95. Multitudes 95. Eté 2024
Mineure 95. L’Europe fédérale, c’est maintenant !

Revenu universel d’existence en Europe
De l’utopie à l’expérimentation

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En France comme en Europe, des millions de personnes, avec ou sans travail, n’arrivent plus à vivre décemment dans un monde où la richesse créée n’a jamais été aussi grande. Sous la menace du chômage de plus en plus réelle à cause des délocalisations, de l’automatisation de l’appareil de production et de la numérisation de l’économie, on est sommé d’être toujours plus performant dans une compétition internationale sans cesse exacerbée. Avec la généralisation de la sous-traitance, des emplois intérimaires, de l’ubérisation de l’économie, le salariat mute peu à peu en précariat.

Crise après crise, devant une distribution de la richesse par la rémunération du travail de plus en plus erratique, l’État est contraint, en dernier recours, d’ajouter des aides aux aides. Aides non contributives, ciblées, conditionnées, familiarisées, complexes à mettre en œuvre qui ne réussissent pas à vaincre la pauvreté. Au coût financier sur le budget de l’État s’ajoute le coût social d’un monde d’assistés de plus en plus stigmatisé.

Les difficultés d’accès aux guichets électroniques, la complexité des procédures, la stigmatisation, accentuent le non-recours à ces aides. Peu à peu, dans de nombreux pays européens comme dans le reste du monde, l’idée d’une simplification des procédures, l’automatisation de l’accès aux prestations sociales s’impose. Si l’idée d’un revenu d’existence universel n’est pas encore à l’ordre du jour, des expérimentations limitées à l’inconditionnalité d’un revenu minimum sont mises en œuvre dans des communes, des territoires, pour certains types de population. On entrevoit déjà, à travers ces études de cas, les bienfaits que la généralisation de ce droit inconditionnel à une existence digne pourrait apporter. Certains programmes expérimentaux ont commencé, d’autres sont encore à l’état de projet.

Des expérimentations sur l’inconditionnalité ciblées

2017/2018 – Finlande :
2 000 chômeurs reçoivent de manière inconditionnelle une allocation de 560 €

Entre 2017 et 2018, la Finlande a conduit une expérimentation de revenu universel. 2 000 chômeurs de longue durée recevant l’allocation de fin de droits de 560 € mensuel ont reçu la même somme sous forme de revenu inconditionnel, pouvant se cumuler avec les revenus du travail pendant la durée de l’expérimentation (deux ans non renouvelables).  En 2020 est paru le rapport final d’évaluation de l’expérimentation. Les évaluateurs concluent que ce revenu inconditionnel expérimental a eu des effets positifs modérés sur l’emploi mais des effets positifs sur la sécurité économique et la santé mentale.

Mai 2019 – Grande-Synthe (Nord) : un minimum social garanti a été mis en place à titre expérimental

575 foyers qui ne parvenaient pas, malgré les aides nationales existantes, au niveau du seuil de pauvreté monétaire fixé à 50 % du revenu médian, ont vu leur revenu complété jusqu’à ce seuil par le centre communal d’action sociale. Clément Cayol, docteur en économie et en sociologie a dressé un bilan de l’expérience pour la Fondation Jean Jaurès1 :

« l’expérience de Grande-Synthe montre qu’une certaine assurance de ressources supplémentaires pour des foyers en difficulté améliore sensiblement leur situation. Elle offre également un regard sur la complexité de mettre en place au niveau local un tel dispositif et sur les inégalités que cela peut produire.»

D’autres acteurs comme le département de Gironde sont prêts à expérimenter un revenu minimum garanti inconditionnel pour les plus démunis.

Tournon dAgenais (Lot-et-Garonne) : Projet TERA2

Ce projet expérimental a pour finalité un écosystème coopératif qui s’articulera autour de six axes fondamentaux : redessiner la démocratie, améliorer le bien-être et le vivre ensemble, produire le nécessaire localement, habiter durablement, mutualiser les ressources, choisir ses activités, évaluer et partager les connaissances. Pour que chacun soit pleinement un acteur de la communauté, il sera destinataire d’un revenu de base inconditionnel versé en monnaie locale.

Début 2023 – Montpellier :
Pour que lalimentation bio et locale soit accessible à tous, une « caisse alimentaire commune » a été lancée 3

Cette initiative vise à « rendre l’alimentation durable accessible à tous ». La caisse s’appuie sur un principe vieux comme la Sécurité sociale : cotiser selon ses moyens, recevoir selon ses besoins. Concrètement, chacun des 450 membres contribue chaque mois – entre 1 et 150 € –, puis tous reçoivent la même somme de 100 €. Un montant à dépenser dans des lieux de distribution alimentaire précis : marchés paysans, épiceries bio et locales, groupements d’achat. Pour cela, les adhérents utilisent la Mona, une monnaie créée spécifiquement pour la caisse.

En Espagne un projet conduit par la Generalitat de Catalunya est plus ambitieux4. Il concernerait 5 000 personnes tirées au sort qui recevront pendant deux ans un revenu de base de 800 € par adulte et 300 € pour les enfants mineurs. Pour sa réalisation il doit attendre l’approbation de l’assemblée de Catalogne.

En Angleterre, un projet expérimental sur le revenu universel de base va bientôt voir le jour. Les participants recevront 1 865 € chaque mois pendant deux ans, et sans obligation d’emploi. Ils feront l’objet d’un suivi afin de déterminer les effets sur leur santé physique et mentale.

Expérimenter l’universel à l’échelle d’une communauté

La plupart des projets expérimentaux se limitent à évaluer les bienfaits de la simplification et de l’inconditionnalité d’un revenu d’assistance suffisant, avec un montant cumulable avec d’autres revenus. Il reste à évaluer la dimension universelle d’un revenu d’existence non pas conçu comme une aide sociale ciblée, financée sur le budget de l’État ou des collectivités locales, mais bien comme un droit imprescriptible à l’existence pour toutes et tous, indépendamment de sa situation sociale et familiale, financé par une contribution des propres allocataires. Il s’agirait de passer d’une redistribution curative verticale à une redistribution préventive transformatrice5 horizontale, dans une logique assurantielle fondée sur la solidarité de tous les membres de la communauté suivant le principe « de chacun selon ses moyens à chacun selon ses besoins ».

La chercheuse Evelyn Forget parle alors d’un « site de saturation » (saturation site). Il faut imaginer une communauté politique, par exemple une ville ou une communauté de communes de plusieurs milliers d’habitants. On distribuerait à toute la population, sans distinction, un revenu de base universel sur une période relativement longue, entre trois et dix ans qui pourrait être financé par les ressources propres de tous les membres concernés. Cette méthode permettrait de mieux évaluer les changements de comportements dans les diverses catégories de populations représentées. Ce type d’expérimentation qui exige une autonomie du système socio-fiscal permettrait réellement de saisir l’effet de « multiplicateur social » de ce revenu universel. On pourrait mieux saisir les implications sociales d’une telle mesure ainsi que son potentiel transformateur sur l’ensemble de la société. L’enjeu peut être également de faire percevoir l’impôt qui financerait ce revenu de base comme un investissement qui profiterait à l’ensemble de la communauté, plutôt que comme une charge reposant sur les plus privilégiés.

Une expérimentation à l’échelle de l’Union Européenne est possible

De façon plus prospective, expérimenter dans un avenir plus ou moins proche une forme de distribution par la Banque centrale européenne à tous les citoyens européens du produit de la création monétaire, serait stratégiquement très utile à la cause du revenu de base. Au lieu de verser directement aux banques privées, par le rachat d’obligations, le produit de la création monétaire (le Quantitative Easing), comme ce fut le cas ces dernières années, le versement d’un dividende universel individuel à l’échelle de la zone euro6 par une banque centrale créerait un précédent supplémentaire de versements inconditionnels à très grande échelle. Ne serait-ce pas le bon moyen de faire vivre l’Europe dans le cœur de tous les citoyens ?

Les multiples expérimentations de par le monde7 ont déjà montré que cet argent gratuit agit comme un véritable catalyseur pour l’ensemble de l’économie de la communauté concernée. Au-delà de l’éradication de la pauvreté, elle permet de libérer des ressources humaines qui aujourd’hui sont entièrement mobilisés à assurer le lendemain tant bien que mal pour soi et sa famille. Cela se traduit par une hausse du niveau de scolarité, une baisse de la malnutrition, une amélioration des conditions de santé, une plus grande implication dans la vie politique et citoyenne locale, dans son travail, une plus grande émancipation des femmes et une baisse de la criminalité et des addictions.

Au-delà des expérimentations, face aux mutations en cours dans le monde du travail comme aux défis environnementaux, il est urgent de s’attaquer à une réforme systémique de protection sociale. Une véritable Sécurité sociale universelle avec un revenu universel d’existence devrait constituer le premier dénominateur commun d’un programme européen. Encore faudrait-il qu’elle permette à toutes et tous de s’affranchir de la charité publique qui vous oblige. Car il ne peut y avoir de liberté ni de démocratie réelle sans considération équitable, sans égalité des droits humains et sans solidarité des uns envers les autres, pour garantir l’égale participation à la vie sociale et politique de l’ensemble des citoyens, pour pouvoir choisir, pour pouvoir agir tant qu’il est encore temps avant d’être contraint à ne manger que du malheur. Comme l’affirme Philippe Van Parijs, philosophe, fondateur du BIEN (Basic Income Earth Network) :

« Il s’agit de construire un État social qui mise intelligemment sur l’épanouissement du capital humain plutôt que sur l’astreinte d’un emploi non choisi. » 

1Clément Cayol, Lexpérience du minimum social garanti à Grande-Synthe, Fondation Jean Jaurès, 13/07/2022, www.jean-jaures.org/publication/lexperience-du-minimum-social-garanti-a-grande-synthe

2Un éco-système pour le XXIe siècle, « Tera est un projet de développement territorial qui vise à créer un écosystème coopératif pour relocaliser à 85 % la production vitale à ses habitants, abaisser son empreinte écologique à moins dune planète, valoriser cette production en monnaie citoyenne locale, émise via un revenu dautonomie dun euro supérieur au seuil de pauvreté pour chacun de ses habitants. » www.tera.coop

3https://reporterre.net/A-Montpellier-on-teste-une-caisse-alimentaire-facon-Secu

4Sergi Raventos, responsable du plan pilote : « Si nous ne mettons pas en place un revenu de base rapidement, nos sociétés vont seffondrer. » www.pressenza.com/fr/2021/11/sergi-raventos-si-nous-ne-mettons-pas-en-place-un-revenu-de-base-rapidement-nos-societes-vont-seffondrer

5Comme lécrit Nancy Fraser dans : « Quest-ce que la justice sociale ? » : « Les remèdes correctifs à linjustice sont ceux qui visent à corriger les résultats inéquitables de lorganisation sociale sans toucher à leurs causes profondes. Les remèdes transformateurs, pour leur part visent les causes profondes. » [] « Combinant systèmes sociaux universels et imposition strictement progressive, les remèdes transformateurs, en revanche, visent à assurer à tous laccès à lemploi, tout en tendant à dissocier cet emploi des exigences de reconnaissance. »

6www.revenudebase.info/actualites/bce-revenu-de-base-relancer-leconomie

7Dans son livre Utopies réalistes, en finir avec la pauvreté, Éditions du Seuil, 2017, Rutger Bregman décrit de nombreuses expériences de par le monde qui montrent que donner de largent sans contrepartie est toujours bénéfique, pour la personne concernée comme pour la société.