Entre plèbes et multitudes, rente et corruption
Comparer les phénomènes socio-politiques et socio-économiques à grande échelle et sur la longue période, les penser corrélativement les uns aux autres s’avère toujours un exercice périlleux. En période de crise, de grande transformation ou de grand retournement, lorsque le pointillisme des études de cas ou la régression économétrique sur des modèles abstraits assez simples ne donnent plus grand-chose pour comprendre ce qui vient, il faut bien emprunter ce sentier escarpé.
Au-delà des États-Nations ?
On observe une solide corrélation (qui n’est pas forcément causalité directe) entre la première révolution industrielle (1750-1850) et les Révolutions américaine, française, les petites révolutions de 1848, les premières crises financières et l’unification allemande à la suite de la guerre avec la Prusse, l’émergence des États Nation puis de l’impérialisme européen. Avec la première stagnation (1873-1893), viennent le socialisme, la révolution communiste et la Première Guerre mondiale. Avec la Grande Dépression des années 1930 et les diverses variantes de fascisme emportées dans la Seconde Guerre mondiale, suivent les Trente glorieuses comme une phase A : prix ascendants et croissance. Aussi la question qui taraude aujourd’hui pourrait bien être celle-ci : qu’est-ce qui va avec et après la crise résiliente (1975-2015), beaucoup plus longue désormais que les deux précédentes, comme s’il s’agissait de la phase B d’un cycle de Kondratief (de l’ordre de 50 ans) : prix stagnants et retour à une croissance digne du XIXe siècle de l’ordre de 0,5 à 1 %.
Est-ce la guerre des civilisations de Samuel Huntington, ou des guerres civiles généralisées, entremêlant pétrole, tribus, religion (Liban, Irak, Syrie, Afghanistan) sur un fond de croissance trépidante des BRICS inégalement répartie ? Sur le plan des découpages de l’espace, le futur des États, leur taille, leur forme sont tout aussi hésitants : va-t-on vers un résistible mais inéluctable dépassement de l’État-Nation (construction de l’Union Européenne) ou bien vers la dislocation violente, latente ou pacifique des empires (l’actuelle Russie qui n’a pas terminé sa résistible décolonisation, la Chine pour ses nouveaux territoires), vers le morcellement des États-Nation (l’ex-Yougoslavie, le Soudan), ou bien encore vers la constitution de nouveaux micro-États reposant sur l’accès d’indubitables peuples à l’autonomie, voire à l’indépendance (l’Écosse, la Catalogne) ou sur des séparatismes téléguidés (Transnistrie, Donbass) ?
Les régimes politiques ne sont pas mieux lotis : on les avait crus convergents vers la démocratie en même temps que vers des formes de marchés tempérés. C’est raté : hiérarques autoritaires et milliardaires fleurissent au pays des socialismes plus que jamais étatistes. Les hypothèses tant d’une transition démocratique à la Rostow, allant de pair avec le décollage en Asie, que d’une poussée constituante de gauche dans la crise européenne, paraissent faire la part un peu trop belle à la « raison dans l’histoire ».
De même que le réchauffement climatique se traduit plutôt par l’instabilité climatique que par une hausse uniforme des températures, de même la conjoncture économique et politique connaît-elle des oscillations hétérogènes et non convergentes : émergence des petits et grands dragons asiatiques, émergence des BRICS et plus récemment de l’Afrique, réduction globale de la pauvreté dans le monde, mais creusement des inégalités sur la planète entière, accroissement du commerce mondial, constitution des blocs impériaux continentaux. Marx a toujours soutenu que les guerres sont des signes clairs d’une accumulation en marche. Mais il a également reconnu sur le tard que le développement des chemins de fer en Inde n’avait pas eu la peau du système des castes.
Dans les pays d’économie de marché, c’est-à-dire à peu près tous les pays du monde à l’exception de la Corée du Nord (maintenant que Cuba est en train de normaliser ses relations avec les États-Unis), le capitalisme présente tellement de visages divers que ses figures monstrueuses, aussi bien que les alternatives qu’on espère lui opposer, ne constituent plus ce qui était son « dehors », mais son intérieur méconnaissable, labyrinthique. Plus on parle de gouvernement représentatif tempéré, où l’opposition se confond avec le gouvernement, plus on magnifie la gouvernance interactive continue, sans rupture, reposant sur la transparence, la communication, et plus la corruption, la démagogie, l’opacité des « éléments de langage », le rétablissement des hiérarchies dans l’accès repoussent comme les têtes de l’hydre de Lerne.
Profit ou rente : l’exemple chinois
Si fil conducteur il peut y avoir dans ce nouveau labyrinthe, il nous semble que c’est du côté des mouvements sociaux qu’il faut aller le chercher. Reprenons la vieille idée (pas simplement marxienne) que les mouvements sociaux ne sont pas simplement des états pathologiques de la société, qui tendraient à se résorber avec le progrès, mais le forceps permanent de l’accouchement d’un nouveau monde. L’illusion angélique et hégélienne que la société irait vers la pacification intégrale (la révolution inutile et la « fin de l’Histoire ») ne fait pas beaucoup d’adeptes, en dehors de partisans de Francis Fukuyama – et encore d’un Fukuyama qui en serait resté avant les deux guerres d’Irak, ce qui n’est plus le cas. Plus nombreux sont en revanche ceux qui adoptent une idée « naturaliste » et parfaitement objective des transformations. Pour eux, la raison dans l’histoire ne va jamais à cheval, mais plutôt à la vitesse d’un escargot tectonique. Inutile dans ce cas l’action, et même le mouvement cher à Bernstein. Il suffirait d’attendre. À condition que l’on dispose d’une théorie des plaques qui nous disent dans quelle direction voguent les continents sur le magma des civilisations.
Cela écrit, avouons que se camper fièrement dans un refus d’abdiquer des catégories sociologiques et politiques qui permettaient de penser le mouvement et d’agir en politique, rester sur la crête de la Lutte de classe avec un grand L, du Peuple, de la Révolution n’est pas plus productif ou opérationnel que le naturalisme de l’accumulation du progrès et du capital. La momification des catégories est aussi stérile et réactionnaire que les statues de Lénine exhibées fièrement dans la capitale de la Crimée. À l’heure où les statues de Saddam, Moubarak ou Ben Ali ont été jetées bas, c’est plutôt le déboulonnage de la statue de Lénine place Maidan à Kiev qui a de quoi frapper les esprits.
Malgré le fatras théorique inutile des répétitions bègues de « l’analyse-marxiste-des-conditions-objectives-du-capitalisme », deux mouvements de pensée hétérodoxes ont tenté depuis les années 1960-1970 de sortir de la médiocre alternative : ou bien fidélité perinde ac cadaver au marxisme, qu’il soit historique, ou encore plus dangereusement du matérialisme dialectique ; ou bien ralliement à un fonctionnalisme parsonien de court terme allant vers l’affadissement de toute différence de potentiel dans le corps social. Ces deux entrées dans la compréhension du mouvement de la société sont l’entrée par la plèbe et l’entrée par la composition de classe – via le caractère historiquement déterminé des classes antagonistes avec l’instrument paradoxal du concept de multitude(s).
L’interpellation plébéienne dont les principales thèses ont été présentées par André Corten et l’équipe de chercheurs de l’UQM (Université du Québec à Montréal) dans un livre homonyme et dans le numéro 56 de la revue Multitudes, se réclame d’un retour à la catégorie de la plèbe. C’est l’historien Pierre Souyri senior, alias Pierre Brune de Socialisme et Barbarie et fondateur de Pouvoir Ouvrier (scission du mouvement précédent) qui, dans son dernier ouvrage projeté et inachevé La dynamique du capitalisme, reconnaissait avant sa mort en 1979 l’impuissance du marxisme classique et de l’analyse en termes de classes sociales appliquée au cas chinois. Il proposait de revenir à la notion de plèbe pour caractériser la pérennité du régime chinois (à l’époque, le maoïsme à son agonie, après la liquidation de la « bande des quatre »). En quoi il était marxien, et non marxiste (au sens où Marx avait horreur de ce mot), car Marx, comme Ricardo, avait toujours reconnu le caractère historiquement déterminé de la notion de classes sociales (ce qui n’était pas le cas de l’historien français Augustin Thierry à qui il en avait fait l’emprunt). C’est-à-dire que le concept de classe antagoniste et interne à la société capitaliste est le corrélat de l’affirmation toute ricardienne du primat du profit sur la rente.
Autrement dit, là où règne la rente, plutôt que le profit industriel, dans une société capitaliste (pénétrée substantiellement par le capitalisme), la notion de classe – et sa vertu libératrice d’une classe qui ne tend pas à persévérer sans son être, comme les autres classes, ordres ou castes – n’a pas de sens opératoire ni de rôle subversif ou messianique privilégié. Comme si le sens qu’on pouvait conférer au prolétariat, embryon de la classe ouvrière et d’une libération sociale, formait un couple (mathématique) avec l’élimination des rentes par le profit industriel dans l’accumulation.
Pierre Souyri voyait dans le socialisme d’État chinois maoïste la forme achevée d’une accumulation du capital qui était parvenue à être dominée par la rente. Le prolétariat retournant au rôle de la plèbe dans la République et l’Empire romain, et à une formidable stabilité. La chose m’avait choqué à l’époque, mais Pierre Souyri, qui n’en était pas à son premier pas de côté par rapport à l’orthodoxie conformiste, avait insisté : qui dit plèbe, dit clientèle neutralisant les vertus subversives de l’accumulation de richesse.
Le maoïsme (comme le socialisme réel soviétique), en bridant strictement la prolétarisation des paysans (par l’interdiction de la commercialisation des cultures du lopin puis par une application sévère du régime de mobilité par le hukou, véritable passeport intérieur à partir de 1953), fait dépendre la masse des prolétaires possibles de la composition chaque fois renouvelée d’une plèbe qui délègue l’empire à l’Armée de Libération Nationale et au Parti. Et se trouve ainsi maintenue aux marges d’une prolétarisation effective. Si bien que le socialisme chinois n’est pas un accoucheur d’une clarification et d’une simplification de l’Histoire, mais une suite remarquablement convergente de moyens empiriques de se soustraire aux conséquences révolutionnaires de l’intégration du monde chinois dans le marché mondial.
L’accumulation « socialiste » distord l’accumulation du capital en brisant le moteur incontrôlable de la prolétarisation, de la constitution d’un pouvoir antagoniste (même si cela ralentit de façon épouvantable la marche de l’accumulation, comme l’ont montré le Grand Bond en avant et la Révolution culturelle en Chine, la dékoulakisation stalinienne et la famine en Ukraine). Mais on peut considérer que le sous-développement, qui est un mal développement dans le Tiers-Monde, relève de ce même processus de transformation en plèbe, et de maintien en plèbe de ce qui s’était transformé, dans l’Europe occidentale et dans le continent nord-américain, en constitution d’une classe ouvrière vouée à devenir le véritable moteur d’une transformation sociale rapide.
La plèbe
La plèbe est pour le marxisme, qui comme Ricardo déteste la rente, une forme anormale qui bloque la transformation révolutionnaire de la société. La plèbe, c’est un autre nom du prolétariat en haillon, peu fiable, versatile, qui s’avère en fin de compte manipulé par ses « patrons » et leurs fondés de pouvoir dans l’État. Or, que constatent André Corten et les autres auteurs de la thèse de l’interpellation plébéienne en Amérique Latine ? Que l’analyse dite « de classe » est incapable de coller à une description rigoureuse et fidèle de la réalité des mouvements sociaux. Les contours de ces derniers ne répondent ni à la marginalité du lumpen prolétariat, ni à celle classique des classes laborieuses.
Pourtant, la plèbe existe bel et bien. Elle apparaît avec l’énonciation d’une exclusion qui ne cherche pas une inclusion, ni la révolution en première personne. C’est le caractère inacceptable d’une situation, en l’absence d’un débouché traditionnel (les partis politiques traditionnels d’opposition, les mouvements ouvriers structurés comme tels) qui en favorise l’émergence dans le champ politique. Elle révèle aussi autre chose que l’éternelle opposition de la spontanéité « inconsciente » et de l’organisation. Elle traduit une organisation de masse qui ne se confond pas avec le clientélisme. Elle n’est pas la réserve de soutien inépuisable des patrons.
Dans un renversement qui est un pied de nez aux schémas préconçus, on voit en Amazonie, en Australie, les Peuples Premiers faire face aux multinationales et aux États désireux d’exploiter les ressources forestières et minières. Et finalement affronter les lumpen ouvriers des employeurs pourvoyeurs d’emplois, dussent les écosystèmes et les peuples premiers être transformés en fossiles de l’Anthropocène. Inversement, les Amérindiens en Bolivie, qui forment l’essentiel des mineurs, mènent leur lutte de classe contre l’exploitation, mais interviennent dans la vie politique sur un mode séparé.
Le mouvement ouvrier occidental étendu à l’échelle du monde a illustré à satiété une schizophrénie similaire largement exploitée : en matière de délocalisation, la main droite du salarié et de l’ouvrier ignore ce pour quoi sa main gauche de consommateur a déjà voté depuis longtemps. On pourrait multiplier ces cas d’incohérence à propos des revendications écologiques, que la toile de Pénélope industrielle défait la nuit alors qu’elle l’accepte le jour des grands sommets internationaux.
Masse impressionnante, la « plèbe amérindienne des hauts plateaux andins » apporte ou retire son appui. Elle ne se laisse pas représenter facilement, refuse les tribuns, cette forme institutionnalisée de captation de son énergie à des fins étrangères à elle-même. Il y a bien en elle ce refus d’être gouverné comme de gouverner, qui définit selon Hobbes la « Multitude » à la différence du « Peuple ». Rétrospectivement, quand on lit les débuts de l’histoire du mouvement ouvrier en Europe, on doit avouer que la classe ouvrière avait une furieuse composante plébéienne chaque fois qu’elle n’a pas été du capital variable de l’accumulation du capitalisme industriel. Exprime-t-elle, cette plèbe, un désir de reconnaissance de son exclusion effective sans revendiquer le fameux « être dedans et contre », dans lequel l’opéraïsme italien avait reconnu le ferment du mouvement inquiet du capitalisme ? La plèbe vient du dehors et elle y reste. Elle constitue, dans ses mécanismes d’énonciation, un processus de subjectivation de la puissance du dehors, à défaut d’une prise de pouvoir. Cette puissance du dehors, André Corten la nomme « un état instantané de souveraineté, destiné à ne pas aboutir au souverain, et donc par définition indécis ». Elle marque la limite de l’inacceptable, construit un récit mais ne s’identifie pas à une classe à l’intérieure de la société capitaliste, ni à une classe révolutionnaire. Elle est « intraitable », ne prétend à aucune totalité et ne « propose pas de principe de rangement alternatif au principe de rangement dominant ».
La multitude
Il existe bien des traits de ressemblance entre les caractéristiques de l’interpellation plébéienne et la description de la multitude, telle que Michael Hardt et Antonio Negri en ont fourni la théorisation dans le triptyque Empire, Multitude et Commonwealth. Même allergie constitutive à la représentation, même refus de se confondre avec le Peuple, référent immobile et vide du pouvoir constitué, même affirmation du caractère crucial des processus d’énonciation et de subjectivation, même refus de l’universel abstrait, de l’identité ethnique ou communautaire, et même affirmation d’un devenir universel dans la singularité des compositions de la diversité, dans le devenir minoritaire deleuzien ou nietzschéen. Même rejet d’un marxisme ossifié et académique.
Ce qui sépare ces deux visions tient à ce que les thèses de la multitude déplacent la thèse opéraïste de la classe ouvrière vers d’autres processus d’énonciation que ceux explorés par Gramsci autour de la question de l’hégémonie idéologique. L’opéraïsme avait déjà déplacé, fragmenté la classe ouvrière unitaire en segments, et renvoyé justement la question gramscienne de l’hégémonie à l’abus de généralisation historique et sociologique du rôle dominant de l’ouvrier de métier communiste. Face au culturalisme évident de la théorie de l’hégémonie, l’opéraïsme se situait du côté délibérément sociologique et économique d’un fonctionnalisme à peine dissimulé. Cette théorie avait exalté l’ouvrier-masse non-qualifié, re-prolétarisant la classe ouvrière. En étendant la qualification d’ouvrier à l’ouvrier social (1976), puis finalement à la multitude, Negri va jusqu’au bout de la démarche. Mais contrairement à ce qui se passe dans la « déterminité » de la théorie de l’ouvrier-masse, qui renvoyait au fordisme et au taylorisme, dans celle de l’ouvrier social, devenue encore plus génériquement celle de la multitude, le renvoi à une phase historique donnée du capitalisme est beaucoup moins affirmé. Il y a bien la transformation radicale de la valeur qui dissout la distinction entre production, reproduction et circulation, entre travail productif et improductif, avec une composition de classe qui devient entièrement politique.
À l’ère de la subsomption réelle du travail dans le capital, en un sens, la multitude devient de plus en plus le visage que revêt l’antagonisme interne du capital. Et là, elle retrouve curieusement toutes les déterminations du prolétariat, de la plèbe avec peut-être une indétermination, une impossible commensurabilité avec les catégories académiques et pratiques de « la politique ». En ce sens, la plèbe comme la multitude relèvent du « sublime », contrairement à la « classe ouvrière » ou au « Peuple », qui suscitent en l’observateur politique le jugement de beau et de parfait accord avec le concept !
À lire la description de Corten, Huart, Penafiel, Décary-Secours et Faustino Da Costa, ceux qui ont vécu et étudié le Mouvement de Mai 68, ou celui des Indignés espagnols, ont l’impression de se retrouver en terre connue. Ce que je formulerai de la façon suivante : ne serions-nous pas, du point de vue des processus de subjectivation, avec le précariat, le netariat, le pronétariat et les figures parfaitement doubles des classes créatives (A. Sohn-Rethel emploie le même mot, et pas seulement Deleuze, Guattari, Franco Berardi et Negri), en pleine accumulation primitive de la classe antagoniste qui constitue le ressort historique du capitalisme cognitif ? Comme l’esclavage, le lumpenprolétariat, les pauvres sont l’accumulation primitive de la classe ouvrière. Un se divise toujours en deux, et pas l’inverse. Les cristallisations instantanées de la plèbe, comme celle des « mouvements » au troisième âge du capitalisme, présentent des lois étranges. Pour comprendre leur alchimie, il manque encore, à mon avis, à l’opéraïsme comme à la théorie de l’interpellation plébéienne, la pièce indispensable au puzzle que sont le postcolonial et les subaltern studies (dont le féminisme est une articulation), qui permettent de comprendre l’articulation historique du réacteur de la transformation du centre par le dehors. Un mouvement social révolutionnaire sera vraisemblablement la synthèse de ces trois nouveaux piliers, remplaçant la trilogie de l’économie politique anglaise, de la philosophie allemande et de la pratique française.
Le problème pour la plèbe comme pour la multitude – transposition du problème du Prince moderne – est la durée subjective de la conquête d’une principauté, sa conservation, son augmentation sans se laisser absorber dans la grande totalité du nouveau capitalisme cognitif. Sinon, nous avons la succession de ces moments d’éternité intemporelle, d’épiphanies de la plèbe, comme de la multitude. Toutes deux transforment le centre du système, mais celui-ci se nourrit d’elles – comme une psychose se nourrit de la vérité de l’analyse.
Certes, la description de la multitude en termes de composition subjective reste largement à faire, et l’Amérique latine offre un extraordinaire terrain de confrontation d’Amérindiens, de métis, de mulâtres descendant d’esclaves, ou de quilombolados (les habitants des quilombos), avec l’une des dernières classes ouvrières qui s’est constituée sous les militaires développementistes et bismarckiens. Terrain qui a produit le Parti des Travailleurs brésilien, avec les Sans Terre, et les nouvelles classes créatives urbaines, le précariat métropolitain. La constitution des classes ouvrières au XIXe siècle fut tout autant une rencontre hautement improbable, un miracle dans la mécanique de la société, au même titre que la révolution dans la sphère politique.
Le rôle de la rente
Risquons une hypothèse sur ces dernières décennies concernant ce double surgissement de la plèbe et de la multitude. André Corten et Marie-Blanche Tahon, dans leur livre sur l’Algérie et le Mexique, avaient montré que le blocage assez stupéfiant du système politique de ces pays, en particulier l’emprise de l’armée qu’on retrouve en Égypte, ne s’explique pas sans recourir à la catégorie de la rente (rente pétrolière, puis gazière). Ce sont les marges qu’offre sa redistribution qui nourrissent la population et transforment ses classes sociales en plèbe (au sens de la Rome antique ou de la Chine sous Mao), en la maintenant indéfiniment dehors et contre, mais sans aucune prise positive sur la transformation qu’une optique marxiste serait en droit d’attendre.
Le livre de Corten et Tahon avait été écrit avant les élections législatives de juin 1991 en Algérie, qui donnèrent au premier tour 88 % des suffrages au Front Islamiste du Salut et qui ne connurent jamais de second tour, l’Armée y ayant mis un terme brutal. Les islamistes avaient parié sur le lien entre les difficultés pour le régime militaire de survivre et l’épuisement de la rente pétrolière et gazière des gisements du Sahara. C’est bien ce qui faillit se passer. Mais la découverte puis l’exploitation des gisements du Tibesti sur la frontière libyenne redonna à l’État nourricier les moyens de renvoyer à la plèbe le mouvement islamiste (tout comme l’agitation berbère en Kabylie). Durant la guerre civile qui suivit, et qui fit 200 000 morts, le FIS ne parvint jamais à bloquer l’exploitation des nouveaux gisements pétroliers. Le robinet de la rente parvint à marginaliser et à réduire méthodiquement le poids du FIS. Voilà sans doute pourquoi les terroristes se réclamant de l’AMQI dissident attaquèrent le gisement gazier de In Amenas.
Si nous nous tournons vers la « multitude » et sa très faible productivité politique, au sens de son faible pouvoir de transformation institutionnelle, malgré des apparitions aussi impressionnantes que le 15 de Mayo en Espagne, nous retrouvons la question de la rente, mais cette fois-ci sous la forme de la rente financière. La plèbe est fortement corrélée en Amérique Latine à la question des anciens communs et son heurt avec les projets industriels énergétiques et agro-industriels des multinationales et des États – avec comme terrain d’affrontement les terres et les ressources de la biodiversité. Les multitudes métropolitaines manifestent dans la rue, elles, lorsqu’il s’agit des nouveaux biens communs numériques, des services publics, des transports, de la santé, de l’accès au savoir. Les plèbes paraissent très loin, dans leur composition sociale, du cœur financier du capitalisme cognitif, mais en revanche en Australie, au Canada, au Brésil, dans les États andins donnant sur le bassin amazonien, elles ont un pouvoir de blocage considérable. Les multitudes qui surgissent au cœur de la nouvelle accumulation primitive du capitalisme cognitif paraissent de leur côté porteuses d’une transformation sociale considérable, mais ne sont pas parvenues pas à la traduire en force politique.
Dans un premier cas, l’endettement des États (Colombie, Équateur) ou leur nécessité de financer la protection sociale (au Brésil par Petrobras, qui est le fonds structurel où sont apparus les scandales de la corruption au sein de la plus grande entreprise du pays) les conduisent à arbitrer de façon de plus en plus exclusive de la plèbe. Jusqu’à ce que cette dernière, un instant leurrée par les « déclarations constituantes inclusives », ne refasse sécession pour réapparaître quand « l’inacceptable » est atteint. À moins qu’il ne s’agisse plus simplement, de la part des États, d’un achat différé, selon une procédure de rente viagère, en attendant l’extinction complète des « minorités indigènes ».
La question généralement se règle par la rétrocession d’une partie de la rente pétrolière à certains secteurs de la plèbe, qui deviennent des « clients ». La plèbe est alors redevenue romaine. C’est ce qu’espère le Premier ministre conservateur australien qui – exaspéré par le refus de tribus aborigènes d’accepter, contre dédommagements financiers, l’exploitation de ressources naturelles (charbon, or, uranium) par des grands groupes multinationaux – a annoncé des coupes budgétaires dans les programmes de soutien des peuples premiers dans les réserves, parce que « le gouvernement n’avait pas à subventionner des modes de vie particulier » !!
Dans un deuxième cas, c’est une autre forme de rente qui apparaît : la multitude, agrégation dans la rue des différentes composantes des classes prolétaires, ouvrières, employées et créatives, jugeant « inacceptables » les priorités adoptées, à l’intérieur d’un État à l’âge de la société de la connaissance – ces priorités étant, en général, la poursuite de l’industrialisation à marche forcée, les grandes infrastructures, un modèle orienté vers l’exportation de l’agro-industrie et un sous-investissement dans le buen conocer y el buen vivir de la population. L’incapacitation (au lieu de l’encapacitation) de la multitude s’opère par la transformation de ce débat en jeux pour la plèbe (un mixte subtil de vieilles classes aristocratiques, de classes populaires, de réseaux de media) dont l’organisation de la Copa de football a fourni un saisissant exemple au Brésil. Comme si le modèle dernier cri de gouvernement et de contrôle de la multitude consistait à lui présenter le miroir de la plèbe, combiné à celui des experts économiques en politique de développement.
La dépense publique ou privée se trouve ainsi utilisée aussi bien pour transformer la plèbe en instrument de contrôle des multitudes que pour transformer la multitude et les classes laborieuses du capital industriel en auxiliaires dans la réduction des « réserves écologiques indigènes », et cela quelle que soit son origine (taxe sur les profits, les ménages, les entreprises). Cette dépense devient la rente, qui n’est pas une quantité d’argent qualifiée en fonction de sa provenance (sa place dans le processus de production) mais un foncteur qui neutralise les effets politiques que devraient produire tant la plèbe que la multitude, chacune de leur côté. La rente affecte la relation, le rapport de classe. Elle n’est pas un moyen de production matériel, mais un convertisseur qui subordonne les nouveaux rapports entre classes nouvelles aux rapports de production du vieux capitalisme industriel, débarrassé de leur partie vive, la classe ouvrière.
Paradoxalement, mais seulement en apparence si l’on a suivi l’analyse menée ici, le plus efficace mécanisme neutralisateur au service de cette neutralisation s’avère être le revenu universel. Les salaires versés deviennent la forme moderne de la rente, la rente capitaliste étant un moyen de gouverner multitude et plèbe. Un revenu d’existence, qui prend la forme d’une rente (revenu et rente), permet l’alliance des anciens communs et des nouveaux communs, de la plèbe et des multitudes, répondant à la nouvelle question que posaient les opéraïstes italiens quand ils discutaient de la composition de classe. La description du circuit de la rente ainsi définie doit donc être étendue non seulement en amont mais aussi en aval.
La corruption, mode de gouvernance endémique
C’est ici que nous rencontrons un symptôme de la montée en puissance de la transformation des sociétés dominées largement par des arbitrages clairs entre intérêts de classes sociales différenciées par un jeu sophistiqué de checks and balances, en sociétés impériales. Où une structure de pouvoir qui se définit par la persistance dans son être, le pouvoir, entendu comme la faculté de faire faire quelque chose à d’autres agents (Michel Foucault), règle la question de son autorité et de sa légitimité en rendant très opaques la distribution d’un revenu, voire l’extraction de profits en rente. Ceci conduit à examiner de plus près le phénomène qui a pris une importance croissante : celui de la corruption associée à la criminalité.
Selon la Banque mondiale, 5 % du PIB mondial serait porté par la corruption, soit 2 600 milliards de dollars US. Le coût de la corruption dans l’Union européenne est évalué par la Commission à 120 milliards d’euros par an, soit 1 % du PIB de l’Union. Selon les Nations Unies, 3,6 % du PIB mondial est lié aux activités illégales et 2,7 % du PIB mondial aux flux de capitaux issus du blanchiment d’argent, en 2013. De la Chine au Brésil, de la Russie au Kazakstan, des pays africains à ceux du Moyen Orient, de l’Espagne à la Grèce, à tous les niveaux des États, des entreprises multinationales, des micro-comportements des ménages, la corruption active ou passive s’avère un phénomène constant, voire en développement. Sans que l’on sache si cette croissance est due à l’inclusion progressive dans les marchés de toute opération concernant désormais non seulement la production matérielle, mais aussi la propriété intellectuelle codifiée et des actifs immatériels sans prix, aux deux sens de l’expression. Ou bien s’il s’agit d’une maladie spécifique de la gouvernance de la mondialisation, donc de la contrepartie de l’ouverture internationale de l’adjudication des marchés réclamée avec insistance par l’OMC, l’OMPI ou les accords multilatéraux de libre-échange. La corruption est également devenue, du même coup, le bouc émissaire commode à qui imputer une bonne partie de la stagnation économique, mais également le discrédit général dont souffrent les classes politiques au pouvoir, quelles qu’elles soient, après qu’elles ont montré leur impuissance à mettre en œuvre des solutions efficaces aux problèmes de l’emploi, de la croissance ou des inégalités.
Qu’il fasse tomber les gouvernements (plutôt rarement, et dans de vieilles démocraties), ou qu’il persiste et signe avec une impunité parfois ahurissante, le phénomène de la corruption alimente tant les médias à grand tirage que les recommandations des organismes internationaux, et jusqu’aux classements des agences de notation. Les estimations de son impact global sont très variées, selon qu’on s’en tient aux sommes brutes détournées, à une estimation nette obtenue par la soustraction entre les coûts normaux et le coût effectivement payé. Prudemment, la plupart des études économiques sont avares de chiffres pour ne pas trop s’exposer. Toutefois les limites de ces deux exercices sont très discutables.
Dans le cas d’un bilan de la corruption nette, on nage en pleine hypothèse, car nombre de transactions n’auraient tout simplement pas lieu, ou leur coût effectif supposé en l’absence de corruption monterait. Le raisonnement en coût d’opportunité, toutes choses égales par ailleurs, montre ici toute sa faiblesse. Quant à l’estimation des sommes détournées, en laissant de côté les sommes globales des opérations sur lesquelles se sont greffés les détournements ou les prélèvements illégaux, elles souffrent aussi de gros défauts. Selon le dénominateur largement fluctuant, le chiffre absolu de la corruption s’apparente au « tarif » courant de la commission d’un intermédiaire financier (de 1 à 10 %), en particulier dans les opérations de blanchiment d’argent sale ou de dissimulation fiscale. Ou bien à un pur et simple racket quand 30 %, voire plus de 50 %, des flux financiers sont affectés et changent de main.
Les études théoriques des économistes sont plutôt décevantes : elles s’attachent à rechercher un modèle de description des comportements (celui du principal/agent/client est le plus courant) car il nous semble qu’elles ne prennent pas en compte les causes de la corruption – et par là même se contentent de suggérer des stratégies de petits pas, et non pas de s’attaquer aux racines mêmes de la corruption. Sans vouloir ici développer un cadre théorique alternatif, nous terminerons en soulignant deux points : 1) le caractère fractal de la corruption qui explique sa réplication à tous les niveaux ainsi que son extraordinaire résilience ; 2) le lien à établir à notre sens entre l’existence ou pas d’une corruption endémique, non marginale, et, d’autre part, l’existence ou non d’un système de protection sociale et d’un État-providence.
Le fractal de la corruption
L’analyse néoclassique de la corruption, comme ses analyses structurelles, mettent au cœur des modèles de comportement qu’elles ont développés l’appât du gain de l’individu ou bien la rapacité (greed) de classes sociales dominantes. Néanmoins, on ne voit pas comment ces deux cas peuvent rendre compte de la spécificité de la corruption par rapport au modèle de comportement normal (l’individu maximisant son utilité) ou à la quête de profit maximal de la part des riches et des employeurs. Cette analyse esquive aussi la spécificité de la corruption actuelle, par rapport à celles qui se sont succédé historiquement.
L’hypothèse que l’on peut faire à notre avis est que la corruption est une forme de réduction du risque affectant n’importe quelle transaction ; elle distribue une prime de réalisation de la transaction et de réduction du risque encouru par l’un des partenaires en cas de défaut possible ou prévisible. Son caractère illégal lie plus fortement les deux partenaires (l’actif et le passif) par le partage d’un risque nouveau éventuel, et plus ou moins fort, encouru cette fois-ci par les deux devant la justice. Qu’il s’agisse de l’attribution d’un marché, de l’obtention d’un emploi, ou d’un bene neglect émanant d’un fonctionnaire de police pour un petit commerçant n’ayant pas le Hukou (le titre de séjour) en Chine ou émanant des autorités pour une application souple de la réglementation environnementale, le fractal de la corruption apparaît comme un programme de réduction des défauts. Le défaut de paiement financier a généré également la fabrication de produits dérivés, qui se présentent comme une optimisation du rendement financier, mais qui sont en fait une minimisation du risque par une titrisation des emprunts qui diluent la possibilité d’occurrence sur un très grand nombre d’acteurs devenant co-impliqués, coresponsables.
La corruption comme système de gouvernement du risque engendre ainsi de véritables fractals ou poupées gigognes : en Chine, qui est loin d’être le seul pays qui obéit à ce schéma, au niveau le plus haut du gouvernement depuis la mort de Mao, les luttes de pouvoir et les arbitrages entre factions s’opèrent grâce au lubrifiant de la corruption. Entre la direction du Parti et les 10 millions de cadres du Parti qui constituent l’appareil d’État, la corruption (entendons les privilèges plus encore que les avantages en argent) réduit les risques d’infidélité et d’affrontements violents. Les rapports entre les 10 millions de cadres du Parti et les 100 millions de membres du Parti sont également facilités par diverses formes d’avantages consentis (en particulier les adjudications des marchés). Enfin, entre les 100 millions de communistes chinois et le 1,25 milliard de Chinois non-communistes, la réduction des différents risques, économiques, sociaux et pour finir politiques, est également au programme. Le modèle chinois est généralisable aux cas africains, même lorsque le caractère du Parti unique, le refus du pluralisme ne sont pas explicitement revendiqués face au modèle occidental censé être universel.
L’exigence de montée en gamme des produits industriels pour les pays qui sont devenus des « ateliers du monde » ou visent à le devenir, face à la concurrence internationale, se heurte alors à ces fractals de corruption : la corruption redistribue du revenu et permet de payer un nombre consistant d’agents – consistant veut dire que le phénomène touche une fraction de la population suffisante pour que cette dernière assume un rôle d’encadrement de la contestation éventuelle. Mais si les augmentations de salaire par amélioration de la productivité ne sont pas plus élevées que ce qui est déjà redistribué effectivement mais sous le manteau, l’incitation à passer à un système productif plus efficace (plus intensif aussi) est faible.
Voici pourquoi la grande campagne anticorruption du Président Xi JinPing ne tient pas seulement de la purge supposée régénératrice du Parti communiste, face à la survenue de difficultés économiques et sociales, ni non plus du traditionnel affrontement de tendances opposées pour l’exercice du pouvoir. Il y est aussi question de la politique industrielle d’augmentation de la productivité. La corruption fractalisée et ordonnée en tables gigognes étroitement emboîtées est une mesure classique de réduction du risque politique majeur qui est la perte du « mandat du ciel ». Mais le risque de perte de position de leadership dans la course à l’atelier du monde suppose lui un abandon partiel de cette forme de cloisonnement partiel du marché chinois avec le marché mondial. Plus de montée en gamme réclame moins de corruption. Comme le système de cette dernière est un fractal, les obstacles à sa réduction sont extrêmement tenaces. On peut étendre ce raisonnement au populisme.
Corruption ou distribution du revenu ?
Dans le palmarès des pays les moins « corrompus », les pays scandinaves obtiennent la palme haut la main, tandis que, dans des pays qui se revendiquent de la République « irréprochable », les résultats sont bien loin derrière. Dans la littérature que nous avons dépouillée, cette considération est passée sous silence, ou bien vite oubliée quand elle a été fugacement évoquée. Renvoyer au niveau de développement économique ne sert à rien car entre pays avancés, il existe de forts écarts d’indices de corruption. Supposons maintenant que nous acceptions l’hypothèse faite plus haut, selon laquelle le point central de la corruption est qu’elle est d’autant plus forte que le niveau de risque en matière d’emploi, de stabilité du revenu, de mobilité sociale ascendante et de trouble politique est important – et nous trouverons que le seul stabilisateur alternatif au fractal de la corruption, face au risque sociétal, social, économique et politique, est l’État-providence.
On devrait vérifier les relations suivantes : la corruption a tendance à croître avec la montée du risque, sauf si ce risque est diminué par l’instauration d’un État-providence dans ses différentes articulations. Les pays où l’État-providence est attaqué et affaibli voient monter l’importance du fractal de la corruption, qui devient un ersatz partiel de la redistribution des revenus. Ce mécanisme participe de la transformation – y compris dans les pays développés ou en voie de développement rapide, comme les BRICS – des classes sociales en multitudes ou carrément en plèbe clientèle. Et c’est probablement le terreau sur lequel lève l’herbe vénéneuse des nouvelles formes de populismes.
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