Il y a deux lectures possibles des mouvements qui affectent la société française depuis une bonne vingtaine d’années([[Le point de départ politique est le retour sur la scène de Chirac comme Premier ministre cohabitant avec Mitterrand. Le point de départ économique est 1972, l’accord signé par la CGT avec Manpower (société de travail intérimaire) ou bien le dispositif d’indemnisation du licenciement économique mis en place par Chirac : 90 % du montant du salaire pour indemnités de chômage pendant un an et 110 % pour ceux qui acceptaient une formation. Rappelons aussi que la proportion officielle des chômeurs non indemnisés est aujourd’hui de 52% (« officielle », c’est-à-dire sans compter les non-inscrits, les découragés, le non-recours dans son ensemble).) et qu’on définira comme non ouvriers au sens classique du terme. La première lecture consiste à placer ces luttes dans le prolongement des mouvements (ou de ce qui reste des mouvements ouvriers) de refus des privatisations des grandes entreprises nationalisées, du refus de la mondialisation. Bref, de les voir comme des résistances à l’instauration d’un capitalisme néolibéral qui veut se déployer et n’y arrive pas encore en France parce que le village gaulois résiste. La seconde lecture, radicalement différente dans ses conclusions, consiste à penser ces mouvements, au contraire, non comme les résistances réactionnaires à l’instauration du nouvel ordre économique globalisé, mais comme les premières formes annonciatrices de la lutte à l’intérieur du nouveau capitalisme installé. Richard Sennett n’a pas dit autre chose dans son interview à Libération du 1er avril. Ces mouvements, en effet, ne sont pas réductibles à ceux des travailleurs productifs industriels ou des employés qu’on appelait les « cols blancs ». Leurs acteurs se manifestent en tant que hors travail, hors emploi, hors usine, hors logement, hors papier, hors du régime de l’intermittence, hors de la ville (la banlieue). Ce n’est pas un hasard si, au cours des années 1990, nombre d’entre eux se fédérèrent comme mouvement des « Sans ». Après les sans-statuts vacataires de l’enseignement des années 1970, le no future des années punk, les sans-papiers, les sans domicile fixe, les radiés de l’ANPE, les sans-droits à la protection sociale, voici les actifs et travailleurs sans emploi, sans revenu, bref les working poor d’un nouveau genre. Un programme de mise au travail de type keynésien pouvait penser venir à bout des traditionnels working poor. Mais les jeunes de moins de 35 ans rentrent et sortent tout le temps du marché du travail. Ce qui les rend vulnérables, ce n’est pas l’absence de travail (ils travaillent tout le temps un peu et sans statut), c’est le très faible niveau de revenu et l’irrégularité dudit revenu qui les rend inéligibles au crédit, au logement. C’est l’emploi qui « fout le camp » et cette délocalisation-là est bien plus préoccupante et importante que la délocalisation vers les emplois industriels du Sud.
La composition antagoniste du capitalisme cognitif
Quel est le trait commun à tous les mouvements de ces dernières années ? Ils concernent essentiellement les scolarisés, les précaires, les jeunes dits en formation, les doctorants, les post-doc sans postes, les personnes en activité sans pour autant bénéficier d’un emploi, les travailleurs de secteurs ou de branches de l’économie qui sont intérimaires, intermittents, free-lance, travailleurs indépendants ou autonomes d’un nouveau genre, à cheval sur le salariat et l’emploi à son propre compte.
En matière de contrat de travail, cela recouvre premièrement ce qu’on on appelait traditionnellement le secteur non structuré (C. Kerr) ou secondaire (M.J. Piore) du marché du travail : des emplois liés à une demande instable ou variant fortement sur l’année (saisonniers, intérimaires, travailleurs d’appoint, petits boulots). Mais cela touche également désormais d’autres secteurs de l’activité économique liés à un autre type de discontinuité ou d’hétérogénéité dans l’activité comme les employés des secteurs du spectacle, de la communication, et des activités restructurées à l’instar du cinéma (production flexible en fonction des publics, externalisation) de façon « servicialisée ». Loin d’être des emplois liés seulement à des secteurs traditionnels (services domestiques, hôtellerie, restauration, tourisme, nettoyage) ces emplois sont apparus dans la production de biens connaissances, dans les logiciels, dans les start up de l’information ou de l’économie de service à la personne, en particulier dans le domaine de la santé concernant des personnes seules et âgées, ou bien dans le tiers-secteur alternatif.
De quelque côté que l’on se tourne, celui de l’emploi très précaire (celui des travailleurs au RMI obligés de faire des petits boulots au noir, celui des immigrés sans papiers), celui des experts très qualifiés (ingénieurs, cadres supérieurs) ou celui intermédiaire des intermittents, des chercheurs post-doctorants rémunérés sur contrats, le CDI n’est plus appliqué. Certes, le nombre de contrats à durée indéterminée représente encore en stock plus des deux tiers des contrats de travail, mais pour les classes d’âge des moins de 35 ans, la proportion se dégrade nettement. Les formes particulières d’emplois représentent plus de la moitié des emplois offerts et cette proportion est carrément des deux tiers pour les moins de 26 ans.
Cette transformation est à notre sens le meilleur indicateur du fait que nous sommes entrés bel et bien dans l’ère du capitalisme cognitif([[Voir les numéros 2 et 10 de la Revue Multitudes téléchargeables en ligne www.multitudes.samizdat.net ). L’exploitation est devenue essentiellement l’exploitation non de la force de travail, mais de sa disponibilité, de son attention, de sa capacité à rester vive et à coopérer en réseaux non seulement technologiques mais humains. Le capitalisme a cessé de parler uniquement en termes de produits et procédés matériels pour s’intéresser de plus en plus aux processus, aux solutions. La mobilité, la réactivité, le changement continuel sont devenus des valeurs incorporées à la qualification. Ce qui sert de repère au taux d’exploitation réelle, ce n’est plus l’emploi et la durée de travail dans les limites précises de l’emploi, c’est le travailleur lui-même dans ses parcours dans le tissu social et pas exclusivement productif.
La finance est devenue le centre nerveux de la production, parce que le centre de gravité de la valeur s’est déplacé vers les externalités positives que produisent les territoires sociaux, c’est-à dire-toutes les formes de coopération. Dans une société de l’information ou une économie reposant sur le savoir, le potentiel de valeur économique recélé par l’activité est une affaire d’attention, d’intensité, de création, d’innovation. Or ces éléments se produisent largement en dehors du cadre de l’horaire de travail classique. Les projets, tout en étant rémunérés au produit incorporent un temps gratuit considérable. L’activité humaine qui se trouve ainsi captée, n’est pas le miel produit par les abeilles productives humaines, mais leur activité infiniment plus productive de pollinisation des relations sociales, asservies à l’innovation ou non. Dans une société où la production opère avec du vivant et pour faire du vivant (bioproduction et biopolitique) la mesure du temps de travail est en crise. Que veut dire un système de mesure de l’activité par les seuls produits de cette activité qui requiert continûment de la préparation, de la mise à jour, de la formation permanente, une mise en commun ? Nous assistons à une crise de codification du rapport salarial, bref à une crise constitutionnelle du travail.
La discrimination par l’éducation
Dans le capitalisme cognitif, l’école et l’appareil de formation deviennent un moment décisif. Ils remplissent la fonction que jouait la possession ou dépossession des moyens de production dans le capitalisme industriel. La prolétarisation a creusé un sillon profond au sein du capitalisme industriel jusqu’à ce qu’une politique de répartition et la création de droits sociaux viennent tempérer cette division et conjurer le risque de guerre civile qu’elle contenait. Aujourd’hui les fractures éducatives, linguistique et numériques tracent des frontières brutales partout où le système éducatif est demeuré élitiste et républicain, et peu massifié par une démocratisation substantielle. Le niveau d’éducation qui se confond de plus en plus avec le niveau de sortie du système éducatif commande l’accès aux emplois et encode la précarité entre une précarité stigmatisante et une précarité synonyme de mobilité voulue et valorisée. La valeur-travail est devenue la valeur-éducation et le capital humain accumulé et reconnu. Cet accroissement du rôle de l’éducation dans la stratification sociale, de plus en plus semblable à une centrifugeuse qui polarise la population, explique l’âpreté des conflits sur la carte scolaire ainsi que sur les compléments payants des études publiques.
La montée de ce critère de hiérarchie sociale est attestée aussi par le caractère de plus en plus décisif de l’éducation des parents (particulièrement de la mère) dans les différenciations de classe par rapport au critère du niveau de richesse des familles et par le rôle déterminant du milieu scolaire et périscolaire.
Sans démocratisation des critères de validation de l’éducation (qui passe par une refonte totale de l’école républicaine), le capitalisme cognitif redevient aussi inégalitaire que le capitalisme industriel dans le premier siècle de son existence. Que des notions comme le droit à l’éducation, à la formation tout au long du cycle de vie, soient apparues et soient de plus en plus mises en avant, n’est pas un hasard. La haine de l’école et des étudiants s’est manifestée aussi bien dans les émeutes de novembre 2005 où des jeunes ont brûlé des écoles et des bibliothèques, que dans les agressions des manifestants étudiants du centre-ville par des « casseurs » venus des banlieues. Elle est un indice de la parfaite conscience qu’ont les discriminés de leur marginalisation opérée par l’éducation. La rage des émeutiers de novembre 2005 à brûler quelques écoles, bibliothèques ou équipements collectifs n’apparaît plus alors comme irrationnelle.
Faire confiance aux hommes ou aux entreprises ?
Les emplois mis en place pour les jeunes (dispositifs particuliers et emplois sauvés) représentent la bagatelle de 50 milliards d’euros transférés aux entreprises et la moyenne de 19 500 euros par emploi([[Le Monde diplomatique, Mars, 2006, Dossier sur le travail précaire. ). Actuellement cet argent va aux entreprises avec l’espoir que ces dernières créeront des emplois stables. Mais le contexte de concurrence acharnée sur le plan international et national ou européen les pousse à traduire immédiatement ces subventions en avantage comparatif. Elles prennent l’argent et ne recréent pas des relations de long terme avec leurs employés. Pourquoi ? Parce que leur spécialisation, au lieu de se porter sur les segments incorporant plus d’intelligence et d’innovation, suit la pente de la facilité : distribuer des dividendes élevés aux actionnaires, ne pas construire des contraintes en revenant à un marché du moins-disant (parfois pour tirer de ces opportunités de faire de l’argent rapidement des moyens de réaliser des opérations de rachat d’entreprises contenant de la matière grise ou de start up contenant des réseaux nouveaux).
Orienter ces 50 milliards d’euros vers la main-d’œuvre présenterait plusieurs avantages : d’une part, en versant l’équivalent d’un smic annuel à ces actifs jeunes en situation de particulière précarité, on résoudrait une partie de la précarité. Supposons par exemple que l’on estime à 5 millions le nombre de jeunes de moins de 30 ans vivant dans la précarité. Réaffecter ces 50 milliards de subvention à un revenu d’existence, nous conduirait à la somme de 833 euros par mois pour chacun. C’est-à-dire largement au-dessus du revenu minimum d’insertion. Cela résoudrait une grande partie du problème de la précarité. Second avantage, cela permettrait à ces jeunes d’avoir une position beaucoup plus forte sur le marché du travail et de ne pas accepter des emplois dégradants.
La création d’emploi et d’activité ne peut pas faire abstraction de l’autovalorisation des personnes et de leur participation active à la création des nouveaux secteurs d’activité en liaison avec les besoins qu’eux seuls révèlent en même temps qu’ils cherchent à les satisfaire. Un revenu d’existence permet à une partie de la population de se consacrer à une activité d’intérêt général et d’une utilité sociale dix fois plus intéressantes que faire tourner sous perfusion des activités industrielles condamnées, polluantes ou guerrières.
La garantie ou contrepartie à la précarité et à la disparition croissante des emplois de type béveridgien doit aller aux actifs et non aux entreprises. Les droits sociaux (la garantie de ne pas tomber dans la misère et de devenir ainsi des travailleurs pauvres([[Pour ceux qui ne croiraient pas au retour des working poor, citons ce seul chiffre : à Paris un tiers des sans domicile fixe ont un travail régulier !!!)) doivent être attachés à la personne et pas aux emplois. La justification d’un revenu d’existence inconditionnel n’est pas seulement éthique, elle est surtout économique. Il s’agit de rétribuer de façon primaire la productivité sociale de l’actif. Dans une société de la connaissance, étudier, se former, se cultiver c’est déjà contribuer à la productivité globale de la société. Le revenu d’existence est la seule solution qui concilie l’involution actuelle de l’emploi, les nouvelles formes d’activité, la production flexible et l’incorporation croissante de savoir et de travail immatériel dans la production de valeur économique.
Plus que jamais, à travers des hoquets, des décisions stupides, des audaces de hussards nus et sans troupe, trahis par leur propre patronat, la socialisation cognitive du salariat s’impose dans les faits et se traduit dans une subvention déguisée aux entreprises. Le capitalisme cognitif proposé par le sommet européen de Lisbonne de 2002 devra se consacrer au contraire au financement de la véritable infrastructure du capitalisme cognitif : au financement d’une population voulant vivre, apprendre et déployer pleinement son activité. Cette infrastructure a un seul nom : un revenu d’existence élevé, inconditionnel, cumulable avec une activité.