Plus simple que d’élaborer une « politicité » du temps, il s’agit aujourd’hui, de plus en plus, d’élaborer des méthodes de défenestrations temporelles. L’avenir – cette idée si souvent travaillée par une promesse pour asseoir en l’air une fuite en avant – a été confisqué au point d’apparaître réfrigérée par autant de comptes-temps. Au lieu de subir des rythmes sociaux de plus en plus explicitement intenables, l’idée de rompre avec le temps peut s’inspirer des méthodes de derviches, revoir l’espace-temps en termes de coordonnées, de centre, de périphérie, revoir les systèmes de pensée à l’œuvre dans les schémas temporels donnés à consommer. Un volontarisme d’un nouvel ordre pourrait aider à trouver le courage de changer de point de vue et, avec assez d’énergie, faire plier l’espace-temps en d’autres directions. Laissons donc le temps, et voyons les manières d’élaborer des espace-temps autonomes, mais ouverts. Car ne s’agit-il pas de penser d’un même mouvement histoire et géographie, l’espace et le temps, comme étant des « formes de l’intuition sensible » (Kant 1790) et donc ouverts aux reformulations ? Mais aussi, pour beaucoup, refermer l’espace, c’est aussi conserver le contrôle du temps, en détenir le secret. Quoi qu’il en soit, de nombreuses expériences de vie tentent d’explorer une autonomie en rupture avec la société de consommation, l’affirmation d’espace-temps. On y observe le développement d’un type de faire organique, ouvert au hasard et au vivant – donc en rupture avec un espace-temps comptable – susceptible de participer à une redéfinition du « poétique » (Clara Breteau, doctorat en cours) : extra-littéraire, partant des nouveaux matérialismes1, cherchant à se constituer dans l’immanence des échanges entre êtres vivants et éléments non-vivants, dans la singularité des temps et des lieux de leurs rencontres2. Faute d’horizon transcendantal disponible, il ne s’agit alors ni d’échelles, ni d’espaces, mais de matériaux et de matières qui se donnent à penser, en propre comme espace-temps. Peut-on alors penser les mouvements des villes en transition ou des éco-lieux comme autant d’espaces d’énonciation de ces défenestrations temporelles ? Les communs sont-ils, à ce titre, en mesure de reformuler les temporalités politiques ? Tout est question d’expérimentations, de courage théorique et probablement, de liaison entre les initiatives.

Des poches « contre-temporelles » se sont déjà formées : à l’Université, en résistance aux politiques de performance, le mouvement de la slow science entend résister à l’empressement scientifique en diminuant délibérément le volume de production du chercheur (jusqu’à un article tous les deux ans), pour rétablir des alternatives au « management de l’excellence » (Olivier Gosselin, 2010). Après l’affaire Barbara Van Dyck en 2011, Isabelle Stengers a publié Une autre science est possible ! Manifeste pour un ralentissement des sciences 3. Elle fait écho à l’idée de rétablir des rythmes de production scientifique plus propices à la qualité du travail de recherche que l’urgence induite par l’hyper-compétition. Si la slow science est quelquefois moquée pour avoir ralenti au point de ne plus avoir d’actualité, la question de développer de contre-modèles à l’empressement généralisé demeure entière. De la bibliothèque de l’Université de Manchester ouverte 24h/24 et 7j/7 pour permettre aux étudiants aux horloges biologiques les plus variées de profiter de ses services aux politiques temporelles des collectivités territoriales qui cherchent à décongestionner les heures de pointe par des « bureaux des temps », tout reste encore à faire en manière de défenestration temporelle.

Avec le Manifeste accélérationniste de Srnicek Nick et Williams Alex (Multitudes no 56), nous avons saisi qu’entre deux régimes d’accélération (celui de la catastrophe et celui de l’urgence d’une pro-modernité alternative au néolibéralisme), la question du temps se trouvait prise en étau, comme rattrapée par elle-même. S’il était alors évident que les calendriers conjoncturels contenaient les conditions d’impossibilité de leur propre dépassement, il faut répéter la « politicité » du temps et cesser de faire du temps une variable exogène de la vie collective, pour insister sur le fait que les rapports au passé, au présent et à l’avenir font pleinement partie de l’être ensemble (Haud Gueguen). À lire Baudrillard, même le loisir est une conquête du capitalisme qui n’a de cesse de surdéterminer chaque bribe de temporalité que nous pourrions avoir à effectuer (Manola Antonioli). Mais quelle « politicité » du temps quand on observe une désynchronisation croissante des temps sociaux et sa faible prise en compte par les politiques publiques, en particulier l’action publique locale, celle qui a tenté de donner sa marque à la décentralisation administrative conduite depuis les années 1980, avec les bureaux du temps ? L’expérience italienne (Milan, Padoue) initiée par les féministes a été séminale en la matière (Dominique Royoux). Ou faut-il trouver d’autres modes de recréation du temps s’appuyant sur la mise en place de « chronotopies » alliant la pluralité et la complexité des temps environnementaux avec les questions d’échelle ? (Nathalie Blanc) Alors que l’on sait, ce qui a été bien démontré par les politiques menées lors des périodes de transition dans les pays de l’est (Petia Koleva et Éric Magnin) qu’il existe de nombreuses politiques du temps ? Dans le contexte de la transition postsocialiste, les différences d’appréhension du temps en sciences économiques se sont traduites par la victoire écrasante de l’idéologie du temps zéro propre au capitalisme triomphant. Ces discordances du temps provoquent d’importantes crises nées de la confrontation entre le temps court de la finance, l’obsession de l’instantané, et le temps long des transformations socioéconomiques, ou encore entre le temps de l’économie de marché et le temps de l’écologie. Dépasser les crises nées de dissonances, discordances ou chocs des temporalités oblige à ne pas négliger la dimension institutionnelle des phénomènes temporels et la somme d’histoires qu’elle représente. Comment apprendre à déplier le temps, à lui faire dire, ce qu’il a à dire ? (Quentin Julien) L’origami peut constituer une métaphore du temps plié qu’il s’agit d’apprendre à déplier afin d’enseigner des manières de sortir de ces temporalités. Ne nous fait-on pas croire, en dépit de la physique contemporaine, que le temps est un absolu auquel nous devons nous fier alors que le monde met en scène plus que jamais la multiplication des scènes temporelles ? Pourtant, la révolution des modes de communication et d’échange met en avant l’accélération – voire la compression algorithmique – des temps vécus de tous ordres, qu’il s’agisse de ceux qui désirent accumuler ou de ceux qui se refusent à la propriété. Il s’agit d’une pensée mathématique du temps qui nous désolidarise des temporalités au point de les naturaliser au-delà du politique (Stéphane Grumbach et Oliviert Hamant). D’où la perplexité qui nait de l’ambivalence provoquée par les musiques minimalistes, véritables sas de décompression temporelle, qui s’offrent à vouloir rendre respirable l’irrespirable, supportable l’insupportable (David Christoffel).

Les récents développements, scientifiques et technologiques, remodèlent nos systèmes sensoriels et perceptifs à des vitesses difficiles à suivre, alors que le monde autour de nous change trop rapidement. Nous faisons l’expérience quotidienne de ce qui était autrefois un moment sublime4. Nous nous reconfigurons à l’aune de ces chocs émotionnels confrontés aux rationalités reconfigurées. Également mise en scène par l’Anthropocène qui introduit l’âge géologique de l’être humain, ce dernier affectant désormais le devenir même de la planète Terre, l’ima-gi-na-tion du temps exerce un grand pouvoir sur le champ éthique et poli-ti-que, alors qu’il s’agit de penser la durée dans l’ensemble de ses déploiements et possibilités, tant singulières que collectives. La description des effets cumulatifs associés à l’Anthropocène produit une représentation monolithique et l’esthétique de l’Anthropocène est en cela un prolongement d’une esthétique impérialiste, unificatrice qui anesthésie la perception des multiples façons de vivre. Il nous faut développer des façons de penser les transformations à l’œuvre qui participent d’un matérialisme ouvert et riche. Il s’agit de prendre en compte l’ensemble des relations à l’environnement dans leurs dimensions esthétiques et sensibles, mais aussi pratiques, intra-actives, relationnelles à partir des récits, des ambiances, et des figurations plastiques qui donnent toute leur valeur aux mouvements excentrés, périphériques, marginaux et pluriels. Peut-être faut-il se résigner enfin à ne pas compter le temps d’un seul tenant, mais en termes de durées, soit en fonction des myriades de puissances d’agir, contrariées et déterminées par autant de circonstances actuelles (Baugh 2002) ? Si temps il y a, il nous faut l’appréhender à partir des puissances d’agir qui, seules, donnent accès au politique.

1 Nouveau courant de pensée épistémologique datant du début des années 2000. Voir Rick Dolphijn & Iris Van der Tuin (eds), New Materialism. Interviews & Cartographies, Open Humanities Press, Ann Arbor, 2012.

2 Voir par le niveau d’analyse métaphysique de Kate Soper les innombrables définitions de la « nature », in What is Nature ? Culture, Politics, and the Non-Human, Blackwell, Oxford/Cambridge, Mass., 1998, p. 155-156.

3 Les empêcheurs de penser en rond, Seuil, 2013.

4 Tant l’esthétique de la grandeur que celle de la terreur propre au sublime sont mobilisées par les scientifiques de l’Anthropocène. Les promoteurs de l’Anthropocène écrivent : « L’humanité, notre propre espèce, est devenue si grande et si active qu’elle rivalise avec quelques-unes des grandes forces de la Nature dans son impact sur le fonctionnement du système terre […]. Le genre humain est devenu une force géologique globale ». W. Steffen, J. Grinevald, P. Crutzen, J. McNeill, « The Anthropocene : conceptual and historical perspectives », Philosophical transactions of the Royal Society A, 369, 2011, p. 842-867.