonisation. À savoir une certaine idée de la modernité, de la rationalité et du progrès qui a été développée par la philosophie européenne des Lumières. Il n’est pas anodin que le tournant décolonial ait été produit précisément en Améfrique ladine : ce qu’il s’agit d’extirper, ce n’est pas le monstrueux code de l’indigénat imaginé au XIXe siècle, mais bien avant lui et plus profondément, l’encore plus problématique idée moderne de race produite par le processus de colonisation du XVIe siècle, ainsi que l’analyse le sociologue péruvien Aníbal Quijano. Ce processus colonial commencé en 1492 et impliquant les trois continents reliés par l’Atlantique a pour double caractéristique d’avoir été d’une atrocité difficile à concevoir – mêlant étroitement génocide, traite et esclavagisation de dizaine de millions de personnes, assortis de cinq siècles de viols et de grossesses forcées pour des dizaines de millions de femmes par les envahisseurs européens et leurs descendants – mais aussi d’avoir été intimement lié au développement progressif, en Europe, de cette philosophie dite des Lumières qui a abouti à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Et c’est rien moins que ce double visage et le lien extrêmement troublant entre une face et l’autre de ce qu’il est convenu d’appeler la « modernité », que le tournant décolonial dévoile et interroge. Du coup, c’est bien la modernité elle-même (jusqu’alors plutôt objet de toutes les louanges et convoitises, ou au mieux de tentatives de réformes et de dépassement, comme dans la théorie post-moderne), qui est menacée d’une critique radicale et attaquée frontalement3.

Comment cette analyse, novatrice et particulièrement lourde de conséquences potentielles, a-t-elle pu émerger ? On se doute qu’elle peut difficilement avoir surgi spontanément depuis les lieux même du pouvoir, comme les campus états-uniens d’élite, qui n’ont guère intérêt à produire eux-mêmes les armes qui pourraient les détruire. Et en effet, c’est ailleurs qu’il faut en chercher les origines. J’ai proposé ailleurs déjà4 de suivre une piste assez évidente : celle de la campagne des « 500 ans de résistance Indienne, Noire et populaire » qui s’est organisée en Améfrique ladine pour accueillir l’initiative conjuguée de l’Espagne et de la papauté en vue de célébrer en grande pompe le cinq-centenaire de l’invasion de 1492. Cette campagne et cet anniversaire ont en effet permis de faire converger et de penser ensemble des initiatives variées, issues de luttes de longue haleine très diverses et jusqu’alors séparées. Elle a ainsi relié, par exemple, la structuration en 1992 d’un premier réseau continental de femmes Noires à partir de la République dominicaine, au renversement discret mais ferme d’une statue du colonisateur Diego de Mazariegos au Chiapas le 12 octobre5 de la même année par celles et ceux qui allaient se faire connaître sous la forme du mouvement zapatiste deux ans plus tard.

Le mouvement zapatiste, en pratiquant pendant dix ans, de 1984 à 1994, au fin fond de la forêt lacandonne, une hybridation du marxisme-léniniste, du foquisme et du maoïsme avec un processus d’autochtonisation de la théologie de la libération et l’incorporation dans une certaine mesure d’idéaux et des pratiques féministes, constitue d’ailleurs un chaînon essentiel de la maturation de cette action-réflexion nouvelle. Dès son apparition publique le 1er janvier 1994, il ouvre un nouveau cycle des luttes d’émancipation du continent, mais aussi à l’échelle mondiale, convoquant même à l’été 1996 une « Première rencontre intercontinentale contre le néolibéralisme et pour l’humanité » qui ambitionnait de poser les jalons d’une nouvelle internationale, dite « de l’espoir ». Même si les militant-e-s non-Indien-ne-s du Nord global et des autres internationales ont effacé en grande partie cette généalogie, c’est bien elle qui sous-tend et irrigue au moins en partie la révolte de Seattle et celle de Gênes, puis l’altermondialisme et les forums sociaux mondiaux qui débutent en 2001 à Porto Alegre. Et ce sont bien les dynamiques provoquées notamment par le mouvement indien zapatiste qui nourrissent les réflexions du groupe universitaire « Modernité/colonialité » que le sociologue Edgardo Lander réunit pour la première fois en 1998 à Caracas. C’est également Lander qui, durant le congrès mondial de sociologie de Montréal à l’été 1998, organise le symposium « Alternatives à l’eurocentrisme et au colonialisme dans la pensée sociale latino-américaine contemporaine » qui débouche en 2000 sur l’ouvrage La colonialité du savoir : eurocentrisme et sciences sociales. Perspectives latino-américaines. Premier ouvrage-clé du tournant décolonial universitaire, on remarquera qu’il rassemble exclusivement des auteurs de sexe masculin, blancs-métis.

Pourtant, la pensée décoloniale possède une autre racine, qu’il convient de visibiliser : le mouvement de femmes, féministe et lesbien du continent6. Ces mouvements, et tout particulièrement le courant dit « du féminisme autonome » puis sa composante « lesbienne-féministe autonome », ont été précurseurs – tant par rapport aux autres mouvements sociaux que par rapport aux autres courants féministes du continent et du monde –, pour ce qui concerne l’analyse des transformations néolibérales des années 90. Dès le début des années 90, les féministes et les lesbiennes-féministes autonomes ont observé d’un œil critique les efforts déployés autour des femmes par les institutions internationales (le FMI, la Banque mondiale mais aussi l’ONU) au long de cette décennie dont la conférence de Pékin de 1995 sur « les femmes » a marqué le point d’orgue7. Poursuivant la critique anti-impérialiste des décennies antérieures, ces féministes et ces lesbiennes-féministes ont bien montré comment la coopération internationale et bilatérale, sous couvert de « développement » et de « bien-être des femmes », poursuivait l’imposition de logiques néo-coloniales. La modernisation qui devait rimer avec progrès et égalité croissante pour les femmes n’était que prétexte à l’extension des rapports capitalistes, au détriment manifeste des femmes de classe populaire et /ou racisées. Dans ce cadre, les « autonomes » ont été les premières à dénoncer l’institutionnalisation du mouvement sous forme d’ONGs dépolitisées et de programmes dictés depuis le Nord et infantilisant les « bénéficiaires ». Surtout, elles ont articulé une profonde critique du concept même de « genre », propulsé sur le devant de la scène à partir de la conférence de Pékin. En effet, reformulé par les institutions internationales et les agences de financement du « développement », le vocabulaire et les pratiques du genre ont servi à déplacer et à neutraliser les approches plus clairement féministes qui ne visent nullement à une égalisation de la situation des femmes avec celle des hommes, mais bien à une remise en cause complète des rapports sociaux existants. De plus, l’accent mis sur la seule dimension du genre, qui plus est détaché de tout contexte historique et géographique, a permis d’évacuer toute la diversité des positions de classe et de race des femmes et de gommer toute analyse du mode de production capitaliste et raciste8.

Le féminisme décolonial est féministe, antinaturaliste et problématise l’hétérosexualité

Même si le féminisme décolonial d’Abya Yala est aujourd’hui foisonnant et très divers, il n’est pas inutile de faire retour sur le texte que l’on peut considérer comme fondateur de ce courant, à savoir l’article publié en 2008 par la philosophe argentine installée aux États-Unis, María Lugones, intitulé « La colonialité du genre9 », qui a posé les toutes premières bases théoriques du féminisme décolonial et lui a donné son cadre. Notons au passage que, disparue à l’été 2020, Lugones n’était pas seulement une théoricienne universitaire issue du Sud, à n’en pas douter blanche dans son pays mais racisée aux États-unis, mais également une activiste cherchant à mettre en pratique ses réflexions, elles-mêmes ancrées dans son expérience personnelle et dans les luttes collectives. C’est dans ce cadre qu’elle avait rejoint presque dès sa formation, le GLEFAS (Groupe latino-américain d’Études, de formation et d’action féministe)10, un groupe transnational fondé entre la Colombie et l’Argentine en 2007. Depuis plus de dix ans, par ses activités de formation et de débat avec les mouvements sociaux, le GLEFAS diffuse un féminisme décolonial qui n’est pas qu’une théorie, mais aussi une pratique – au-delà des seuls milieux universitaires, blancs-métis et de classe moyenne, vers des espaces militants, autochtones et afrodescendants, populaires et/ou ruraux.

Remarquons tout d’abord que le texte de Lugones se présente davantage comme une critique féministe du décolonial, que comme une critique décoloniale du féminisme. L’article a connu deux versions : la première, passée relativement inaperçue, a été publiée en 2007 dans une importante revue états-unienne de philosophie… féministe, Hypatia11, sous le titre « Heterosexualism and the colonial/modern gender system ». Le tout début du texte, qui constitue la seule différence avec l’article publié au printemps suivant dans webdossier Worlds & Knowledges Otherwise12, puis à l’automne dans la revue colombienne Tábula rasa13, est d’ailleurs une adresse critique au féminisme blanc dominant et tout particulièrement à la philosophie féministe blanche, à qui Lugones reproche une prise en compte insuffisante de l’imbrication entre race, genre et sexualité. Cependant, dans la version plus diffusée de 2008, Lugones commence directement son propos en reprochant aux hommes de couleur aux États-Unis, leur manque de solidarité avec les femmes de couleur face aux violences qu’elles affrontent (et comme on le verra plus bas, leur manque de connaissance des théories qu’elles produisent). Ainsi, comme Kimberlé Crenshaw dans son article de 1989 généralement considéré comme fondateur des perspectives intersectionnelles14, ou comme Gloria Anzaldúa dans son important article de 1987 intitulé « La conscience de la Mestiza15», Lugones n’hésite pas à nommer et à visibiliser, parmi les autres violences qu’affrontent les femmes racisées, celles qu’exercent contre elles, par action ou par omission, les hommes racisés. Le fait est qu’aux États-Unis en tout cas, depuis une bonne trentaine d’années au moins, tout en se refusant à donner des armes aux groupes dominants ou à alimenter le racisme policier et l’industrie carcérale, les féministes racisées ont massivement souligné la nécessité de ne pas garder le silence à propos de ces violences spécifiques. Le féminisme décolonial de María Lugones s’inscrit pleinement dans cette tradition : elle refuse tout autant de se laisser imposer une quelconque solidarité acritique avec les femmes ou les féministes « blanches », qu’avec les racisés ou les anti-racistes « hommes ».

La suite du texte propose une présentation critique du travail de Quijano et un ensemble de pistes d’approfondissement sur les questions de genre, appuyées sur des autrices que Lugones nomme « of color » et « du Tiers-monde », dont Paula Gunn Allen, Autochtone des États-unis et la Nigériane Oyewumi Oyeronke16, ainsi que sur un ensemble de théoriciennes et d’activistes Noires et intersectionnelles des États-Unis qui se revendiquent clairement du féminisme. Ainsi, le texte de Lugones est bien moins une critique du féminisme en soi (elle critique depuis bien longtemps, et ailleurs, le féminisme anglo dominant) qu’une mise en discussion de la perspective dominante de la « colonialité » développée par Quijano. En effet, Lugones s’attaque de front à la naturalisation du genre, des sexes et de l’hétérosexualité, en un mot au naturalisme de Quijano concernant ce qu’il appelle globalement le « sexe ». Elle souligne à quel point il a pris pour argent comptant le discours occidental patriarcal selon lequel le dimorphisme sexuel (différences entre femelles et mâles) serait un fait de nature, de même que l’existence des femmes et des hommes et les relations sociales tout autant que sexuelles et procréatives qui se développent entre elles et eux17. Lugones affirme au contraire qu’à l’arrivée des envahisseurs, les populations de la région étaient bien loin de catégoriser la grande diversité des corps dont l’humanité fait montre selon un strict schéma binaire simpliste femmes/hommes, pas plus qu’elles ne se cantonnaient à ce que l’on conçoit aujourd’hui dans le monde occidental comme l’hétérosexualité. Selon Lugones, le genre tel qu’on le comprend aujourd’hui majoritairement en Occident (et qui, dans cette compréhension, est étroitement lié à une certaine conception de l’hétérosexualité) n’existait tout simplement pas alors sur le continent. Pour la philosophe, il s’agit d’une brutale imposition coloniale-moderne-occidentale. Notons au passage que son texte permet de penser que cette imposition du genre et de l’hétérosexualité (le système de genre moderne-colonial) a eu lieu en même temps, dans le même mouvement, au sein des populations colonisatrices, qui s’en sont attribué ce qu’elle nomme la face « lumineuse », alors que les colonisé-e-s s’en voyaient imposer la face « sombre ».

Le travail de Lugones pointe donc vers tout autre chose que vers une énième affirmation du caractère raciste ou même colonialiste du féminisme dominant (même si celle-ci demeure absolument nécessaire). Son objectif est de proposer de nouvelles analyses et alternatives de résistance, depuis un féminisme critique de l’hétérosexualité, face aux logiques simultanées de race et de sexe qui ont façonné la vie des femmes d’Abya Yala. Pour Lugones, la face sombre du genre moderne-colonial signifie que les femmes colonisées ont été considérées comme un pur sexe (autrement dit, posées non pas comme humaines mais comme animales) et considérées comme hors-social, hors-culture et en ce sens, dépourvues de genre. Cette face sombre du genre explique les formes d’unions sexuelles-matrimoniales qui ont été imposées aux femmes colonisées, très différentes de celles réservées aux femmes blanches-métisses. Pour les premières, une sexualité animalisée, présentée comme « naturelle » et « naturellement hétérosexuelle », marquée par les viols, les grossesses forcées et bien souvent, l’obligation de se charger d’élever les produits de ces viols. Parallèlement, les formes définies comme « humaines-sociales » de sexualité leur étaient généralement interdites – tant les formes d’union et les façons de faire famille de leurs cultures d’origine, qu’a fortiori, celles pratiquées dans l’entre-soi des colonisateur-e-s. Cela, alors que ces dernières formes d’union étaient considérées non seulement comme les seules légitimes, mais comme la plus haute expression de la culture (même si elles pouvaient par ailleurs s’avérer particulièrement nocives pour les femmes blanches-métisses, comme le souligne Lugones).

Ainsi, l’affirmation de Lugones quant au caractère moderne-colonial du genre et de l’hétérosexualité est une pierre dans le jardin des théoriciennes et des militantes féministes, puisqu’elle contredit frontalement l’idée d’une communauté de destin entre toutes les femmes (idée qui avait déjà été critiquée par de très nombreuses autres féministes). Mais cette affirmation constitue également une sacrée taupinière dans le jardin des personnes et des mouvements qui prétendent qu’avant la colonisation, les peuples concernés vivaient dans une naturelle et saine hétérosexualité et que les relations entre femmes, entre hommes et la variété des expressions de genre ne sont que des phénomènes récents, perversions ou luxes occidentaux ou bourgeois amenés par les Blanc-he-s.

Le féminisme décolonial est résolument intersectionnel et intrinsèquement critique du mode de production capitaliste

Le féminisme décolonial développé par Lugones ne s’affirme pas seulement d’emblée, et sans équivoque, héritier d’une longue tradition féministe critique : il revendique comme base l’intersectionnalité des rapports sociaux de race, de classe, de sexualité et de genre. Cette perspective intersectionnelle est redoublée par le fait que la réflexion de Lugones, fermement appuyée sur celle de Quijano, s’inscrit de ce fait dans une analyse critique du mode de production capitaliste. Ce double ancrage possède deux grandes conséquences : l’impossibilité de hiérarchiser les combats et à ce titre, le non-sens qui consisterait à se concentrer exclusivement sur un seul ; et l’importance de la lutte contre le mode de production capitaliste, non pas comme un « supplément d’âme » ou un « devoir de fidélité » que les vieilles organisations de gauche voudraient continuer à imposer aux racisé-e-s ou aux femmes, mais comme une déduction logique de l’analyse de l’évolution historique du système-monde.

D’abord, en soulignant ce que sa réflexion doit à celles des féministes Noires états-uniennes qui ont développé l’intersectionnalité, Lugones insiste certes sur le fait que race et genre sont inséparables, mais aussi sur l’inséparabilité de ces deux dimensions, avec celle de la classe ou encore de la sexualité, qui ont été mises en avant aussi bien par Crenshaw que par le Combahee River Collective et bien d’autres féministes Noires. Le féminisme décolonial est une manière de penser qui affirme l’existence et l’importance simultanée et indissociable de plusieurs systèmes d’oppression (pour le dire dans les termes du Combahee River Collective), ou d’une matrice d’oppression multidimensionnelle (pour le dire dans ceux de Hill Collins), et la nécessité de combattre simultanément ces différents systèmes qui sont étroitement interdépendants. Il ne s’agit en rien d’une posture morale ou moraliste, en surplomb, ni d’une volonté de la part de personnes blanches, d’imposer aux racisé-e-s les modalités de lutte qu’elles jugent correctes : c’est en tant que femme latina racisée aux États-Unis, que Lugones reprend et réaffirme ce constat, établi par une longue lignée de femmes, racisées et pour beaucoup de classe populaire, dans le cadre de luttes collectives concrètes.

En parallèle, Lugones s’appuie résolument, malgré les critiques qu’elle lui adresse, sur le travail de Quijano, en particulier sur sa principale proposition selon laquelle le tout premier effet de la colonisation a été la racialisation des populations Autochtones puis Africaines prises en esclavage. Autrement dit, pour Quijano, l’invention de l’idée moderne-coloniale de race est au cœur du processus colonial. Or, il affirme également que le processus colonial commencé en 1492 constitue le véritable point de départ du développement du mode de production capitaliste, bien avant la révolution industrielle anglaise et la formation du prolétariat au XIXe siècle. Pour lui, derrière la « mise en valeur » des richesses minières et agricoles du continent qui a produit l’accumulation primitive, qui a permis à son tour le développement du mode de production capitaliste, ce qu’il faut voir, c’est le travail esclave de ces populations brutalement racisées, de ces dizaines de millions de personnes transformées en bêtes de somme (et pour moitié d’entre elles, ajouterait Lugones, en objets sexuels et en reproductrices, en même temps que bêtes de somme). Ainsi, dans l’analyse de Quijano, c’est la race, précédant historiquement la classe, qui est à la base du capitalisme. Lugones ajoute à cette affirmation l’idée que c’est la création simultanée du genre (moderne-colonial et intimement lié à la race) qui a permis cette accumulation primitive initiale : le féminisme décolonial est donc intrinsèquement une analyse du mode de production capitaliste.

En problématisant la question du genre dans le dispositif qui donne naissance au système-monde capitaliste, Lugones apporte plusieurs éléments. Elle rappelle d’abord que cette imposition du genre moderne-colonial a permis de détruire les structures sociales pré-invasion où les femmes étaient souvent en position de force – un point très important, même si l’idée avait déjà été formulée en 1970, notamment pour le continent africain, par l’économiste danoise Ester Boserup dans un ouvrage qui avait fait grand bruit en soulignant les effets négatifs, pour les femmes, du « développement » imposé par la colonisation18. Surtout, Lugones montre qu’il s’agit de contrôler ces femmes comme ressources productives. D’une part, en les reléguant et en les forçant à travailler dans une sphère privée qui avant la colonisation n’existait tout simplement pas, du moins pas comme on la conçoit depuis. L’idée n’est pas non plus radicalement nouvelle : on la trouve notamment chez la sociologue féministe marxiste Maria Mies, qui a analysé la « housewification » des femmes colonisées comme élément-clé de l’accumulation à l’échelle mondiale19, et chez Silvia Federici, à propos de la chasse aux sorcières de la fin du Moyen-âge européen comme enfermement et domestication des femmes, également à la base de l’accumulation et du capitalisme20. D’autre part, en les forçant à produire une autre richesse inestimable : la population – et il s’agit ici, à mon sens, de l’apport le plus original, le plus important et peut-être le moins compris de Lugones. Car loin de se contenter de pointer le scandale moral et l’horreur des viols, elle éclaire la justification idéologique des atteintes massives à l’intégrité corporelle, sexuelle et psychique que la colonisation a imposées aux femmes racisées – et surtout à leurs liens familiaux et sociaux. Plus encore, elle permet d’en saisir le motif profond : la colonialité du genre, tant dans sa face sombre que dans sa face lumineuse d’ailleurs, n’est pas autre chose que le cadre de la production de main-d’œuvre nécessaire à l’expansion capitaliste.

Avec cet apport inestimable, Lugones rejoint les rares théoriciennes qui comme Nicole-Claude Mathieu et Paola Tabet pour le monde francophone21, se sont attaquées de front à la question de la procréation comme un travail social, travail généralement obscurci par le naturalisme et le romantisme (blancs et de classe moyenne) qui entourent la « maternité », et plus profondément encore, forclos par ce que Wittig baptisa un jour la pensée straight22. Si Lugones elle-même n’a pas approfondi cette piste, nombreuses sont les féministes décoloniales qui ont souligné l’importance de travailler sur l’idéologie du métissage et du blanchiment et leurs conséquences. C’est aussi précisément la question dont j’ai tenté de me saisir en développant le concept de combinatoire straight, qui vise à penser l’organisation simultanée de l’alliance matrimoniale et de la filiation selon des logiques imbriquées de sexe, de race et de classe23. La combinatoire straight s’intéresse en effet aux institutions et aux normes qui encadrent la production des enfants et sous-tendent les stratégies déployées par les individus et les groupes pour nouer les « bonnes » alliances et capter légitimement les « meilleurs » enfants, selon les standards du lieu et du moment, mais aussi pour faire produire à moindre coût social de la main-d’œuvre de moindre valeur ou même posée comme dépourvue de toute valeur. Ainsi, pour comprendre les multiples formes du métissage, de l’ascension-descension de classe et du statut plus ou moins élevé accordé aux enfants produits, la mise en dialogue du féminisme décolonial d’Abya Yala et du féminisme matérialiste francophone s’avère une clé décisive. C’est ce dialogue, auquel il faudra certainement rajouter les voix Africaines qui complètent le triangle Atlantique, qui devrait permettre de comprendre pleinement les logiques de production de main-d’œuvre depuis 1492, et donc de l’accumulation dite primitive – dont on sait, depuis Rosa Luxembourg, qu’elle est plutôt liée à une logique permanente de colonisation. En d’autres termes, c’est ce dialogue qui pourrait permettre de saisir plus complètement, dans une perspective d’imbrication dynamique des rapports sociaux, les logiques du développement du système-monde hétéropatriarcal-raciste moderne-colonial.

Tentons de conclure. J’espère qu’il est maintenant plus clair que le féminisme décolonial développé en Abya Yala et à Turtle Island est bien plus complexe d’une part, novateur d’autre part, que les différents avatars que l’on discute aujourd’hui en France, que ce soit pour s’en prévaloir ou pour le décrier. S’il est on ne peut plus légitime, et même urgent, de travailler à la création d’un féminisme décolonial « français » ou « européen », cela ne devrait pas être au prix de créer de la confusion, même involontaire, en effaçant les luttes et les épistémologies produites de l’autre côté de l’Atlantique et en renouvelant les gestes malheureux de l’extractivisme épistémique et de l’épistémicide. Ce féminisme décolonial « local » doit bien évidemment s’appuyer aussi sur le contexte et l’histoire des luttes et des théories produites ici-même. C’est dans ce sens qu’avec d’autres, je tente depuis des années de contribuer au dialogue, sur des bases informées et claires, en explicitant autant que possible le caractère situé des épistémologies et les rapports de pouvoir qui existent dans la production et la circulation des idées, entre les épistémologies décoloniales et les théories féministes et lesbiennes matérialistes francophones. J’espère que ce travail, comme les autres, pourra y contribuer – l’objectif central restant, réaffirmons-le, de contribuer aux luttes pour la justice sociale et la transformation profonde, des rapports sociaux imbriqués de race, de classe et de sexe, avec pour ligne d’horizon leur abolition simultanée. Car c’est cela, à mon sens, qui doit déclencher les passions.

1 Région du monde fort mal (colonialement) nommée, que la féministe afrobrésilienne Lélia Gonzales avait dès 1988 proposé de re-nommer Améfrique ladine et que d’autres activistes aujourd’hui appellent Abya Yala dans sa partie Sud et Turtle Island au Nord. Lélia Gonzalez, 2015 [1988], « La catégorie politico-culturelle d’amefricanité », Les cahiers du CEDREF, no 20, http://journals.openedition.org/cedref/806 

2 Bolla, Luisina, 2019, « Genre, sexe et théorie décoloniale : débats autour du patriarcat et défis contemporains », Les cahiers du CEDREF, no 23, http://journals.openedition.org/cedref/1244

3 On pourra lire à ce sujet un entretien avec Ramón Grosfoguel : http://reseaudecolonial.org/wp-content/uploads/2016/09/Entretien-Ramon-Grosfoguel-RED.pdf

4 Falquet, Jules, Flores Espínola, Artemisa, 2019, « Introduction », Les cahiers du CEDREF, no 23, http://journals.openedition.org/cedref/1184 

5 Au Mexique, il s’agit du « jour de la race », compris comme une journée de mise en valeur de la composante autochtone de la nation (le Mexique est le pays du continent qui abrite la plus importante population autochtone en chiffres absolus, avec environ 12 millions de personnes).

6 Ochy, Curiel, 2007, « Critique postcoloniale et pratiques politiques du féminisme antiraciste », Mouvements, no 51, p. 119-129. www.cairn.info/revue-mouvements-2007-3-page-119.htm. Voir aussi Falquet, Jules, 2017, « Les racines féministes et lesbiennes autonomes de la proposition décoloniale d’Abya Yala », Contretemps. www.contretemps.eu/racines-feministes-lesbiennes-autonomes-dabya-yala/.

7 Falquet, Jules, 2008 De gré ou de force. Les femmes dans la mondialisation. Paris, La Dispute. 214 p.

8 Falquet, Jules, 2011, « Féministes autonomes latino-américaines et caribéennes : vingt ans de critiques de la co-opération au développement », Recherches Féministes, vol. 24, no 2, p. 39-58. www.erudit.org/fr/revues/rf/2011-v24-n2-rf5005937/1007751ar/.

9 Pour une traduction française : María Lugones, « La colonialité du genre », Les cahiers du CEDREF, 23 | 2019, 46-89. https://journals.openedition.org/cedref/1196

10 www.facebook.com/glefas.latam/

11 Elle y publiera en 2010 un nouveau texte, « Toward a Decolonial Feminsm », Hypatia, 2010-10, vol. 25 (4), p. 742-759.

12 Il s’agit d’un important dispositif du projet décolonial du Center for Global studies and the humanities de l’université de Duke, dirigé par Walter D. Mignolo.

13 Tabula Rasa est une revue de l’Universidad Colegio Mayor de Cundinamarca (Bogotá, Colombia), au comité de rédaction de laquelle on trouve Santiago Castro-Gómez, Arturo Escobar, Enrique Dussel et Ramón Grosfoguel.

14 Crenshaw, Kimberlé Williams, 2005 [1989], « Cartographies des marges : intersectionnalité, politique de l’identité et violences contre les femmes de couleur », Cahiers du Genre, 39, p. 51-82. https://doi.org/10.3917/cdge.039.0051

15 Gloria Anzaldúa (2011 [1987]), « La conscience de la Mestiza. Vers une nouvelle conscience », Les Cahiers du CEDREF, no 18, http://journals.openedition.org/cedref/679

16 Oyeronke Oyewumi, sociologue Yoruba du Nigeria, a travaillé tout particulièrement sur la question du genre chez les Yoruba (1997). Or un certain nombre d’afro-descendant-e-s d’Abya Yala sont d’origine Yoruba, parfois même assez récente, dans la mesure où la traite du XIXe siècle a concerné en bonne partie les vaincu-e-s des guerres liées au processus de colonisation européenne qui désolent alors cette région de l’Afrique de l’Ouest et se terminent avec la chute du royaume dahoméen aux mains de la France.

17 Pour un panorama particulièrement riche de la diversité des manières de penser les liens entre sexe, genre et sexualité, le travail de l’anthropologue française Nicole-Claude Mathieu (1991 [1989]) reste sans doute l’un des plus abouti à ce jour en français. Pour une réfutation en règle, à partir de la biologie, du caractère supposément « naturel » et évident du dimorphisme sexuel, on verra les travaux d’Anne Fausto Sterling (2012). On notera que Lugones est philosophe : l’anthropologie et l’histoire apportent indubitablement d’autres regards sur les questions qu’elle aborde. Mathieu, Nicole-Claude, 1991, L’anatomie politique, Catégorisations et idéologies du sexe. Paris : Côté-femmes. Fausto Sterling, Anne, 2012 [2000]. Corps en tous genres. La Dualité des sexes à l’épreuve de la science, Paris, La Découverte / Institut Émilie du Châtelet.

18 Boserup, Ester, 1983 [1970], La femme face au développement. Paris, PUF.

19 Mies, Maria. 1986, Patriarchy and Accumulation on a World Scale, Zed Books, Londres.

20 Federici, Silvia. (2014 [2004]), Caliban et la sorcière. Femmes, corps et accumulation primitive, Marseille, Senonevero, Genève – Paris, Entremonde.

21 Mathieu, Nicole-Claude, 1991, L’anatomie politique, Catégorisations et idéologies du sexe. Paris, Côté-femmes.
Tabet, Paola, 1998 [1985], « Fertilité naturelle, reproduction forcée, » in Tabet, Paola, La construction sociale de l’inégalité des sexes, Paris, l’Harmattan.

22 Wittig, Monique. 2007 [1980], La pensée straight. Paris, Amsterdam.

23 Falquet, Jules, 2016, « La combinatoire straight. Race, classe, sexe et économie politique : analyses matérialistes et décoloniales », Les Cahiers du genre (Hors-Série), p. 73-96.