79. Multitudes 79. Eté 2020
Majeure 79. Faire publics

Improbables publics
Quatre figures d’agentivité sonique

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Poussés par une urgence insurrectionnelle, certains gestes et certains actes s’accomplissent, qui instaurent un espace hétérogène de devenir social et d’intelligence, dont la faiblesse ou l’invisibilité, la fugacité ou l’étrangeté bouleversent ou éludent les structures établies, avec pour résultat de produire ce que j’envisage comme des publics improbables (unlikely publics)1. Les publics improbables planent de façon instable et ambiguë, prenant forme dans des espaces et des lieux quotidiens, souvent entre les communautés, les langues et les États-nations, pour former des possibilités de coalitions inédites. Ils puisent dans les ressources de l’intelligence collective, dans des compétences partagées, dans des traditions populaires et dans une connaissance énergique des sens. Ils construisent, à partir de matériaux pauvres et glanés, un espace mis à la disposition des un·es pour les autres – un abri collectif – en faisant collaborer une multiplicité de personnes, d’ami·es et de familles diverses. Ils passent continuellement d’une position d’agent à une autre, ne se fiant qu’à un art de la survie et du plaisir tactique. Ces publics improbables incarnent la force spéculative et dynamique de la (non-) citoyenneté anarchique d’aujourd’hui.

Comme les contre-publics subalternes, ces publics improbables peuvent battre en retraite, mais seulement pour chercher de nouveaux points d’entrée. Ils génèrent des formations publiques qui se situent au-delà ou en deçà de la lisibilité, produisant à la place un discours public indiscipliné – qui résiste aux « grands récits » de la revendication politique, pour leur préférer les « luttes vécues » du plus grand nombre. Ces publics sont constitués par des pratiques qui sont en négociation constante avec les paroles et les actions politiques traditionnelles, et ils ne peuvent donc que faire des gestes de loin en direction des procédures officielles – car ils sont fondamentalement résistants à la représentation (« Ils ne peuvent pas nous représenter !2 »). Souvent, comme sur la place Syntagma, ou dans le cas des mouvements de réfugiés à Berlin, ils recourent plutôt à des productions lyriques et à des festivités soudaines, à de la désobéissance civile et à des institutions alternatives, ainsi qu’au partage d’une parole collective composée de langues et d’accents mêlés.

En contournant la représentation, ils résistent également à la traduction. Si les publics improbables sont, fondamentalement, des publics faibles, ils nous apportent aussi des surprises – et c’est leur principal cadeau, leur caractère exemplaire. Par un art de la transgression, ils rappellent combien la vie publique est une affaire commune, façonnée par certaines personnes, à certains moments, en certains lieux, des personnes animées par la lutte et l’imagination, et par la joie de se découvrir les unes les autres.

En tant qu’ils forment des communautés de gens qui n’ont rien en commun3, les publics improbables construisent des communalités non seulement en fonction des urgences auxquelles ils sont confrontés, mais surtout à travers des pratiques et des travaux quotidiens. À cet égard, ils mènent nécessairement une politique de résistance en avançant ou en contournant les appareils de pouvoir. Ces publics improbables ne sortent pas toujours au grand jour, mais ils emportent la vie publique avec eux où qu’ils soient, la distribuant dans de petits échanges avec les voisins et les collègues, dans les conversations soutenues par les réseaux et par ces travaux créatifs qui façonnent souvent les principales joies de la vie en commun. En bref, les publics improbables sont constitués par celles et ceux qui ne peuvent pas attendre que les systèmes les rattrapent – ils sont au contraire ancrés dans l’épaisseur des relations, exprimant la vie en devenir.

L’invisible

Les questions de pratiques émancipatrices et de formations de nouveaux publics peuvent être examinées à travers un certain nombre de modalités ou de « figures ». Celles-ci sont activées ici comme des corps de connaissances ainsi que comme des constructions à partir desquelles suggérer des tactiques et des manières d’être politiques. Je vais esquisser brièvement dans ce qui suit les quatre figures de l’invisible, de l’entendu par-dessus l’épaule (the overheard), de l’itinérant et du faible. Basées sur des conditions ontologiques et matérielles particulières du son – ses qualités invisibles et temporelles, sa nature interruptive et éphémère – ces figures peuvent être mobilisées à travers un ensemble de récits historiques et de réflexions théoriques, assemblées ici pour suggérer différentes modalités d’action dans le monde. Ce sont des figures de dépossession ainsi que de force inattendue, s’alignant sur le caché et le déshérité, le résistant et le créatif. En tant que telles, elles sont comprises comme s’éloignant des constructions relevant de la domination politique, ce qui leur permet de redéfinir d’autres espaces d’intensité sociale et d’unité critique : des mouvements et des non-mouvements qui fonctionnent dans et autour des systèmes et des structures de contrôle.

Avec l’invisibilité, cela prend forme à travers les questions des disparus et de ce que j’appelle une éthique de l’au-delà du visage. La qualité invisible du son peut être mobilisée pour examiner comment l’invisibilité offre la base commune d’un ensemble de pratiques émancipatrices. Si les conceptions de la vie publique et de l’action politique sont souvent fondées sur le fait de rendre visible ce qui est caché ou interdit d’accès, quelles formations de la subjectivité et de l’encapacitation sociale pourraient prendre pour inspiration les disparu·es ou les caché·es ?

Pour répondre à cette question, je m’appuie sur la notion d’acousmatique, qui fait référence à un son dont on ne voit pas la source. (Cette notion est au cœur du domaine de la musique électroacoustique et des pratiques cinématographiques qui s’y rattachent). Dans de telles conditions, l’acousmatique est mise en valeur comme une puissante opération travaillant à perturber les relations entre le son et l’image, entre ce que nous voyons et ce que nous entendons. L’invisibilité du son peut reconditionner l’espace d’apparition en introduisant un élément fantasmatique (quelle est cette voix que j’entends ?), tout en fournissant un moyen ou un vocabulaire d’agentivité aidant à contourner la logique de la capture visuelle. […] L’invisibilité peut être mise en avant comme un moyen de déstabiliser les hypothèses relatives à ce qui constitue la sphère publique, de même que comme un moyen de soutenir des pratiques émancipatrices, en soulignant comment l’écoute peut nous orienter vers le caché et le non-compté, ainsi que vers le sans-visage.

L’entendu par-dessus l’épaule

Nos expériences d’écoute sont souvent profondément liées à la pratique du dialogue. Les conversations entre amis et en famille, les échanges intimes comme ceux qui ont lieu entre collègues ou voisins, sont souvent basés sur des expériences de face-à-face, où l’écoute est mutuellement partagée. Je me tiens devant vous, je parle et vous répondez ; c’est ainsi que nous en faisons habituellement l’expérience. Pourtant, dans une telle scène, l’écoute est facilement distraite. Il y a souvent d’autres sons qui entourent la parole et l’écoute directe. À partir d’une invisibilité qui trouble l’apparence et l’éthique fondée sur le visage, émerge une deuxième figure ou modalité, sous la forme de ce qui est entendu par-dessus l’épaule (the overheard). Avec elle, je cherche à construire une théorie des relations sur la base de l’interruption et des bruits qui empiètent souvent sur l’écoute directe et sur les conversations que nous avons. Ce qui est entendu par-dessus l’épaule nous met en contact avec des inconnus qui nous entourent. En conséquence, j’utilise l’entendu par-dessus l’épaule pour suggérer des modalités de parole et d’action basées sur les intensités de l’interruption : comment peut-on trouver des ressources dans les potentiels du volume et les pratiques d’interférence ?

J’entends également par-là la production d’une rencontre, qui peut étendre nos relations avec les autres, selon des notions de désordre et de principes anarchiques. Cela peut s’appuyer sur les écrits de Richard Sennett et de Georg Simmel, dont les théories de l’urbanisme trouvent un appui dans les notions de désordre, de multiplicité et d’étrangeté. L’entendu par-dessus l’épaule est étudié en tant que logique de la ville globale contemporaine, ainsi que de trait marquant de la culture des réseaux, dans laquelle l’attention et l’enracinement sont toujours susceptibles d’être interrompus, capturés et arrachés à leur foyer premier (unhomed), en proportion des tendances de mise sur écoute inhérentes à nos technologies actuelles.

Les appareillages sur lesquels reposent les réseaux globaux imposent de nouvelles conditions de liens et d’assemblages, qui nous soumettent à une pression incessante de relations et de mise en visibilité – générant une étrangeté entre des inconnu·es qui sont toujours proches, étrangeté propice à des solidarités improbables tout autant qu’à des techniques de capture. Quelles formes de pratiques médiatiques peuvent négocier de telles conditions ? Comment l’exposition continue à l’altérité générée par les relations mondiales contemporaines pourrait-elle nourrir et enrichir nos responsabilités en tant que terrestres ? À partir de ce qui s’entend par-dessus l’épaule, je tente de construire un nouveau sens de l’écoute dans l’environnement inhospitalier d’aujourd’hui.

L’itinérant

L’invisibilité et l’écoute par-dessus l’épaule fournissent la base d’une relation à des formes de disparition et d’interruption qui encouragent une écoute profonde et expérimentale, une écoute dirigée vers l’obscurité et vers ce qui se cache derrière notre épaule, sur les côtés de nos conversations : la présence de l’inconnu et de celui que je ne peux pas voir. L’inconnu et l’étrange, comme figures qui produisent des rencontres particulières – comme corps de bruit – conduisent à la figure de l’itinérant.

Le son, en s’éloignant d’une source, pour circuler et se propager à travers les environnements, les matières et les corps, est profondément lié aux expressions de la migration et de la fugacité. L’écoute est souvent une écoute qui court après quelque chose ou quelqu’un. Elle suit un son qui se déplace toujours déjà ailleurs. J’entends peut-être quelque chose, mais ce quelque chose n’est jamais seulement pour moi : il voyage, il migre – il nous laisse toujours derrière lui, dans son attente. L’itinérant peut ainsi donner lieu à des modalités et à des formations d’agentivité qui bouleversent explicitement les frontières, qui transgressent et qui apportent des savoirs particuliers, ainsi que des fantasmes et des imaginaires fondés sur le départ loin de son domicile ou de sa nation.

Ce point de vue est renforcé par la prise en compte des discours venant des Caraïbes, à travers l’histoire des langues créoles et ce qu’Édouard Glissant et d’autres appellent la créolisation4. Celle-ci se présente comme un processus par lequel le colonialisme et les systèmes de domination peuvent être négociés, sur la base d’appropriations performatives, selon ce que les pratiques rastafariennes et reggae appellent le reasoning et le versioning : le pliage des systèmes de croyance et des productions dominantes à travers les corps de pensée et les logiques culturelles locales, en une sorte de « fugitivité de la blackness5 ». L’itinérant est en définitive une figure de l’étranger, du déplacé, et comme Vilém Flusser le suggère, une figure capable de coudre ensemble, à partir de passages et de voyages, une formation nourrie d’errance. […]

Le faible

L’itinérant, en tant que figure déplacée, constituée par le fait d’être loin de chez soi, est également une figure dans le besoin. L’exilé, le migrant et l’étranger sont toujours à la recherche d’un abri, de ressources et de moyens pour s’installer, pour apprendre de nouvelles langues, pour acquérir des connaissances à travers des expériences du local. En bref, l’itinérant est aussi une figure du vulnérable ou du faible. La faiblesse est posée comme un quatrième mode d’agentivité sonore, car le son n’est jamais facile à capter ni à retenir. Comme matériau, et même comme domaine d’étude, le son est un objet faible. Je le cherche, et il est déjà parti. Même s’il est enregistré, je dois jouer ce son encore et encore afin de comprendre sa forme et sa densité, ses fréquences ainsi que son impact psycho-acoustique. Il peut toujours me glisser entre les doigts pour échapper à la description. Il ne se tient jamais debout, il s’échappe constamment et s’avère difficile à saisir pleinement.

Cette faiblesse, toutefois, est mise en avant comme une position de force, comme une caractéristique dont les qualités nous permettent de ralentir et de nous adapter aux figures vulnérables et aux précarités que nous partageons avec elles et entre nous. Le son nous enseigne comment être faibles et comment utiliser la faiblesse comme une position de force. Je m’intéresse dès lors à la façon dont l’agentivité sonique peut soutenir des cas d’objection de conscience, de résistances non-violentes, de posture de pacifisme et de désobéissance civile, qui trouvent toutes leur force et leur courage dans des faiblesses exposées. […]

Agentivité sonique et pratiques émancipatrices

À travers ces quatre figures, l’agentivité sonique et les publics improbables apparaissent comme des positions possibles par rapport aux questions de pratiques émancipatrices. De telles pratiques doivent être comprises comme incarnant la vitalité générale d’une vie en devenir – les productions et les trajectoires par lesquelles les gens se repèrent dans le monde. En tant que telles, ces pratiques et ces figures perturbent et problématisent les directives de contrôle, cherchant plutôt des façons d’être et de faire qui poussent à leurs limites les systèmes en vigueur – pour construire des relations entre le non-nommé et le non-compté, entre ce qui se tient en retrait et ce qui s’agite.

Ces questions aident à problématiser la façon dont nous comprenons la sphère publique comme étant le plus souvent une sphère de visibilité, servant des projets politiques à travers les actions par lesquelles nous apparaissons et entrons en relation en tant que sujets exposés. Si être visible est extrêmement important, je suis aussi frappé par la façon dont l’apparition est profondément façonnée par la disparition, obscurcie ou compliquée par les disparu·es, par celles et ceux que marquent des voyages difficiles ou une intense fragilité, comme celles et ceux qui se trouvent exclu·es par un état de dépossession ou de handicap.

L’important est aussi de comprendre comment la visibilité peut souvent être contournée par des pratiques qui travaillent à construire des cadres alternatifs de socialité. Le déplacement des conditions de visibilité vise ici moins à disparaître qu’à forger des échappatoires et des cultures ancrées dans les undercommons 6. L’agentivité sonique se pose donc comme une structure de soutien aux pratiques émancipatrices, insérant dans la sphère du pouvoir dominant une acoustique du devenir social, selon la profondeur et la résonance qu’évoquent l’écoute et le fait d’être entendu.

Traduit de l’anglais par Yves Citton & Deep L

1 Cet article traduit quelques passages du premier chapitre du livre de Brandon LaBelle, Sonic Agency. Sound and Emergent Forms of Resistance, London, Goldsmith Press, 2018. Multitudes remercie l’auteur et l’éditeur pour l’aimable autorisation qu’ils nous ont accordée pour cette publication. Certaines notes ont été supprimées (NdT).

2 Ce slogan circulait fortement dans les manifestations de rue en Espagne en 2011 et en Russie en 2012. Voir Marina Sitrin et Dario Azzellini, They Can’t Represent Us! Reinventing Democracy from Greece to Occupy, London, Verso, 2014.

3 Alphonso Lingis, The Community of Those Who Have Nothing in Common, Bloomington, Indiana, University Press, 1994. Une traduction française par Vincent Barras et Denise Medico est en cours de publication.

4 Voir Édouard Glissant, Poétique de la relation, Paris, Gallimard, 1990.

5 Fred Moten, In the Break. The Aesthetic of the Black Radical Tradition, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2003.

6 Voir Stefano Harney & Fred Moten, The Undercommons. Fugitive Planning & Black Study, Winevoe, Minor Compositions, 2013. Des sélections de cet ouvrage sont publiées dans la rubrique Hors champ de ce numéro de Multitudes.