Les investigations esthétiques ont un double objectif : elles sont à la fois des investigations sur le monde et des enquêtes sur les moyens de le connaître1. Cela signifie qu’elles cherchent à être redevables à la fois des événements et des dispositifs avec lesquels nous les percevons. Elles traitent de la production de preuves (evidence), tout en questionnant et en interrogeant la notion de preuve, et avec elle les cultures de production de connaissances ou les revendications de vérité qui leur sont sous-jacentes. Elles s’engagent dans la présentation des faits tout en étant conscientes du fait que toute présentation, voire toute forme de media, peut tordre les faits mêmes qu’elle produit. Elles cherchent à établir des prétentions à la vérité tout en critiquant les institutions du pouvoir et du savoir qui revendiquent le monopole des mécanismes de production de la vérité.
Les technologies médiatiques de l’intelligence artificielle, les images satellites, les plateformes de médias sociaux, les villes intelligentes ou les caméras de reconnaissance faciale ne sont pas neutres : elles sont les produits de contextes politiques et historiques spécifiques, avec des biais, une opacité, une partialité et une illisibilité qui leur sont intrinsèques, et qui risquent de renforcer les discriminations et les dominations. Ces biais peuvent non seulement être ceux qui enracinent les normes sociales existantes, qui doivent être combattues et retravaillées, mais ce sont aussi parfois des biais propres à certaines formes spécifiques de media. Il peut s’agir d’idiosyncrasies ou de prédilections particulières. Ces biais peuvent texturer ou produire des informations de certaines manières. Certains d’entre eux peuvent par ailleurs être utiles dans certains contextes.
En utilisant les technologies à notre disposition, nous essayons de faire deux choses. La première est pratique : en tirer une aide et un contexte dans les enquêtes, dans les présentations et dans la diffusion des données et des idées. La seconde est critique : profiter de l’utilisation de ces appareillages pour proposer une introspection profonde – ou une auto-réflexion critique – sur la manière dont ces technologies sont conçues et fonctionnent. Cela peut inclure des enquêtes sur l’histoire du pouvoir qui leur a donné naissance, sur les biais ou les tendances internes ainsi que les abus actuels dans lesquels elles pourraient être impliquées.
L’ idée de base est que le meilleur moyen de faire l’examen critique de ces technologies est encore de les utiliser et de les retravailler. C’est par l’utilisation critique, et dans la pratique, que leurs contradictions, leurs biais et leurs limites peuvent être le mieux identifiées, comprises et, si possible, exposées. Toute utilisation à des fins d’investigation de la photographie par satellite, par exemple, doit tenir compte de son histoire militaire, avec ses « biais de résolution » (avez-vous remarqué que certaines parties du monde ne sont disponibles qu’en basse résolution, et vous êtes-vous demandé ce qui s’y passe sous le voile du flou ?), mais aussi avec ses limitations d’accès (suivant leur localisation, les gens n’ont simplement pas accès à ces services).
Un emploi critique de l’apprentissage-machine et de l’intelligence artificielle doit viser le même objectif. Forensic Architecture utilise l’apprentissage machine pour aider à passer au crible et à trier une quantité toujours plus grande de documents vidéo circulant en ligne, mais en profite pour essayer de faire la lumière sur les processus computationnels qui sous-tendent les réseaux de neurones – des processus qui sont souvent opaques et auxquels il est difficile de faire rendre des comptes. En bref, l’« esthétique d’investigation » utilise la technologie, mais questionne la politique de la technologie qu’elle utilise ; elle recourt à de multiples plateformes pour représenter les choses publiquement, mais questionne les limites et la politique de ces forums de représentation ; elle implique la production de connaissances tout en gardant un œil critique sur les liens entre pouvoir et savoir.
Faits, vérités et communautés épistémiques
À ce titre, l’esthétique d’investigation n’a pas renoncé à ses racines dans la théorie critique et ne revient nullement vers le positivisme d’antan. Elle reste toujours suspicieuse envers des termes tels que « les faits », « la preuve », « la vérité » et « la connaissance » ; elle cherche à les recadrer et à les forcer à s’ouvrir, plutôt qu’elle ne les abandonne. Ces termes se trouvent réaffectés et réutilisés de façon à devenir porteurs d’intuitions critiques. S’appuyant sur le travail entrepris au cours des dernières décennies dans des domaines tels que la théorie des media, l’environnementalisme critique, les Science & Technology Studies, l’esthétique d’investigation mobilise de façon critique les va-et-vient entre les deux sens du terme « fabrication » – faire quelque chose à partir d’un certain matériau (making of), et faire semblant que quelque chose existe (making up).
Un autre aspect important de l’esthétique d’investigation est que toute pratique visant à la connaissance repose sur des formes d’expertise – que ce soit dans l’utilisation de telle ou telle technologie, dans l’obtention et le transfert de connaissances locales ou d’un certain mode d’existence, dans l’accès aux discours politiques ou juridiques, dans l’expérience de l’activisme politique, etc. L’ esthétique d’investigation ne cherche pas à aplanir l’expertise et l’expérience, mais à les mettre en réseau de manière démocratique, c’est-à-dire à recombiner leurs différentes formes. La reconnaissance du multi-perspectivisme peut être un moyen de rassembler des formes de connaissances et d’expériences provenant de sources multiples.
Un tel travail cherche à développer un diagramme méthodologique dans lequel les enquêtes sont entreprises au fil de collaborations entre des personnes appartenant à des domaines et à des pratiques différentes. Ces démarches combinent l’expérience directe d’un événement avec les traces qu’il laisse dans la matière inerte ou active, telles que ces traces peuvent être reconnues par des codes informatiques et interprétées par des spécialistes de certaines technologies. La formation adéquate de telles alliances soulève d’importantes questions éthiques. L’ un des principes fondamentaux est que ces investigations doivent être dirigées par les personnes qui se trouvent en première ligne de la lutte, d’où l’importance de l’apprentissage comme condition préalable à de telles recherches.
Les « communautés épistémiques » qui émergent de l’esthétique d’investigation comprennent des groupements qui ne sont pas uniquement humains, mais qui reconnaissent et inventent des moyens d’élaborer leur co-composition écologique avec des plantes, des minéraux, des animaux et des technologies multiples. Cela exige à son tour que l’investigation soit entreprise dans et aux côtés de lieux conçus pour se rendre sensibles à des signaux de différentes sortes : le laboratoire, le terrain et le studio.
En outre, la vérité et l’esthétique doivent trouver différents modes de coexistence. En articulant ces différents modes, l’esthétique d’investigation permet d’étendre les lieux de production de vérités – depuis le tribunal, l’université ou la presse, vers la galerie d’art, le coin de la rue et les forums en ligne. Chacun de ces sites exige de multiples types de transversalité pour réformer les relations entre les groupes, les pratiques, les objets sensoriels et les surfaces de sensibilité. Cela nécessite de parvenir à conjoindre différentes cultures de savoir, dont certaines doivent être traitées avec prudence.
La lutte contre l’anti-épistémologie
La montée de ce que l’on peut appeler l’anti-épistémologie, souvent qualifiée de « post-vérité », rend le travail de l’esthétique d’investigation d’autant plus urgent. Dans ses incarnations récentes, l’anti-épistémologie est le fonds de commerce de courants racistes et ultra-nationalistes, très représentés sur les plateformes numériques, qui ont fait du travestissement, du brouillage et de la manipulation des faits leur chemin vers le pouvoir. Le besoin d’une esthétique d’investigation se fait sentir face à la montée en puissance de gouvernements réactionnaires dont les brigades de volontaires en ligne et les multiples avatars dominent en déformant les faits et en répandant des falsifications à grand succès.
L’ esthétique d’investigation cherche à défier les formations de pouvoir établies sur les questions toujours complexes de la vérité. Ce défi est d’autant plus urgent qu’on constate parallèlement la montée en puissance de pouvoirs politiques qui visent à remplacer le concept toujours conditionnel de la vérité par un sentiment exalté de certitude. Cette certitude peut prendre la forme d’œillères idéologiques – celles-ci étant à entendre à la fois dans le sens d’idées fixes et dans celui d’ensembles de normes et de routines qui nous forment en tant que sujets. Mais cette certitude exaltée peut aussi se présenter sous la forme de ricanements ou de grandiloquence, dans la « libre parole » de ceux qui expriment avec véhémence « ce que tout le monde sait sans oser le dire ». On a là un opportunisme apparemment anti-idéologique qui s’enorgueillit d’incarner une opposition virile aux technocrates et aux dupes. Pour de telles incarnations de la certitude, la condition actuelle de crises multiples et imbriquées – crises écologiques, sociales, politiques, techniques, économiques – est une condition dans laquelle la vérité est devenue récalcitrante. La science, chez eux, est à la fois louée et admonestée. L’ idée de la science est défendue lorsqu’elle peut fournir clés en mains une source de faits réputés simples, mais attaquée dès lors que ses pratiques réelles décrivent les conditions nécessaires au doute.
Les gouvernements parvenus au pouvoir sur de telles bases peuvent bien être renversés, mais les méthodes de l’anti-épistémologie agressive leur survivront. La formation des faits est sapée par ces moyens qui ne cherchent pas à atteindre la vérité, mais à donner le frisson de la rébellion par la conformité. À travers de telles attitudes, les histoires de génocide, les structures de la suprématie blanche et du patriarcat, ainsi que les systématisations de la violence d’État, des brutalités des multinationales, de la colonisation et de la dépossession se trouvent naturalisées et mises hors de cause. Plutôt que d’attaquer tel ou tel fait séparément, l’anti-épistémologie s’appuie sur l’attaque des conditions mêmes de production et de vérification des faits. Pour maintenir en place des pouvoirs reposant sur des affirmations non vérifiées, les groupes et les organisations qui travaillent sur les moyens de parvenir à la compréhension des faits – telles que les associations de défense des droits civils et des droits humains, les universités, les scientifiques ou les médias d’investigation – deviennent des cibles privilégiées d’attaque et de sape. On assiste alors à la dénonciation et à la dévalorisation de domaines tels que les arts et les sciences humaines, qui interrogent de manière critique les façons dont les vérités sont construites et représentées, et qui outillent les consciences dans les débats sur la formation des significations. […]
La critique de l’ordre épistémique
Dès lors que l’attaque de l’anti-épistémologie contre l’expertise institutionnelle mainstream vise à la destruction de l’ordre ancien et à une prise du pouvoir affectif autoritaire, une réponse tentante pourrait être de soutenir les gardiens familiers de l’autorité factuelle – l’université, le journalisme, l’administration publique, le système judiciaire, la police, peut-être même le FBI ou d’autres agences de renseignement sur lesquels semble reposer l’« ordre épistémique » auquel souscrivent aussi bien les libéraux que la gauche. Mais se résoudre à défendre le pouvoir de l’expertise institutionnelle en tant que telle, plutôt que d’exiger son évaluation critique, nous amènerait à croire simplement aux institutions de l’État, malgré leur caractère désuet. Cela reviendrait à échanger une mécanique de falsification contre une autre, dans une guerre d’usure politico-culturelle condamnée à nous entraîner dans une spirale descendante.
Toute contestation des stratégies de déni et de dissimulation doit faire face à la réalité qu’il n’y a plus de norme ou de standard immédiatement universels vers lesquels nous pourrions nous tourner au titre d’étalon absolu. À cet égard, une esthétique d’investigation doit relever une partie du défi porté par l’anti-épistémologie post-vérité, tout en en combattant d’autres aspects. L’ esthétique d’investigation doit continuer à remettre en question les institutions dominantes de l’autorité sanctionnée par l’État. Mais sa tâche est surtout de proposer autre chose : un ensemble alternatif, rigoureux, collectif et diversifié de pratiques de vérité.
Dans une certaine mesure, nos sociétés n’ont qu’elles-mêmes à blâmer pour avoir élevé l’autorité scientifique au-dessus de la vérité, en la rendant incontestable. L’ énergie nucléaire, les algorithmes racistes, la domination sur des disciplines telles que la géologie par les compagnies pétrolières, les interminables dévastations « accidentelles » de la pollution industrielle, le chaos épidémique de l’agriculture intensive, et le fait que la science se range trop rapidement du côté de ceux qui lui offrent des fonds pour la recherche – tous ces éléments jouent un rôle dans la perte de confiance envers les vérités officielles. Bien que le processus scientifique soit conçu pour être ouvert et collectif, lorsque la vérité scientifique est utilisée comme monnaie d’échange politique, elle tend à être présentée comme trop complexe pour que « le grand public » puisse y contribuer ou la remettre en question. Il en résulte que les institutions scientifiques prennent parfois l’apparence de leurs prédécesseurs théologiques – intrinsèquement vraies, irréprochables et dotées de qualités transcendantales.
Il n’est dès lors guère étonnant d’observer aujourd’hui, dans des lieux très divers et très nombreux, un sentiment de rébellion en train de prendre forme envers cette théologie moderne de la science. Si les institutions de la vérité exigent une croyance qui relève de la simple allégeance, on peut s’attendre logiquement à voir ceux qui s’y opposent qualifiés d’hérétiques. La rébellion contre les experts scientifiques et contre les institutions qui étayent les faits ressemble donc, sous certains aspects, à la rébellion de la Réforme contre la Rome catholique. La plupart des anti-épistémologues se sont vite habillés du costume des insurgés révélant les vérités cachées par le pouvoir. C’est une lutte pour le pouvoir qui mérite quelques ricanements incrédules, mais elle a ses mérites.
Sur les ruines présumées de la vérité institutionnelle, les anti-épistémologues présentent la vérité comme simple et donnée, prête à l’emploi, son poids émanant de sa simple énonciation. Le rejet d’une autorité donnée est simplement remplacé par l’affirmation d’une autre. Dans une telle lutte, la poussée actuelle vers un scepticisme passif envers l’expertise mérite d’être considérée comme une incitation à chercher d’autres moyens de produire et de diffuser la connaissance. Sous le cynisme à bon marché des anti-épistémologues, une idée simpliste de ce qu’est un fait a émergé, digne d’un positivisme de caricature. Fait et vérité peuvent sembler synonymes, mais dans le régime des anti-épistémologues, la « vérité » est une sorte de déclaration, dont l’autorité présente quelque chose qui ne peut être contesté, testé ou articulé de manière critique. Elle est transcendante. Par contraste, dans le plein sens du terme, le fait est quelque chose d’ancré dans le processus même de contestation et de test.
La troisième voie de l’esthétique d’investigation
Un repositionnement des lignes de confrontation consisterait à embrasser le défi porté aux autorités institutionnelles du savoir-pouvoir, tout en s’opposant et tout en combattant les méthodes des anti-épistémologues. C’est précisément lorsque la valeur de la vérité est instable que nous devons remettre en question les faits et leur élaboration : c’est le cas lorsque nous ne pouvons pas nous fier à l’autorité des experts et de leurs institutions de savoir, dès lors que les débats et décisions se font en dehors du domaine public et de l’examen contesté. Nous devons alors trouver des moyens d’amener ce débat au public, ce qui implique peut-être de rendre public et de faire public, c’est-à-dire de participer activement à la création des publics, en les considérant comme des entités actives qui se rassemblent autour de questions spécifiques, comme le suggère le sociologue Noortje Marres. […]
Bien que partageant certains aspects de la suspicion à l’égard des piliers sociétaux du savoir-pouvoir, mais en s’opposant néanmoins au relativisme et au conspirationnisme des adeptes de la post-vérité, l’esthétique d’investigation propose une forme plus risquée mais plus vitale d’enquêtes. Alors que les anti-épistémologues font en réalité tout sauf enquêter, l’esthétique d’investigation cherche à mener des enquêtes qui intègrent (sans les homogénéiser) des points de vue multiples, elle cherche à ouvrir les cercles de l’enquête, à établir de nouveaux alignements entre différents sites, styles et institutions de divers types et statuts. Cela inclut bien entendu les laboratoires scientifiques et les équipes d’universitaires, mais aussi les ateliers d’artistes, les organisations militantes, les groupes sociaux qui rejettent le statut de victime pour faire le pari de l’action, les forums juridiques nationaux et internationaux (lorsqu’ils peuvent être utilisés efficacement), les médias et les institutions culturelles.
Ce type de travail cherche à créer des assemblages multi-perspectivistes ouverts au pluralisme épistémique et esthétique. En tant que tel, le processus d’enquête peut lui-même établir un contrat social qui inclut tou·tes les participant·es dans cet agencement de production et de diffusion de la vérité que Forensic Architecture appelle « vérification ouverte ». Les faits qui influencent les décisions publiques doivent être produits, présentés et vérifiés dans le domaine public. Parfois, lorsque les forums pour une telle contestation n’existent pas, lorsque, comme c’est le cas actuellement dans de nombreux endroits, la situation de communication ressemble autant à une guerre civile qu’à une sphère publique, la production de faits peut catalyser la production sociale. Ici, nous trouvons alors des communautés qui prennent en charge leurs moyens de production : la production de la condition métapolitique la plus précieuse, celle de la réalité qui les entoure et dans laquelle elles se forment.
Traduit de l’anglais (GB) par Yves Citton
1Ces pages sont composées de quelques bonnes pages de l’introduction de l’ouvrage de Matthew Fuller & Eyal Weizman, Investigative Aesthetics. Conflicts and Commons in the Politics of Truth, London, Verso, 2021. Nous remercions les auteurs, ainsi que les éditions Verso, de nous avoir autorisés gracieusement à les traduire pour ce numéro de Multitudes. Les intertitres ont été ajoutés par le traducteur. Les travaux du collectif Forensic Architecture, dont s’inspire ce livre, ont été présentés en français dans Eyal Weizman, La Vérité en ruines. Manifeste pour une architecture forensique, Paris, La Découverte, « Zones », 2021.
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