West venait tout juste de terminer sa rotation quand elle entendit le son de l’alarme. Elle traversa le hall en marchant avec sa canne, elle pouvait voir le clignotement des lumières oranges signalant une nouvelle Arrivée dans le sas. Cela faisait presque cinquante ans que West avait commencé à travailler au Sas mais chaque fois qu’elle entendait l’alarme, son cœur se mettait toujours à battre plus vite. Ses pas s’accélérèrent et elle entra précipitamment dans la salle d’accueil. Décomptant les secondes, elle posa sa canne contre l’armoire derrière elle et attendit que la petite lumière à côté de l’ouverture du sas d’arrivée passe du rouge au vert.

Après quelques minutes, la lumière changea de couleur et West attrapa fermement la poignée de la large porte qu’elle tourna d’un geste rapide, avant de la relâcher et de la faire glisser vers le haut. À l’intérieur, elle pouvait voir la grande nacelle ovale juste de l’autre côté de la porte. Doucement, elle déverrouilla le dessous du sas avant de le tirer et de le faire glisser à nouveau pour que la nacelle lui arrive à hauteur de hanches. Après l’avoir sécurisée, elle récupéra une clef sur le mur et l’inséra dans le trou sur le dessus de la nacelle. Puis elle reposa la clef à son emplacement alors qu’un cercle de lumière se formait autour du trou de la serrure. Quelques instants plus tard, le haut de la nacelle s’ouvrit, révélant son contenu.

West tendit le bras pour attraper un épais cocon de couvertures blanches dont ne dépassait que le minuscule visage d’un bébé endormi. West sourit au nourrisson, dégageant doucement les couvertures pour lui caresser les joues. West poussa un soupir de soulagement. Cellui-ci avait survécu au voyage depuis la Terre. Iel était encore vivanz et respirait paisiblement. Elle læ serra fort contre elle, lui offrant un léger bercement.

Une nouvelle Arrivée. La porte s’ouvrit derrière elle et West se tourna pour voir Seva l’accueillir avec un sourire.

« Une nouvelle ?, demanda Seva.

− Tout juste arrivée. » West ouvrit ses bras pour que Seva puisse voir le bébé. Seva se pencha doucement sur le visage endormi et soupira.

« Tiens, offrit West. Prends donc la petite créature. Je vais nettoyer ici. Je m’apprêtais à partir de toute façon. » Elle passa le bébé à Seva et lui ouvrit la porte. En se retournant pour commencer le nettoyage, elle entendit Seva chanter doucement pour le nourrisson tout en descendant le hall, sa petite voix résonnant jusqu’à la porte qui se fermait derrière elle. West se sourit à elle-même. Seva avait un tel point faible dans son cœur pour les nouvelles Arrivées.

West commença à regrouper les couvertures supplémentaires qui étaient tombées sur le sol. Se penchant sur sa canne, elle les tira avant de remarquer une enveloppe qui dépassait d’entre les draps. Elle se raidit, la respiration coincée dans sa poitrine. Posant les couvertures, elle ramassa l’enveloppe, une inquiétude sur son visage. Iels n’avaient jamais, de tout leur temps sur place, reçu de communication dans aucune des nacelles.

Elle examina l’enveloppe avec attention, la retournant dans ses mains. Elle venait de la Terre. Elle était adressée au Général. Après avoir jeté un regard à la porte fermée, West ouvrit rapidement l’enveloppe, en sortit une lettre qu’elle lut, puis relut.

« Non ce n’est pas possible », soupira-t-elle. Ses pensées fusaient. Elle glissa la lettre dans sa poche et finit rapidement de nettoyer.

Ona passa ses mains sous l’eau tiède du robinet, s’efforçant d’en nettoyer la saleté. Ses bras et ses mains étaient endolories d’avoir travaillé au jardin toute la journée, et elle savait que les choses n’allaient qu’empirer au cours de la nuit. Al Dwhin ramenait encore la récolte du jour, des seaux de légumes pour la semaine. Prolt n’était pas loin derrière lui, traînant un petit chariot rempli d’outils derrière sa chaise. Al Dwhin grogna tout en se penchant pour détacher le chariot de sa grande main.

« Tu as besoin de quelque chose pour la douleur ? », demanda Ona, tout en s’essuyant les mains sur une serviette à côté d’elle.

« Non, ça ira. Je prendrai un bain plus tard. Je te jure, mes muscles ne sont plus ce qu’ils étaient. » Al Dwhin étira son grand corps et se frotta le bas du dos avec sa grande main, tout en se grattant le front de son petit bras.

Ona trempa un tissu dans de l’eau chaude et l’apporta à Prolt, l’aidant à nettoyer la terre de ses mains et de ses bras. Ona chercha les endroits où la terre s’était mélangée à sa salive pour durcir et former une croûte. Quand il est fini, elle pencha son regard sur lui avant de lui demander : « Genou et hanche ? »

Il acquiesça et sourit : « Genoux et hanches ». Ona se pencha et ajusta son genoux en le remontant et en le poussant sur la gauche.

« Mieux ?, demanda-t-elle.

− Mieux, beaucoup mieux, répondit-il, soulagé.

− Tu sais, tu aurais pu me le dire plus tôt, quand on était au jardin et j’aurais pu le faire là-bas, lui rappela-t-elle pour la millionième fois.

− Ouais, mais j’avais pas envie de te faire te lever avec ta nouvelle méthode. En plus, t’aurais mis de la terre sur mon genou avec tes mains pleines de boue. » Prolt la regarda avec un regard aiguisé et un demi-sourire. Il se mit à rire, rattrapant un peu de sa salive avec son poignet. Ona lui sourit, secouant la tête, sachant qu’il avait probablement mal depuis la dernière heure, mais qu’il n’avait rien dit.

« Ha ha, dit-elle, en donnant un léger coup de coude dans son épaule. Il rigola.

− Alors, ça a mieux marché aujourd’hui ?, demanda Al Dwhin depuis l’évier où il était en train de finir. Moins de douleur ?

− Un peu, répondit Ona. Je n’ai plus mal aux jambes, mais c’est trop dur de me relever avec mes bras toute la journée. Peut-être que je pourrais demander à Wild de me construire une sorte de petit banc ou quelque chose dans le genre. Quelque chose de proche de ce qu’elle a fait pour Rex.

− Hmm hmm, demandons-lui ce soir au dîner, je pense qu’elle pourrait t’en faire un d’ici à demain après-midi. » Al Dhwin releva ses sourcils, d’un air entendu en regardant Ona et Prolt. « Si elle est de bonne humeur. »

Ona rigola doucement et secoua la tête. « À ce rythme là, je peux toujours attendre. »

D’une main experte, Prolt recula son fauteuil en direction du wagon en métal rempli de nourriture et de quelques fleurs. Al Dwhin attacha les paniers et les cageots remplis pour qu’ils ne bennent pas au cours du voyage retour pendant qu’Ona connectait le wagon à l’attelage au dos du fauteuil de Prolt. Une fois cela terminé, elle se transféra doucement dans le petit espace qu’elle s’était ménagée dans le wagon. Elle se pencha et tint le panier de fleurs sur ses genoux pendant que Prolt sortait du hangar, avec Al Dwhin qui marchait au devant pour ouvrir la large porte de la biosphère.

Rex était assise immobile, ses yeux fixés sur la lettre après l’avoir lu. West la regardait, attendant patiemment. Rex avait l’impression que la terre s’était effondrée sous ses pieds.

« Est-ce que tu as montré ça à quelqu’un·e d’autre ? » Les mains calleuses de Rex refermèrent délicatement le morceau de papier le long de ses plis pour le poser entre elles sur la table.

« Non, je suis directement venue ici, Seva était avec moi, mais elle n’a rien vu. Elle est toujours au centre de réception. Est-ce que tu crois que c’est vrai ? Est ce que tu crois qu’iels arrivent ?

− C’est vrai. C’était avec une Arrivée. Ça ne peut être rien d’autre. » Rex passa ses mains dans ses cheveux et pris un instant pour réfléchir. « Ça dit que l’information a été envoyée par le système, je me demande depuis quand.

− Il n’y a aucun moyen de savoir. Holdan a détruit le système peu de temps après que le dernier d’entre elleux est mort. Il n’est pas possible de le réparer ou de le récupérer. Il s’en est assuré.

− Bon sang, Holdan, soupira Rex. Est-ce qu’on peut demander à l’un·e des Arrivé·es de travailler dessus et de le réparer ? Peut-être qu’iels pourraient aussi découvrir si d’autres messages ont été envoyés. »

West s’arrêta. « Je peux leur demander, mais qu’est-ce qu’on va leur dire ? Est-ce qu’iels ne vont pas poser des questions ? On ne peut pas leur dire la vérité.

− Je ne sais pas. On peut leur dire tout ce qu’on a besoin de leur dire. On a juste besoin que ce soit fait. C’est la seule façon d’en savoir plus sur cette lettre. S’il y a des messages dans le système, nous avons besoin de savoir ce qu’ils disent. »

West opina de la tête et marqua une pause. « Mais pourquoi est-ce qu’iels viendraient ici ? Pourquoi maintenant après tout ce temps ? Qu’est-ce qu’iels pourraient bien nous vouloir. »

Rex baissa les yeux, secoua la tête et se mit à parler doucement, presque comme si elle se parlait à elle-même. « Je ne sais pas. Vraiment je ne sais pas. Une fois qu’on a commencé à recevoir les Arrivées, j’étais sûre que c’était la fin. Mais peut-être que ça n’était que le début. »

West était silencieuse. Quand elle se mit à parler, ses mots étaient presque un murmure.

« Iels pensent que nous sommes mort·es, ou pire. Ce message était clairement destiné au Général. Iels n’ont aucune idée que nous sommes en vie et que le reste d’entre elleux ont disparu. Quand iels vont découvrir ce qu’il s’est passé, dit-elle en se penchant en avant, iels vont nous tuer. »

− On ne peut pas penser à ça maintenant. On ne sait pas s’iels vont venir, mais nous devons nous y préparer et notre seul espoir est d’essayer de retrouver les messages qu’iels ont envoyés à travers le système. Il doit y avoir un moyen. »

West releva la tête, essayant de se sortir du tourbillon de pensées qui s’agitaient dans son esprit. Après une profonde expiration, elle dit : « Ok, je peux demander demain. »

« Bien. Et pour le moment, on ne dit rien à personne. »

West acquiesça. En s’appuyant sur sa canne, West se leva de sa chaise et s’éloigna en boitant. À la porte, elle s’arrêta et tourna sa tête en direction de Rex.

« Quand nous déciderons de le dire aux autres, il faut que ce soit toi qui le dises à Wild. » West marqua une pause, puis s’en alla.

Poussant un long soupir dans la semi-obscurité, Rex, maintenant seule, murmura dans un souffle : « Je sais. »

« Au début, c’était censé être une punition, commença doucement Rex. C’était la meilleure solution à laquelle les Parfait·es étaient arrivé·es : envoyer les estropié·es ailleurs. Iels ne supportaient pas de nous regarder, mais iels ne pouvaient pas continuer à nous tuer. Les ImParfait·es, on nous appelait, les IP, dit-elle sans terminer sa phrase, fixant le feu, sans bouger, respirant doucement. Je ne sais pas, ça devait être quelque chose dans leur âme. Appelez ça culpabilité, instinct, morale. En tous cas, iels ne pouvaient plus. Croyez-moi, iels ont essayé. Iels nous ont presque toustes tuées. Mais quelque chose clochait. Je crois que ce sont les enfants qui ont finalement brisé quelque chose. Iels ne pouvaient pas tuer les leurs, mais iels ne pouvaient pas les garder ni les élever non plus. Et donc iels en sont arrivé·es à ça, dit-elle en faisant un geste de son bras. Iels nous envoyé·es ici pour mourir.

− C’était pas les gosses, c’était Jay Lu, interjeta brusquement Wild depuis sa chaise. Sans lui, on serait toustes mort·es, comme ça devrait être le cas. C’est son père qui a tout arrêté.
Ces gars-là auraient continué de nous tirer dessus, et de nous injecter, et de nous traîner jusqu’aux Champs pour que les oiseaux en finissent avec nous si son gamin s’était pas pointé. J’attendais mon tour et il a fallu que ce satané bébé s’éjecte de sa mère comme une foutue alarme.

− Wild, dit Al Dwhin, la voix pleine de désapprobation et les sourcils froncés.

− Quoi ?, lança Wild à Al Dwhin avec un regard de défiance. J’étais prête. On était toustes prêtes. On était toustes prêtes et d’attaque, bon dieu. S’il n’avait pas été là, ça se serait terminé comme prévu, et on n’aurait jamais fini ici, dans ce bordel, sur le point de tout perdre, tout ce pour quoi on a travaillé si dur. On sait toustes que c’est à cause de Jay Lu et de son papa haut-placé. »

Wild fit une pause en secouant sa tête et en fronçant les sourcils. « Jean n’aurait pas dû être là… » elle s’interrompit, se recroquevillant sur elle-même. Un ange passa.

Ona se retourna vers Rex.

Rex fixait le feu des yeux. Cela faisait longtemps qu’elle, et personne d’autre en fait, n’avait entendu Wild parler de Jean. C’était comme être projetée dans le passé. Tout d’un coup, comme si c’était hier, Rex pouvait voir Jean enlacer Wild, le sourire aux lèvres, les yeux plongés dans les yeux l’une de l’autre. Elle pouvait voir Jean passionnément penchée sur la table du dîner jusque tard dans la nuit à imaginer des stratégies, à faire des plans, armée de marqueurs et de crayons. Elle pouvait encore entendre Jean crier refusant de quitter le reste des I. P., résistant avec défiance aux soldats qui l’entouraient, le regard de Wild fixé sur elle, la suppliant de partir. L’air était rempli de fumée et de cris, tandis que des milliers de soldats entassaient les I. P. dans des camions pour les transporter dans des camps où iels seraient brûlé·es, torturé·es, tué·es. Personne n’en savait rien à l’époque, mais tout le monde savait bien qu’iels ne reviendraient pas.

Jean était parmi la centaine de ParfaitEs qui n’avaient pas fui. Il y avait des milliers de ParfaitEs qui, cette nuit-là, s’étaient enfuiEs quand les camions étaient arrivés, mais pas Jean. Elle était restée et avait été emportée dans les camps avec Wild et les autres. Tabassée et violée comme tout le monde, elle endura les camps pendant les trois semaines où iels y furent parquéEs. Elle fut fusillée et emportée dans les Champs quelques minutes avant que l’ordre ne soit donné de cesser les exécutions.

Wild était prête à mourir ce jour-là, elle aussi, mais cela n’arriva pas. Elle leur cria de la tuer, elle aussi, tout le jour durant et jusqu’aux nuits qui s’écoulèrent dans l’angoisse de l’attente de ce qui allait leur arriver. Jusqu’au dernier instant où on la transborda dans la fusée en direction de Hollow, Wild essaya de mourir.

Les ordres avaient été rapides et fermes. Ils venaient directement du chef du Nouveau Régime. Toustes les personnes internéEs dans les camps devaient être expédiéEs sur Hollow. Deux-cent soldats devaient les accompagner. Personne ne savait pourquoi.

Rex n’avait entendu parler de Hollow que comme d’une expérimentation, une nouvelle planète qu’ils essayaient de rendre habitable. Il y avait des discussions au sein du régime pour savoir s’ils allaient envoyer les criminels pour les isoler et les y laisser mourir, mais tout le monde savait que le régime avait bien trop besoin du travail gratuit dans les prisons pour déporter ses criminelLEs.

À cette époque, aucun I. P. ne savait ce qui allait se passer. Allaient-iels être déchargé·es et tué·es là-bas ? Allaient-iels être torturé·es ? Servir de cobayes ? Ou simplement être abandonné·es à la famine et à la mort ?

Ces six-là, dans la pièce, avaient organisé le mouvement ensemble pendant des années. Iels avaient été à la tête des I. P avant d’être emporté·es dans les camps. Et leurs liens étaient restés forts à mesure que de nombreuses autres I. P sur Hollow se tournaient vers elleux pour leurs conseils. Iels s’étaient toustes rencontré·es dans la luttes pour libérer les I. P d’institutions violentes, pour les amener à joindre les mouvements de masses en cours. Iels avaient développé des stratégies et des plans pour leur communautés, offert des abris et des soutiens à plus d’I. P qu’iels n’auraient pu compter, qui avait été abandonné·es et chassé·es par les Parfait·es. Nombreuses avaient été les pertes dans leur groupe, des coups durs au moral, mais iels savaient qu’il fallait continuer. Iels le devaient bien à leurs camarades disparu·es, iels se le devaient bien les un·es aux autres : continuer d’avancer vers le monde qu’iels croyaient possible.

La voix de Ona stoppa les pensées de Rex. « Qui est Jay Lu ? », demanda-t-elle.

West l’interrompit bruyamment. « Bon, il est temps d’aller au lit, il se fait tard et on a une grosse journée demain. Allez, allez », les pressa-t-elle, donnant un petit coup de coude à l’épaule d’Ona. Ona souffla et se leva doucement, balançant son poids d’un côté et de l’autre jusqu’à trouver l’équilibre sur ses pieds.

« Vous aussi », ordonna West aux nouvelles Arrivées qui avaient écouté discrètement.

Les Arrivées dirent bonne nuit à la cantonade et partirent. West les suivit jusqu’à la porte et la ferma derrière elleux, pivotant rapidement sur sa canne.

« Qu’est ce que vous êtes en train de faire ?, demanda-t-elle. À tout leur dire ? Leur raconter maintenant, ça ne fera que rendre le départ plus difficile.

− Qu’est ce que tu veux dire ? Iels ont demandé, iels ont le droit de savoir. Iels ont besoin de savoir, répondit Prolt.

− C’est vrai, repartit Al Dwhin. Après tout, c’est iels qui sont venu·es à nous. Iels sont assez grand·es pour tout entendre. C’est de là qu’iels viennent. Et puis, on ne sait pas ce qu’il va se passer. Si ça se trouve, on ne sera plus là pour très longtemps. »

West se montra ferme. « La lettre disait qu’on avait 6 mois. Ca nous laisse beaucoup de temps pour… »

Rex l’interrompit : « On ne sait pas si c’est vrai. Les Parfait·es peuvent changer d’avis à tout moment et faire ce qu’iels veulent, comme c’est déjà arrivé. Et on ne serait pas capables de les arrêter. Merde, on ne sait même pas où on est. On n’a plus le temps. Il faut bouger vite, et ça inclut de préparer les Arrivées. On a besoin d’ielles. On n’est plus aussi jeunes qu’on l’était et on ne pourra pas tout faire à nous seul·es. »

West s’adoucit et, la mine défaite, regarda Rex puis Al Dwhin, puis Prolt. « Mais iels sont si jeunes, je… je n’ai pas envie qu’il leur arrive du mal, » dit-elle en s’affalant sur une chaise proche, laissant sa canne tomber au sol.

« Iels ne savent pas comment c’était. Alors comment leur dire ? Et même si nous leur disons, comment leur faire comprendre ? Comment est-ce que tu enseignes une histoire de haine au nom de l’amour ? Comment est-ce qu’on les prévient de la sorte de monstres à laquelle iels vont devoir faire face ? Comment est-ce qu’on leur parle des camps ? Est-ce qu’on leur dit tout ? Comment Jean criait dans la cellule d’à côté ? Comment Ashlin a supplié pour sa vie alors que les oiseaux dévoraient sa chair ? La manière dont on nous jetait, comment on nous empilait, mort·es, les un·es sur les autres dans les Champs. Comme si on était des ordures, des déchets humains. Parfois, j’entends encore le cri de ces foutus corbeaux, ça me hante. » West laissa tomber sa tête, son visage enfoui dans les ténèbres.

La pièce était lourde de son silence, enlisée dans les souvenirs d’un autre monde.

Al Dwhin fut le premier à traverser doucement le cercle pour venir s’agenouiller auprès de West. Il laissa son grand corps tomber sur le sol. « Je sais », dit-il d’une voix douce et d’un air entendu, rempli du poids de leur passé. Il bougea doucement son petit bras en dessous du sien et elle le caressa tout en s’effondrant sur lui.

« On doit leur dire, dit Prolt tout en baissant la voix et pendant que ses roues s’approchaient d’elle. On doit tout leur dire, même si c’est difficile. C’est la seule façon dont on peut sauver Southing, si cette lettre est vraie.

− Mais, où irons-nous ? On n’a encore rien trouvé. Et l’idée de devoir tout devoir recommencer… » West laissa sa phrase en suspens.

Wild éleva sa voix rauque. « Il faut qu’on aille au bord du ciel rouge pour chercher Oldan, Nuroh, Elda et les autres I. P. C’est notre seul espoir. Si on arrive à les trouver, on pourra peut-être revenir et se battre.

− Partir ? Tu peux pas être sérieuse. » Prolt posa un regard incrédule sur Wild. « Southing, c’est notre maison. Nous avons construit ce qu’elle est aujourd’hui. Nous l’avons transformée et nous y avons mis notre cœur, dans cette cité. On ne peut pas juste l’abandonner. On doit rester et se battre pour elle. Et qu’est-ce qu’on fait des autres I. P. ? On leur dit qu’ielles doivent partir ielles aussi ? » Prolt renifla, secouant sa tête avant de continuer. « Et puis, Holdan est parti il y a des années. Je pensais qu’on en avait fini avec lui. Même s’il est vivant, il ne mérite qu’on le retrouve. Et si l’équipe de Nuroh et d’Elda l’avait trouvé, lui ou n’importe laequel·le des I. P. qui l’aurait suivi, iel serait revenu·e pour nous en informer. On ne sait même pas ce qu’il y a au-delà du ciel rouge. Il n’y a peut-être même plus de végétation. Comment va-t-on survivre sans les biosphères ? Tu vas conduire toute une cité d’estropié·es à travers une planète inconnue ? Y’a pas moyen. Je ne vais pas abandonner ma maison à ses bâtards. »

Wild s’était rapproché du cercle et se tenait ferme. « On peut envoyer une équipe en éclaireuse. On n’a pas besoin de toustes partir. Certain·es d’entre nous peuvent rester ici et monter la garde de Southing. Les Arrivées sont plus fort·es et plus jeunes, bien plus mobiles que la plupart d’entre nous. Iels peuvent partir en reconnaissance et revenir. On a déjà eu à faire aux soldats, on peut encore les affronter.

− Se séparer ?, dit West en secouant la tête. C’est la mort assurée. On ne peut pas se séparer. La seule manière pour nous de survivre, c’est de rester ensemble. Les Arrivées sont trop jeunes pour sortir seul·es sans eau ni nourriture.

− Bien sûr qu’on leur donnerait de la nourriture et de l’eau pour voyager. Ielles seraient préparéEs, se défendit âprement Wild.

− Nuroh, Elda, et toustes les autres sont partiEs il y a cinq ans. Qu’est ce qui nous garantie que les Arrivées seront capables de revenir en quelques mois ?, répliqua Prolt.

− Et nous ? Qu’est ce que tu veux dire, nous ? On n’a encore rien décidé. » West se tourna vers Rex, attendant sa réponse.

« Personne n’a encore décidé », répondit Rex, levant les mains, regardant directement Wild, qui était assise d’un air de défiance dans son fauteuil. « Mais je n’ai encore entendu aucune autre suggestion jusqu’ici. »

Tout le monde savait qu’elle avait raison. Personne ne savait quoi faire, et même si l’idée de Wild était extrême, c’était la seule option viable qu’iels avaient entendue. Iels se souvenaient toustes des massacres et des camps. Iels se souvenaient toustes de Hollow avant Southing. Personne ne voulait revivre ça, mais l’imminence palpable de ce futur était quelque chose que personne ne voulait admettre, encore moins regarder en face. Rex avait raison, personne ne savait combien de temps iels avaient, et si les soldats venaient avant qu’iels soient prêtEs, ce serait trop tard.

Southing était devenue leur maison, après toutes les horreurs qu’ielles avaient traversées et dont personne n’avait osé espérer qu’elles finissent. Après que le premier lot de soldats avait été tué, iels s’étaient sentiEs enfin libéréEs du monde des ParfaitEs. Enfin capables de vivre à nouveau. Iels avaient transformé les stations dans lesquelles iels avaient été amenéEs en autant de lieux à habiter avec aisance et fierté. De quoi apaiser leurs souffrances et panser leurs blessures. Iels avaient construit de nouvelles adaptations pour leurs fauteuils, leurs ascenseurs, leurs cannes, leurs béquilles, leurs orthèses et leurs corps Imparfaits, sans penser un seul instant à ce qui avait été permis ou ce qui dépendait jusqu’alors des Parfaits. Iels avaient vécus leurs rêves et leurs idées les plus folles, créant poulies et toboggans, inventant de nouveaux instruments. Personne ne pouvait imaginer s’en aller.

Seva reposait doucement sur le canapé, emportée par le flot lent et régulier de sa tristesse. Son cœur était douloureux. Elle aimait Southing, et la pensée de partir était assez pour envisager de partir à la recherche de Holdan. Elle n’avait jamais eu de maison comme celle-ci, jamais vécu quelque part avec des gens qui l’aimaient. Elle pouvait encore se souvenir de son enfance passée dans des institutions après que ses parents l’y avaient abandonnée pour ne jamais revenir. Être baladée d’un endroit à un autre sans avoir son mot à dire, les passages à tabac, les punitions, les médicaments et les silences terrifiants. Elle avait toujours voulu tellement mieux pour les sienNEs − iels l’avaient toustes voulu − et maintenant, tout semblait sans espoir.

Elle était la benjamine de trois filles que ses parents Parfaits avaient eues, la seule ImParfaite de sa famille. Ses parents avaient essayé de l’élever pendant trois ans avant de finalement abandonner. Après ce qui lui avait semblé une vie entière à espérer leur visite, des jours assise à la fenêtre à attendre le moindre signe, à contrecœur, elle avait finalement abandonné. Ses parents ne reviendraient pas la chercher et elle ne les reverrait jamais.

Elle ne savait pas où sa famille était aujourd’hui et elle s’en moquait. Parfois, elle pensait à ses sœurs et se demandait ce que ses parents avaient bien pu leur dire quand elles étaient revenues de l’école, et avaient découvert qu’elle n’était plus là. Et les jours d’après, et les semaines, et les années − qu’est ce que leurs parents avaient bien pu leur dire ?

La première nuit où elle rencontra Al Dwhin et Rex, iels venaient de l’aider à s’échapper de l’institution. Cette nuit là, iels lui avaient demandé si elle avait une famille dans laquelle elle voudrait retourner. Sans hésitation, elle avait répondu non. Elle demanda à ce qu’iels l’emmènent là où iels allaient, peu importe où. Elle voulait les aider à libérer les autres I. P. Ainsi avait-elle rejoint leur révolution sans jamais regarder en arrière.

Travailler au centre d’accueil avait nourri en elle la part qui était morte assise au bord de la fenêtre. Accueillir les nouvelleaux I. P. à Southing était le genre de tendresse qu’elle n’avait jamais connue. Elle avait de l’empathie pour les nouvelles Arrivées qui voyageaient, tout bébés, depuis la Terre, venant de si loin, chargéEs de tant de questions. Elle savait ce que c’était que de vivre avec ce manque toujours au fond du cœur. Mais elle savait aussi que ce qu’ielles connaîtraient à Southing serait bien meilleur que ce qu’ielles auraient vécu sur Terre. Elle connaissait l’autre côté, et c’était impossible de le leur raconter.

ChèrEs IP,

Si vous lisez cette lettre, cest que vous avez survécu vous aussi et nous vous attendons. Dune manière ou dune autre, vous avez survécu au retour des soldats à Southing. Nous navons jamais voulu partir, mais nous navions pas le choix, nous ne pouvions pas rester ; nous devions partir si nous voulions avoir une chance de revenir. Southing était notre maison et un jour elle le sera à nouveau.

Il ny a plus de temps à perdre. Les soldats arrivent et jai peur que nous ne survivions pas à cette dernière bataille. Demain, nous partirons pour lautre face de Hollow, au bord du ciel rouge, dans lespoir de trouver dautres I. P., dans lespoir de survivre. Cest notre dernière tentative de sauver Southing et le monde que nous avons construit ici, un monde que les ParfaitEs veulent détruire.

Mon nom est Ona, et je vous écris depuis Southing. Je suis une Arrivée et jai vécu toute ma vie à Southing, du moment où, envoyée bébé depuis la Terre, jai atterri sur Hollow, jusquà demain où je partirai pour la première fois.

Jai été élevée par les Premières Arrivées, qui mont adoptée, éduquée et tout appris. Iels sont les architectes de Southing et de ce quil en est devenu. Iels faisaient toustes partie de la grande révolution sur Terre avant dêtre amenéEs sur Hollow comme une punition, un dernier recours.

Iels mont parlé de leur temps sur Terre et des jours glorieux de la révolution, quand iels pensaient avoir gagné et finalement pris le pouvoir avec le peuple, ParfaitEs et ImParfaitEs travaillant main dans la main pour la libération. Et le fauteuil de Wild qui roulait à côté des grandes enjambées de Jean, échappant aux soldats, prenant chaque virage, se faufilant dans chaque ruelle à lunisson lune avec lautre, bougeant avec le vent et la pluie plutôt que contre elleux. Et le retour de bâton, quand la révolution avait été brisée. Quand le Nouveau Régime avait pris place en moins dune semaine et envoyé de force les IPs dans des camps pour les y tuer un par un avant dexpulser les survivantEs ici.

Cette histoire, on ne vous la racontera jamais, mais je veux que vous sachiez comment les Premières Arrivées se sont établies à Hollow et ont fait de Southing un lieu qui a pu devenir notre maison. Libres, débarrasséEs des ParfaitEs et de la Terre. Je veux que vous connaissiez la magnificence, la grâce et la force des balancements et des glissades, des vrilles et des tours de Rex sur ses béquilles. Je veux que vous sentiez la tendresse du cœur de Seva, la détermination de West et la chaleur du sourire de Al Dwhin.

Notre histoire, voilà tout ce que nous avons et les ParfaitEs feront tout pour leffacer. Southing nétait pas censée exister ; et, elle doit survivre, nêtre jamais oubliée. Nous reviendrons ici un jour.

Si les ParfaitEs viennent et que tout est perdu, souvenez-vous de ces noms : Rex, Wild, Seva, Jay Lu, Prolt, Al Dwhin, Nuroh et West.

Suivez le bord du ciel rouge et partez à notre recherche. Nous garderons un œil sur lhorizon pour vous.

Nous nous retrouverons et construirons Southing à nouveau,

Ona

Traduit de l’anglais (Canada) par Emma Bigé & Harriet de Gouge
Originellement publié dans adrienne maree brown & Walidah Imarisha (dir.).
Octavia’s Brood.
Science Fiction Stories from Social Justice Movements,
Chico (CA), AK Press, 2015