92. Multitudes 92. Automne 2023
Majeure 92. De la fourchette à la fourche

La méthode Selfood ou la pédagogie alimentaire
Les projets Sugar Killer et alimentation étudiante

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Conversation avec Thierry Boutonnier, Aurélie Rogé & Camille Hochedez,
animée par Priscilla De Roo

Cette conversation raconte deux expériences de mise en capacité de jeunes personnes quant à la connaissance de leur propre alimentation. La première se dénomme Sugar Killer, cest une expérience artistique qui sintègre dans une recherche scientifique et pédagogique. Elle été mise en pratique par Thierry Boutonnier, artiste et arboriculteur, Julie Le Gall, enseignante-chercheure en géographie à lENS de Lyon et Aurélie Rogé, enseignante de SVT au collège Henri Barbusse auprès de collégiens de Vaulx-en-Velin. Recherche-action déducation alimentaire hybridant art, alimentation et transformation du territoire, elle peut se résumer par le sous-titre « quand les collégiens enquêtent sur leurs sucres ». La seconde expérience sinscrit dans une recherche menée par Camille Hochedez auprès détudiants de luniversité de Poitiers une année avant le Covid (2019) et durant le Covid (2020). Au-delà de récolter une documentation sur les pratiques alimentaires étudiantes, elle a pu comparer les mutations de ces pratiques en fonction de la situation familiale des étudiants. Les deux expériences sappuient sur la méthode Selfood, soit la contraction de selfie et food, qui consiste à faire prendre en photo les repas dun individu sur plusieurs jours consécutifs, ce qui finit par constituer une forme dautoportrait alimentaire. La démarche est de photo-élicitation (Eva Bigando, 2013) ou de photovoice dont lobjectif est de partir de la sensibilité et des émotions. Les paysages alimentaires ainsi récoltés sont le support dune réflexion plus large sur le fonctionnement des systèmes agri-alimentaires, sur les choix et pratiques alimentaires des participants, et leurs effets sur la santé et lenvironnement. Lassociation Réseau Margueritte continue déclairer ces réseaux trophiques augmentés1.

Selfood

Priscilla De Roo (Multitudes) : La méthode Selfood a été inventée par vous, Aurélie Rogé, pour répondre de manière ludique aux questionnements de lenquête de Julie Le Gall concernant la sensibilisation des élèves à la pratique dune alimentation saine. Cette méthode semble connaître de beaux succès. Elle a été appropriée par vous, Thierry Boutonnier2, artiste, pour repérer les formes de cultures alimentaires des collégiens, par lanalyse en autogestion de leurs paysages alimentaire. Pouvez-vous nous dépeindre loriginalité de cette méthode ?

Aurélie Rogé : La méthode Selfood est née d’une discussion avec Julie. Un de ses outils de recherche était un tableau journalier concernant les habitudes alimentaires des adolescent·es, à compléter : Qu’ont-ils mangé ? Qui a cuisiné ? Qui a fait les courses ? Avec qui ont-ils mangé, etc. Comme il me paraissait difficile d’avoir des résultats concluants avec mes élèves qui peinent à faire leurs devoirs à la maison, leur demander de remplir textuellement un tableau sur une semaine était risqué. Des collègues et des collégiens avaient travaillé avec le médium de la photographie pour enquêter auprès d’un maraîcher en circuit court. Je me suis aussi inspirée de Peter Menzel, en prenant plutôt un instantané d’une semaine de repas.

Thierry Boutonnier : Julie Le Gall, géographe et docteure, menait des recherches concernant la justice alimentaire et travaillait avec Aurélie Rogé à propos du paysage alimentaire des adolescents à Vaulx-en-Velin. Pour ma part, dans ces quartiers dits « prioritaires » de la politique de la Ville et de l’ANRU, je distillais des hydrolats3 avec les habitants à partir de rosiers que nous avions transplantés, dans la continuité de l’œuvre Eau de Rose que je mène depuis 2013 dans la métropole de Lyon. Début 2016, l’association COAL Art & Écologie m’invite à proposer une recherche-création avec des laboratoires. Ainsi, grâce à des terrains, des intérêts et des amitiés communes, nous avons rassemblé nos doutes et associé nos recherches, nos arts, avec la pédagogie. L’originalité, ce serait le rôle pivot et créatif de l’enseignante de Sciences de la Vie et de la Terre Aurélie Rogé qui a su mobiliser ses élèves.

A. R. : Les élèves nous ont fait confiance et nous ont permis d’entrer dans leur intimité. Ils sont devenus des coproducteurs de connaissances scientifiques grâce à un système de notation photographique et une curiosité réciproque.

T. B. : L’association Réseau Marguerite fut créée durant cette recherche. Le projet Sugar Killer faisait partie du laboratoire « La Table et le Territoire » imaginé par l’association COAL4 et financé par un programme européen. La Fondation des artistes a aidé particulièrement cette recherche-création. Voilà une constellation d’acteurs qui se sont déplacés de leurs positions de sachants pour que les élèves, experts de leurs alimentations, enquêtent au moyen de séries photographiques sur leurs propres pratiques et de ce fait, interrogent celles des adultes dits « responsables ».

Les scientifiques les plus exigeants nous préviennent que l’humanité a basculé dans une Terre bousculée par nos activités, notamment agro-industrielles et que nous sommes maintenant tous ignorants des aléas en cours et à venir. La précarité des adolescents dans un quartier est à mettre en perspective avec celle de l’humanité.

A. R. : Aussi, un inspecteur général qui faisait une enquête transversale pour le compte de quatre ministères, agriculture, solidarités et santé, culture, éducation a souligné que jusqu’à présent, l’éducation à l’alimentation tournait essentiellement autour de la santé mais qu’il était essentiel qu’elle soit traitée de façon plus globale en incluant les aspect agriculture et écologie à toutes les échelles, de l’assiette aux dérèglement globaux.

Sugar Killer

P. D. R. : Thierry Boutonnier, vous êtes artiste et arboriculteur, fils et frère déleveuse et déleveurs laitiers près de Castres. Votre ligne de conduite est de rupture, aussi bien dans le domaine artistique quarboricole, que vous mêlez dailleurs. Vous réalisez des installations/performances de toutes sortes, avec deux principes directeurs, la participation et le soin écologique. La co-élaboration de pratiques artistico-environnementales vous permet danalyser des formes de domestication de la nature et de susciter des capacités dagir pour faire bifurquer les pratiques (voir votre site www.domestication.eu). Vous dites « Lalimentation est le fil rouge de toutes mes pratiques car elle nous relie à la question de qui nous accueille [sur Terre] ». En quoi le projet Sugar Killer illustre-t-il ces principes ? Dans quel contexte le projet est-il né ? Pourquoi le projet a-t-il ciblé des collégiens dune banlieue lyonnaise ?

T. B. : L’alimentation, c’est plonger ses crocs et être traversé. Le symbiote intestinal est peuplé de petits êtres qui composent aussi la Terre entière. Je suis un hôte. J’accueille et je suis accueilli. Nous formons des réseaux trophiques.

Les collégiens de l’établissement Henri Barbusse à Vaulx-en-Velin de la métropole de Lyon ont la particularité de ne pas avoir de cantine dans leur établissement. Comme tous les enfants, ils/elles subissent la propagande d’une agro-industrie culturelle avec des points de distribution à proximité de leurs établissements (sodas, bonbons, chips,…). Personnellement, en tant que fils et frère d’éleveurs laitiers précarisés et humiliés par cette agro-industrie, je boycotte ces produits. Alors, au contact de ces adolescents, de ces chercheur·es et de ces enseignant·es, je tente de comprendre la domination culturelle de ces produits agro-industriels.

Sugar Killer est une enquête qui s’appuie sur les selfoods réalisés par les élèves. La démarche traite directement de leur alimentation et nous aide à rentrer dans des habitudes hors du cadre scolaire. Par l’image, la démarche nous invite à leurs tables. Des séances ont invité à faire des lectures d’images, des collages et des recherches sur la symbolique des couleurs des emballages. Les séries photographiques ont été passées au crible de l’histoire des représentations de l’alimentation dans l’art pictural et des images publicitaires.

Tapisserie des autoportraits alimentaires des élèves exposée au mur du collège

Au cœur de l’enquête, compte-tenu de leur inquiétude quant à la nature et les effets des sucres, du Sucralose et des édulcorants, les élèves ont posé des questions à Martine Cador5, chercheure au laboratoire Nutrineuro à Bordeaux à propos de la notion d’addiction, de besoins irrépressibles de consommer des aliments ou des boissons sucrés durant cette période à risque qu’est l’adolescence. Nous avons alors appris que l’adolescence est un moment de maturation du cerveau et que, durant cette période, des dépendances à des substances peuvent s’installer durablement. Les édulcorants comme le Sucralose peuvent perturber l’organisme par ses effets de leurre. Grâce aux recherches de Martine Cador, nous avons réalisé qu’il y avait un possible continuum des dépendances sans substances, comme les écrans, les jeux d’argent, les achats compulsifs ou avec substances, comme le protoxyde d’azote, le tabac, la cocaïne, l’alcool. La dépendance aux sucres très tôt conduit à des troubles du comportement qui peuvent générer des dépendances à d’autres drogues. Si une trop forte consommation de sucre à l’adolescence conduit à des comportements dépressifs une fois le cerveau devenu adulte, alors, nous pouvons comprendre l’emploi double de James Quincey, à la fois PDG de Coca Cola et directeur du laboratoire pharmaceutique Pfizer.

Ainsi, une restauration écologique de nos milieux sera nourrie par une compréhension de la prédation du regard et nos dépendances. C’est un enjeu de santé commun que de comprendre les problèmes que posent les monopoles agro-industriels mondiaux, leurs propagandes et les recettes de la dépendance à des cocktails chimiques. La compréhension des controverses, la participation au débat démocratique, l’élaboration des faits transformateurs et leurs représentations sont, pour ma pratique artistique, des nécessités pour de réelles œuvres écologiques. Leur nature est collective, leur principe est pédagogique.

P. D. R. : Sugar Killer ou « quand les collégiens enquêtent sur leurs sucres ». Vous avez donc pris pour cible le sucre, produit on ne peut plus nuisible6 et omniprésent dans les assiettes (et les canettes) des collégiens. Comment vous êtes-vous pris pour positiver le sujet, pour susciter une démarche constructive et non stigmatisante ? Comment les élèves ont-ils été amenés à déconstruire par leurs propres moyens les images quils avaient de leur alimentation ?

T. B. : Nous n’avons pas besoin de positiver ni de stigmatiser quand il s’agit d’écouter les collégiens et de regarder ensemble. Je l’ai appris des approches pédagogiques et scientifiques d’Aurélie Rogé et de Julie Le Gall. La lecture d’images des selfood (imprimées) a permis aux élèves de poser leurs regards. À travers les notions de cadrage, de contraste, de référence à l’histoire de l’art et des canons de la publicité, ils ont tenté de comprendre en quoi leurs images étaient semblables ou différentes. Au delà du goût, ces lectures d’images ont permis des discussions : pourquoi telle ou telle image donne l’eau à la bouche ? Quel lien entre la vue et l’appétit ? Nous avons interrogé la puissance des souvenirs comme la place de la culture.

Nous avons procédé à une analyse nutritionnelle à partir de ces lectures d’images et fait des lectures d’étiquettes des emballages. Suivant la récurrence, le soda et la teneur en sucre sont devenus des points saillants. À travers toutes ces images, ils ont formulé une foule de questions à propos de la nature des choses qu’ils/elles digèrent. Ils/elles ont imaginé des expériences pour comprendre : l’enquête téléphonique auprès des télé-opérateurs au moyen des numéros dédiés aux consommateurs est l’une de leurs trouvailles.

Le résultat le plus important est le débordement des attendus. Les points saillants : l’addiction aux sucres chez les adolescents et l’assimilation des injonctions contradictoires. Je me souviendrai longtemps des paroles d’une élève : « Nous savons que ce n’est pas bon, qu’il y a le diabète, tout ça…, qu’il faudrait manger des fruits, des légumes… Mais le Coca c’est la vie, on le voit comme ça, on a envie, on ne peut pas s’empêcher… »

A. R. : Nous avons aussi réalisé l’expérience d’un semis de betteraves dans des bouteilles alimentées en Coca ou en eau. Les graines ont donné leurs avis… Nous avons suscité la réflexion des élèves en les prenant au mot « le coca c’est la vie » et en comparant ce produit « vivant » à d’autres êtres vivants étudiés en classe… c’est ça aussi la pédagogie !

T. B. : C’est vrai. L’école n’est pas seulement un établissement, c’est aussi un organisme vivant. Voici des exemples d’actions situées et intégrées comme autant de symbiotes à une pratique pédagogique et qui participent à transformer avec poésie cet organisme. Il s’agit de favoriser chez les élèves une vision décloisonnée du vivant.

P. D. R. : Vous avez développé une démarche mêlant art, science et pédagogie. Parlez-nous de cette approche, de comment elle a dynamisé le projet Sugar Killer. Il en est résulté des œuvres collectives de formes diverses. Vous dites quelles œuvrent avant dêtre des œuvres. De quelle manière ?

T. B. : Elles œuvrent avant d’être des œuvres, car ces situations de recherche avec les élèves, experts de leurs alimentations, à partir de données factuelles (images, emballages, semis, entretiens…), nous invitent, sachants et non-sachants, à co-créer compositions, couleurs, enregistrements téléphoniques… Les formes qui en découlent sont des agencements de ces données qui tentent de traduire nos implications sans plus d’explications. Depuis les selfood, les élèves ont nourri et orienté les discussions pour tenter de comprendre ce que telle ou telle image, telle ou telle nourriture provoque en eux.

P. D. R. : Si les œuvres ouvrent, votre objectif est quelles ouvrent sur la prise de conscience de la puissance du système agro-alimentaire et de ses répercussions sur la santé. Cela a été le cas pour lindustrie du sucre avec son cortège dobésité. Comment les collégiens se sont-ils pris pour dénouer les chaînons de cette filière mortifère ? Il semble que leur méthode denquêtes soit allée jusquà constituer des arguments pour poursuivre les géants du sucre. Racontez-vous cette histoire extraordinaire qui part de lassiette pour aboutir à des questions aux législateurs.

T. B. : Les liens entre le glyphosate, la betterave sucrière, l’addiction aux substances psycho actives et les maladies chroniques comme les diabètes, nous invitent à nous interroger, comme les élèves, et à chercher les responsables de ce réseau trophique contaminé et prémédité. À travers les lectures d’étiquettes et les questions qu’elles soulevaient, des collégiennes ont tenté de trouver des réponses. Elles ont appelé les numéros des marques dédiés aux consommateurs. Elles ont demandé pourquoi les calculs de proportion de sucre étaient faux, pourquoi ils étaient basés sur le poids d’un adulte alors qu’ils étaient adolescents, la nature de certains ingrédients, pourquoi les exhausteurs de goût, les édulcorants et autres produits de substitutions aux sucres n’étaient pas considérés comme du sucre alors que leur organisme est leurré, quels étaient les effets des cocktails chimiques… Les téléopérateurs et téléopératrices se sont souvent justifiés avec une formule : « C’est autorisé par les normes européennes ».

Les collégiens ont voulu alors interroger un législateur pour comprendre comment les normes se décidaient. C’est ainsi qu’ils ont questionné Camille Chaussinand, attaché parlementaire d’Olivier Véran, au moment de l’affichage obligatoire des « nutri-scores » en France. Nous avons alors compris que les procédures législatives et juridiques pour protéger les enfants et la population à des risques sanitaires (le cas du nitrite à été discuté) étaient plus compliquées que les autorisations de mise sur le marché pour des produits agro-industriels ! Ils se sont aussi demandé si la publicité qui cible des enfants avec des messages contradictoires : « Venez comme vous êtes », « mangez cinq fruits et légumes » ne rendait pas fou. De fait, Nous sommes tous les codétenus de leurs chaînes alimentaires.

P. D. R. : Plus globalement, vous considérez que ces expérimentations permettent darticuler une pensée critique, une pensée complexe, une pensée prospective, et surtout, une pensée transformatrice et opérationnelle au prisme de léthique. Pouvez-vous expliciter ces notions ?

T. B. : Le livre de Daniel Curnier Vers une école éco-logique décrit bien ce qui se joue, ici, avec les collégiens en termes de co-construction de savoirs à travers la pratique. Une pensée critique, ce serait la série photographique des selfoods et l’accumulation de regards, leurs mises en perspective avec les références culturelles et la discussion à plusieurs voix (Aurélie Rogé, Julie Le Gall, Thierry Boutonnier, Marine Cador, Camille Chaussinand…) Une pensée complexe serait la lecture des étiquettes, la formulation des questions qu’elles soulèvent (portion adulte, édulcorants…), les effets sur la santé individuelle, collective et celle des écosystèmes. La pensée prospective serait d’imaginer des scénarios d’action de transformation de l’existant : comme faire évoluer la loi concernant les incitations à la consommation de substances psycho-actives à l’adresse des mineurs (introduire parmi elles les sucres et les cocktails chimiques). La pensée transformatrice et opérationnelle : les adolescents dépassent les slogans, enquêtent sur leurs alimentations et transforment leurs modes de consommation avec la conscience des troubles écologiques, cognitifs et comportementaux co-substantiels au sucre et à certains cocktails chimiques. Les acteurs de l’enquête se déplacent de leurs champs, créent une association, s’adressent à des acteurs politiques et techniques de la métropole de Lyon et d’ailleurs, influent sur la constitution des menus. Collégiens, enseignants, artistes et chercheurs, nous continuons de faire appel aux législateur·es, aux avocat·es, aux spécialistes de la santé publique, aux addictologues pour réguler les effets de la propagande qui cible les enfants pour des produits dont la portion individuelle et les substances sont pensées pour des adultes et influent clairement sur leurs attentions, leurs apprentissages et leur devenir citoyen.

Alimentation étudiante

P. D. R. : Camille Hochedez, votre recherche porte spécifiquement sur la précarité alimentaire des étudiants. Vous vous intéressez particulièrement aux inégalités alimentaires et vous attaquez à la notion de justice alimentaire, comme idéal et comme objet dengagement militant. Pourquoi avez-vous choisi la catégorie des étudiants pour comprendre les inégalités daccès à lalimentation ?

Camille Hochedez : Les étudiants ne sont paradoxalement pas un public très étudié dans les recherches sur l’alimentation, alors qu’ils rencontrent des difficultés à s’alimenter. La crise du Covid‑19 a révélé la précarité alimentaire étudiante : dans les médias, beaucoup d’images d’étudiants faisant la queue lors de distribution d’aide alimentaire, ou confinés dans leur chambre de cité U, ont alerté le grand public sur des situations dramatiques d’insécurité alimentaire. La catégorie des étudiants est aussi intéressante pour étudier les inégalités alimentaires parce qu’ils sont entre l’adolescence et l’âge adulte, et leurs pratiques alimentaires sont marquées par cet entre-deux. C’est un statut temporaire qu’il est intéressant de regarder pour comprendre comment des facteurs résidentiels, économiques, familiaux, de rythmes de vie et de travail, mais aussi des facteurs culturels liés au mode de vie étudiant, influencent l’accès à l’alimentation.

P. D. R. : Vous avez utilisé la méthode Selfood pour capter les paysages alimentaires des étudiants, cest-à-dire, la perception quils se font de leur alimentation et de leur environnement alimentaire. La catégorie étudiante a des caractéristiques socio-économiques, des conditions de vie ainsi que certaines habitudes alimentaires communes. Pouvez-vous nous les décrire ? Peut-on parler à leur égard de précarité alimentaire ?

C. H. : La catégorie « étudiants » présente en effet un certain nombre de traits communs caractéristiques de ce qu’on pourrait appeler la « condition étudiante » : on est face à de très jeunes adultes, en formation, pour la plupart non-actifs. D’où une éventuelle précarité économique, un éventuel faible confort résidentiel, un relatif faible intérêt et faible temps pour cuisiner, etc. Autant de facteurs qui influencent l’alimentation. L’hypothèse qui découle a priori de ces caractéristiques socio-économiques, c’est qu’il existerait une alimentation spécifiquement étudiante, des pratiques de consommation et d’approvisionnement alimentaires conditionnées par leur statut. Les paysages alimentaires étudiants seraient davantage marqués par la précarité, ce qui se traduirait par des déconnexions d’avec les ressources agricoles de proximité et les aliments sains. Et effectivement, l’analyse révèle un certain nombre d’habitudes alimentaires communes qui vont dans ce sens : le temps consacré aux études et souvent à un emploi à côté, se répercute sur le temps consacré à la préparation et à la prise des repas : 1/3 des participants consacrait moins de 10 minutes à la préparation du dîner en 2019, année « normale » avant le Covid. Et la moitié mangeait le midi un repas qui n’avait pas été préparé par eux (déjeuner au RU, consommation de sandwichs ou de plats préparés, déjeuner dans les fast-foods entourant le campus et accessibles à pied…).

Ce manque de temps impacte clairement la qualité nutritionnelle des repas : sur les selfoods, on observe beaucoup de féculents (riz, pâtes,…) et beaucoup de « malbouffe » (1/4 des selfoods de 2019) comme les sandwichs, pizzas, kebabs, tacos et burgers. C’est encore plus frappant pour les petits-déjeuners : soit ils sont zappés, soit ils sont constitués de biscuits industriels sous vide, qui vont vite à déballer et à manger. D’autres traits communs reviennent, comme la monotonie des repas, des lieux de prise de repas parfois négligés (sur un bureau devant son ordinateur, sur une table basse ou un canapé…). Ce qui frappe, c’est que les étudiants mangent souvent seuls (la moitié des dîners sont pris seuls en 2019). Dernière caractéristique, les paysages alimentaires étudiants sont façonnés par des pratiques d’approvisionnement intégrées dans des systèmes alimentaires longs : ils vont faire leurs courses dans des grandes surfaces situées en périphérie, consomment beaucoup de produits transformés, d’où de nombreux food miles dépensés !

P. D. R. : Pourtant, vous soulignez la diversité des paysages alimentaires de la cohorte détudiants que vous avez observés, étudiants de luniversité de Poitiers donc venant essentiellement dun milieu rural. Ces diversités sont fondamentales pour renforcer ou non les notions de précarité, dinégalités et dinjustices alimentaires. Dites-nous en quoi consistent les principales diversités observées, et la dialectique que vous posez entre différenciation et inégalités.

C. H. : C’est vrai que contrairement à l’hypothèse que j’avais formulée, les selfoods ont aussi révélé beaucoup de différences dans les manières de s’alimenter parmi les étudiant·es.
Ce groupe est loin d’être homogène, et l’origine familiale, sociale et géographique joue beaucoup dans les pratiques alimentaires. Par exemple, la plupart des étudiants ont une origine familiale rurale et rentrent chez leurs parents le week-end : ces ruptures temporelles sont visibles dans les repas, qui sont différents entre ceux pris la semaine et ceux pris le week-end, ces derniers étant davantage structurés selon le tryptique entrée-plat-dessert, préparés et cuisinés à base de produits frais. Les repas pris le week-end en famille présentent une meilleure qualité nutritionnelle et sont marqués par une commensalité plus forte, ils sont partagés en famille et rompent avec la solitude alimentaire de la semaine. Finalement, la proximité des racines rurales atténue la précarité alimentaire.

En revanche, les étudiants d’origine étrangère et arrivés à Poitiers par le dispositif Campus France restent dans leur chambre de cité U le week-end, et leurs repas ne présentent pas la même variation entre la semaine et les week-ends. Ceci étant, ils favorisent davantage la consommation de légumes et prennent le temps de cuisiner. D’autres différences sont visibles, en fonction des conditions matérielles et résidentielles, qui influencent les possibilités de cuisiner et qui sont liées aux revenus des parents et de l’étudiant pour se loger. Tous les étudiants n’ont pas le même degré d’équipement et d’ameublement pour pouvoir cuisiner correctement.

Là où ces différences deviennent des inégalités alimentaires, c’est qu’à partir d’un statut commun (celui d’étudiant) et d’un environnement alimentaire commun sur le campus (même accessibilité aux restaurants gérés par le CROUS, aux chaînes de fast-food, etc.), les selfoods mettent en évidence que d’autres facteurs que la simple accessibilité alimentaire, expliquent les différences alimentaires : l’éducation alimentaire, le contexte familial et l’origine sociale des étudiants, les liens avec l’espace rural proche, le temps qu’on peut accorder aux repas, les conditions matérielles de logement… Pour certains étudiants, la précarité est contrebalancée par la famille. Pour d’autres, l’indépendance est synonyme d’accentuation de la précarité alimentaire : les étudiants d’origine sociale modeste et les plus précaires doivent travailler (boulot étudiant), ont de faibles revenus, et donc moins d’opportunités pour s’alimenter correctement (par manque de temps, d’argent, etc.).

La diversité des paysages alimentaires derrière un groupe social supposé homogène reflète au final, des inégalités structurelles qui forment les racines des injustices alimentaires. Lutter contre les injustices alimentaires suppose de s’attaquer d’abord aux inégalités structurelles. Par exemple, en revalorisant la condition étudiante, en prenant exemple sur les pays d’Europe du Nord où il existe un prêt public étudiant ou un revenu étudiant attribué de droit à tous (et non pas en fonction de seuils minimaux liés à la situation des parents). Cela ressemble à un revenu universel étudiant et cela permettrait de gommer les inégalités alimentaires liées à l’origine familiale.

P. D. R. : Vous avez fait intervenir les étudiants dans lauto construction de leurs paysages alimentaires en 2019, une année pour ainsi dire « normale » du point de vue de leurs habitudes alimentaires. Puis, en 2020, en plein confinement et retour de certains étudiants dans leurs familles. Sur quels types détudiants le Covid a-t-il eu un effet délétère et daccélérateur de leur précarité alimentaire ? À linverse, comment certains autres ont tiré bénéfice du confinement et amélioré leurs accès à une alimentation saine et équilibrée ?

C. H. : Tous les facteurs liés aux origines des étudiants ont pu accentuer ou au contraire atténuer la précarité alimentaire pendant les confinements. La comparaison des selfoods des promos 2019 et 2020 montre que si le confinement semble avoir « gommé » les motifs communs de l’alimentation étudiante (malbouffe, RU, prise de repas hors domicile ou rapide, déjeuner ou dîner devant l’ordinateur, etc.), il a accentué le rôle de l’environnement alimentaire et en particulier des inégalités résidentielles entre les étudiants qui sont rentrés chez leurs parents (et qui « mieux » mangé) et ceux qui sont restés seuls dans leur logement à Poitiers, le plus souvent les étudiants d’origine étrangère. D’ailleurs, les selfoods récoltés en mars 2020 lors de la mise en place du confinement, font apparaître beaucoup moins de « malbouffe » par apport aux selfoods de 2019. D’où une conclusion un peu paradoxale : les caractéristiques communes de l’alimentation étudiante (précarité, habitudes alimentaires marquées par la malbouffe, etc.) auraient été atténuées par la situation Covid‑19 pour la plupart des étudiants poitevins proches de leurs racines rurales.

1Le réseau Marguerite (Métropoles et Alimentation : quels Réseaux et quelle Gouvernance Urbaine pour expérimenter une gestion des Ressources Innovante dans les TErritoires ?) est un réseau denseignant·es impliqué·es dans des projets pédagogiques pour faire des adolescent·es les propres acteurs de leur alimentation, tout en favorisant une agriculture et une alimentation plus justes et écologiques. Les projets sont inscrits dans le cadre des programmes scolaires et sont interdisciplinaires, mêlant lÉcole, la Science, lArt et la Cité. Les élèves sont engagés dans une démarche denquête et formulent leurs propres questions. Ainsi, il est possible pour les enseignant·es de sortir du discours descendant du « bien manger » pour partir des savoirs et vécus des élèves, en leur proposant des outils de réflexivité tels que les selfoods. Le Réseau suit les projets, organise des formations, mutualise des ressources, crée des partenariats. https://reseaumarguerite.org

2Thierry Boutonnier : www.domestication.eu

3On appelle « hydrolat » leau issue de la distillation dune plante à la vapeur deau, réalisée avec un alambic. 

4Coalition pour une écologie culturelle.

6Voir lhistoire de lindustrie de la betterave sucrière et ses effets sur la santé dans larticle : « La betterave, la gauche, le peuple – et nous », Chez Renart, 15 juillet 2023, https//chez.renart.info/?La-betterave-la-gauche-le-peuplet-et nous