88. Multitudes 88. Automne 2022
Majeure 88. Justice transformatrice

Leurs lois ne rendront pas nos vies plus sûres

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Lors des Journées du souvenir trans, une histoire circule. L’histoire dit que tuer une personne trans, c’est s’exposer à moins de sévérité que de tuer un chien. À Istanbul, où les travailleureuses du sexe trans résistent et survivent à des formes toujours plus sévères de violence, de criminalisation et d’expulsions liées à la gentrification, une nouvelle sorte d’activisme a récemment vu le jour qui milite pour un code pénal davantage trans-inclusif. On y partage des histoires de femmes trans violées, menacées de mort par des personnes qui se vantent de ne risquer que trois ans de prison, même s’ils sont condamnés pour meurtre. Ces histoires exposent les conditions désespérantes dans lesquelles vivent des populations entières qu’on présente comme jetables et qui luttent quotidiennement contre l’effacement de leurs vies et l’oubli de leurs morts.

Le meurtre de Trayvon Martin en 2012 a soulevé des débats similaires aux États-Unis1. Devant l’éventualité que le meurtrier de Martin ne soit pas même inculpé, et prenant une conscience nouvelle du fait que la violence anti-Noir·e n’est que rarement l’objet de poursuites judiciaires ou d’enquêtes policières du fait du racisme endémique chez les juges et dans la police, une part importante du public s’est mise à réclamer des poursuites contre George Zimmerman. Ces derniers mois, j’ai entendu et lu bien des conversations et des commentaires où des personnes ordinairement critiques du racisme et de la violence inhérente au système de répression pénale, débattaient de la possibilité de recourir à ce même système pour demander des comptes au meurtrier de Martin.

D’un côté, disait-on, l’incapacité de la loi à condamner Zimmerman serait un affront à la famille de Martin et à toustes celleux qui sont l’objet du profilage racial et de la violence anti-noire. Ce serait une confirmation d’une collaboration de longue durée entre la police et les responsables de violence anti-noire, où la police n’existe que pour protéger la vie blanche – où soit la police attaque et tue les personnes noires, soit elle permet aux individus et aux groupes de le faire.

De l’autre côté, étant donné le racisme inhérent au système de répression pénale, que pouvait bien signifier l’acte de faire appel à ce même système pour rendre justice et tenir le meurtrier pour responsable ? Nombre sont les personnes qui luttent contre le racisme et qui considèrent que le système de répression pénale constitue l’un des appareils structurants de la violence raciste, et probablement l’une des menaces les plus fortes qui pèsent sur les personnes noires aux États-Unis. S’opposer à ce système implique de s’opposer à son développement (l’embauche de nouvelles forces de police, la construction de nouvelles prisons, la criminalisation de nouveaux actes, l’augmentation des peines) et de s’en prendre aux mythes culturels qui nous apprennent à voir dans le système de répression pénale un système « judiciaire » (un système qui serait « au service de la justice ») et dans la police un corps chargé de « protéger et servir » tout à chacun·e. Pour de nombreux·ses activistes qui luttent contre ce système, il y avait quelque chose d’inconfortable dans l’appel public aux poursuites judiciaires contre Zimmerman, puisque l’idée même selon laquelle la poursuite judiciaire et la prison sont des appareils de « justice » avait, depuis longtemps, été exposée comme un mensonge raciste.

Les tensions que ce débat a mis au jour sont actives dans les politiques queer et trans contemporaines. De plus en plus, les personnes queer et trans sommes conduites à mesurer notre « citoyenneté » à l’aune des châtiments prévus par le code pénal des pays où nous vivons, pour punir les crimes qui visent nos orientations sexuelles et nos identités de genre. Les associations qui luttent en faveur des droits gay et lesbiens nous expliquent que l’adoption de ces lois punitives est la meilleure manière de répondre à la violence – que nous avons besoin d’enseigner à l’État et au public à nous aimer et à prendre soin de nous en tant que victimes, et à prouver le souci qu’ils ont de nous en augmentant la surveillance et la pénalisation des attaques homophobes et transphobes.

Les lois portant sur les « crimes de haine » justifient leur existence de la même manière que les systèmes de répression pénale : en nous promettant la sécurité et la résolution de nos conflits. Une promesse certes alléchante dans une société minée par les attaques aux armes à feu et par la violence sexuelle. Dans une société lourdement armée, militarisée, misogyne et raciste, il semble bien justifié d’avoir peur de la violence, et cette peur est cultivée par un flux constant de séries télévisées dressant le portrait d’une violence proprement horrifiante et d’une police et d’un système judiciaire courageux qui mettent violeurs et meurtriers derrière les barreaux. L’idée selon laquelle nous sommes en danger nous paraît vraie, et la croyance selon laquelle les forces de l’ordre sauront garantir notre sécurité a de quoi séduire face à la peur. Le problème, c’est que ces promesses sont fausses, et qu’elles s’ancrent dans des mythes et des mensonges structurels quant à la violence et quant à la sanction pénale2. […]

Trois sortes de stratégies ont été suivies par les activistes queer et trans qui refusent de croire aux mensonges des systèmes policiers. Tout d’abord, nombre d’entre elleux travaillent à soutenir directement la survie des personnes queer et trans les plus vulnérables à la violence. Des projets qui créent des liens d’amitié et de soutien entre des personnes queer et trans en prison avec des personnes « de l’extérieur », des projets qui luttent contre la précarité de l’accès au logement pour les personnes queer et trans, contre les lois qui visent les immigré·es et la criminalisation de leur existence. Nombre aussi sont celleux qui soutiennent les personnes qui sortent de prison, qui leur offrent un foyer ou collaborent à rendre le travail du sexe moins dangereux dans leurs quartiers. Cette sorte de travail est vital parce que nous ne pouvons pas construire des mouvements forts si nous ne nous donnons pas une chance de survivre. S’aider les un·es les autres dans des moments de crise est essentiel – surtout lorsque nous le faisons de manière politiquement engagée, avec le désir de construire une analyse partagée des systèmes qui génèrent les dangers auxquels nous sommes exposé·es. Il ne s’agit pas de suivre les modèles de l’aide sociale ou de la charité qui se contentent du minimum nécessaire à la survie, en faisant une distinction moralisatrice entre les personnes « méritantes » et les autres, et qui donnent aux professionnel·les de l’aide sociale le pouvoir de déterminer qui est suffisamment docile, qui a suffisamment d’ardeur au travail pour mériter un logement, une formation ou des aides. Il s’agit plutôt d’un modèle d’entraide qui donne de la valeur à chacun·e, et en particulier à celleux qui sont dans les situations les plus extrêmes de pauvreté et qui font face à la violence de l’État. Une pratique d’entraide qui considère chacun·e comme faisant partie du même mouvement, de la même lutte pour survivre face à des conditions inacceptables.

La deuxième sorte de travail tient au démantèlement des systèmes qui mettent les personnes queer et trans en danger. Il s’agit alors de lutter contre la construction de nouvelles prisons et de nouveaux centres de détention, de lutter pour la décriminalisation du travail du sexe et de l’usage des drogues, de lutter contre l’expansion des systèmes de surveillance. Il s’agit aussi d’identifier quelles sont les voies et les appareils qui nous exposent au danger, et lutter contre ces systèmes qui nous dévorent est un travail vital.

La troisième sorte de travail consiste à construire des alternatives. Des systèmes violents nous sont vendus avec de fausses promesses – on nous assure que nos systèmes carcéraux nous tiendront en sécurité ou que nos systèmes migratoires amélioreront notre bien-être économique, et pourtant, nous savons que ces systèmes ne génèrent que de la violence. Nous devons bâtir le monde dans lequel nous voulons vivre – construire des manières de ne pas être en danger permanent, d’avoir de quoi manger et un endroit où dormir, l’accès au soin et aux relations avec les autres. De nombreux·ses activistes travaillent ainsi à des alternatives pour se confronter à la violence dans nos communautés et dans nos familles qui ne feraient pas appel à la police, puisque la police est justement l’un des plus grands dangers pour nous. […] Certain·es essayent encore de prévenir la violence en examinant les éléments qui garantissent notre sécurité – des cercles d’amitiés solides, un logement sûr, l’accès aux transports, l’absence de dépendance économique à l’égard d’une seule personne (ce qui permet de s’en séparer quand cela s’avère nécessaire) et l’accès à des analyses et à des pratiques de résistance à ces systèmes de signification qui nous tuent et qui nous contrôlent, comme le racisme ou le mythe romantique du couple éternel. […]

Pour moi, l’abolitionnisme carcéral veut dire reconnaître que les prisons et les frontières sont des structures que rien ne peut racheter, qui n’ont aucune place dans le monde que je veux contribuer à bâtir. Cela veut dire qu’inventer et croire aux ennemi·es, créer des manières de bannir et d’exiler et d’exclure certaines personnes ne saurait jouer aucun rôle dans la construction du monde. Cela requiert un travail sérieux pour les personnes qui, comme moi, ont été élevées dans une société hautement militarisée et carcéralisée, qui nous alimente d’un régime constant de peur, qui nous encourage depuis l’enfance à distribuer le monde en « gentils » et en « méchants ». Cet endoctrinement à la culture carcérale nous prive des compétences nécessaires à reconnaître la complexité, y compris la complexité de nos propres vies en tant que personnes à qui d’autres ont fait du mal et qui avons fait du mal à d’autres. Travailler à développer la capacité de seulement imaginer que la violence peut être empêchée ou combattue sans avoir à exclure ou à mettre des gens dans des cages est un processus qui promet d’être long pour chacun·e d’entre nous. […]

Les abolitionnistes carcéraux ont depuis longtemps critiqué l’idée de réforme des prisons, observant que l’expansion carcérale se fait le plus souvent sous la guise de la réforme. Les plaintes déposées contre les conditions iniques des prisons, par exemple, finissent souvent par donner des arguments aux profiteurs de la prison et aux agent·es gouvernementaux qui veulent construire de nouvelles prisons, plus propres et plus efficaces, et qui finissent par emprisonner davantage de gens. Dans le militantisme queer, cette question de la réforme de la violence des appareils d’État est apparue quand il s’est agi pour nous de nous opposer aux combats en faveur du mariage des personnes de même sexe et du droit à servir dans l’armée. Ce faisant, nous remettions en question le présupposé selon lequel l’inclusion dans de telles institutions puisse être désirable, à savoir : le mariage considéré comme une forme de contrôle racialisé et genré des relations sociales ; et l’armée des États-Unis considérée comme un instrument de pratiques impériales et génocidaires. Le travail est complexe, parce que nombre d’entre nous sommes conditionné·es, par l’exclusion et la honte, à croire qu’obtenir du gouvernement qu’il dise de « bonnes » choses de nous dans ses lois et dans ses politiques publiques, quelles que soient les fonctions de ces lois et de ces politiques publiques, serait en soi un progrès. Ce cadre demande aux personnes gay et lesbiennes d’être le nouveau visage de l’équité et de l’ouverture d’esprit de l’État, d’être nous aussi excité·es par ses guerres, de nous aussi conformer nos vies autour des normes familiales qu’il édicte, et de nous aussi réclamer que son code pénal étende son emprise en nos noms. La capacité à reconnaître que cette invitation alléchante à l’inclusion ne permettra pas de résoudre les pires formes de violence qui nous affectent, et qu’en vérité elle sera utilisée pour étendre les appareils qui les perpétuent (qu’il s’agisse d’Abu Ghraib, de Pelican Bay ou du centre de détention pour jeunes délinquant·es de ton quartier) doit être entraînée par l’analyse collective proposée par les politiques queer. […]

Les histoires populaires des avancées des droits gay et lesbiens et les activismes les mieux financés nous racontent que l’État nous protège, que ses institutions ne sont pas au cœur des violences racistes, homophobes, transphobes et validistes, mais qu’elles sont au contraire des espaces de libération. Nous savons que ce n’est pas vrai. Nous nommons ce qui doit être nommé – même si vous l’emballez dans un drapeau arc-en-ciel, un flic est un flic, un mur est un mur, une occupation est une occupation, un contrat de mariage est un instrument de régulation. Nous construisons des manières de penser cela ensemble, et de déployer ces politiques dans un travail quotidien qui nous permet de nous soutenir les un·es les autres, et de transformer les conditions matérielles avec lesquelles nous vivons.

Traduit de l’anglais (États-Unis)
par Emma Bigé

1NdT : Cet article, qui forme l’introduction à l’anthologie Against Equality: Prisons Will Not Protect You [Contre l’égalité : les prisons ne vous protégeront pas] (AE Press, 2012), est paru l’année du meurtre de Trayvon Martin, un adolescent africain-américain, tué par un vigilante latino-américain appartenant à un comité de surveillance de quartier à Sanford, en Floride. Zimmerman n’est de prime abord pas arrêté par la police, ni inculpé ; trois mois plus tard, et suite à de nombreuses manifestations dans tout le pays, il est finalement poursuivi, mais il sera acquitté un an plus tard, en juillet 2013. En 2019, Zimmerman intentait un procès (toujours en cours) contre la famille de Trayvon Martin pour collusion et pour diffamation.

2NdT : Nous élidons le passage où Dean Spade donne, statistiques à l’appui, des arguments précis contre le système punitif-carcéral : 1. les prisons ne sont pas pleines de criminel·les, elles sont pleines de gens racisés, de pauvres et de personnes handicapées ; 2. l’essentiel de la violence ne se produit pas dans la rue entre des inconnu·es, comme à la télé, mais entre des gens qui se connaissent, dans l’intimité des foyers ; 3. les personnes les plus dangereuses (qui dirigent les banques, les gouvernements, les armées, la police) ne sont pas incarcérées et n’ont quasiment aucune chance de jamais l’être ; 4. les prisons n’enferment pas les violeurs et les tueurs en série, ce sont elles, les violeuses et les tueuses en série ; 5. augmenter la criminalisation ne rend pas le monde plus sûr, cela ne fait qu’alimenter le système policier-carcéral. Pour une actualisation de ces arguments, on peut notamment se reporter à Jackie Wang, Capitalisme carcéral, traduit de l’anglais (États-Unis) par Philippe Bouin, Paris, Éditions Divergences, 2019 et à l’anthologie du collectif Matsuda, Abolir la police. Échos des États-Unis, Le Mas d’Azil, Niet Éditions, 2021.