Médecine personnalisée et maintenance prédictive, trousse médicale et trousse à outils
Plantons le décor
Suivant les traces méthodologiques et épistémologiques de Georges Canguilhem1 en 1963, Michel Foucault2 appréhende la médecine clinique comme une pratique scientifique qui repose sur l’attention objective prêtée au corps malade. Confirmée au cours du XIXe siècle grâce à l’utilisation de nouveaux instruments, stéthoscopes, endoscopes, appareils radiologiques, tensiomètres, etc., cette pratique rompt définitivement avec le dualisme ancien où l’être humain n’était pas « seulement logé dans son corps ainsi qu’un pilote dans son navire », mais, « conjoint très étroitement, et tellement confondu et mêlé » qu’il constituait « un seul tout avec lui.3 » Pour la médecine clinique, le patient ne pouvait donc livrer une connaissance objective de sa maladie, même s’il était le seul à pouvoir en éprouver l’existence. Le médecin objectivait le mal sans impliquer le malade dans son investigation.
Depuis une vingtaine d’années, la médecine personnalisée cherche à améliorer les soins et prévenir les risques sanitaires. Grâce à l’intelligence artificielle qu’elle utilise pour traiter des données massives et en extraire des connaissances, son avenir ignore la médecine clinique. Dépassant la notion de groupes à risques, elle définit des caractéristiques physiologiques individuelles en lien avec des modes de vie et environnements particuliers. Elle cherche à anticiper l’apparition du symptôme en fouillant à bas bruit des données de plus en plus massives et de plus en plus fines, et bénéficie de connaissances produites automatiquement à partir de sources telles celles du génome humain, des biomolécules, de l’imagerie médicale ou bien d’autres encore. Sa finalité : évaluer au mieux le devenir sanitaire de chacun, en améliorant diagnostics et traitements et en orientant les politiques sanitaires4. Si la loi le permet, cette médecine peut s’inviter dans le cadre de visites d’aptitudes professionnelles.
Épistémologiquement, le rapprochement entre médecine personnalisée pour les humains et maintenance prédictive pour les objets industriels s’impose. À partir des années 1960, à l’usine, on parle encore de pannes, de réparations, mais une pratique nouvelle voit le jour : la maintenance industrielle, organisée pour répondre à l’exigence de sécurité de ceux qui utilisent des outils ou des machines dangereuses, en mode dégradé. Comment détecter la panne ? Comment comprendre son apparition, mais aussi l’incident, l’accident, voire la catastrophe ? Comment anticiper ? Des arbres de causes fleurissent, des récits d’expérience dessinent une archéologie d’événements indésirables. Les acteurs s’en contentent. Mais, plus tard, la maintenance prédictive se substitue à la réparation du réel, jugée insuffisante. Elle élargit son champ, l’affine, bénéficiant d’un mouvement d’hyperconvergence, d’une interactivité libre entre une multitude de données. En nuages, stockage et calculs vont devenir indépendants.
Aujourd’hui, la production, la disponibilité immatérielle, le traitement et la circulation des données dans des réseaux d’information s’offrent à une myriade d’utilisateurs, rendant disponibles des connaissances utiles à la prédiction du devenir des humains, des non-humains et des objets. Le raisonnement prédictif l’emporte sur le raisonnement causal. Il colonise la plupart des activités humaines : médecine, usine, laboratoire, bureau, transports, loisirs, etc. La prospection bat son plein. Objets, non-humains et humains deviennent tantôt diffuseurs, tantôt receveurs de données. « Un moteur sur un Paris /New York génère jusqu’à 500 Go de données en vol, et l’A350, quand il vole aujourd’hui pour faire ses tests, c’est à peu près 2 To de données par vol5 ». Une tentation : espérer en l’accroissement sans fin de la sécurité aérienne grâce à l’utilisation de données dont l’exploitation deviendrait autonome, sans perturbation subjective.
Mais, alors, y a-t-il un problème ?
Une ambition prédictive est promise à la médecine personnalisée. Elle soulève une question. Pour se distinguer de la médecine traditionnelle et répondre aux canons de la science positive, la médecine clinique naissante devait négliger la compétence cognitive du malade. Il fallait l’exclure de l’établissement du diagnostic, voire se priver de son consentement pour le soigner. La palpation de corps sans paroles devenait source de connaissance. Évidemment, le médecin pouvait en appeler à son patient comme à une personne, considérer le dialogue comme partie prenante de la relation thérapeutique. De ce point de vue là, la médecine personnalisée se place sur ce même terrain, même si elle poursuit la marginalisation du patient inaugurée par la médecine clinique. Ce dernier se dissout dans des agencements établis entre connaissances scientifiques, techniques de soins, règles juridico administratives, visées politiques, déontologie, éthique.
Pourtant une chose change, c’est ce qui échappe en partie à chacun de nous et qui est à la fois ce qu’il y a de plus intime et de plus partagé6. La médecine personnalisée modifie la perception du patient. Elle transforme le temps physique et économique du processus médical, mais aussi le rapport à la chair comme expérience de l’intersubjectivité réduite à une source de connaissance. Ce qui change aussi, c’est la perception de notre désintégrité7 physiologique sur fond de connaissance objective de notre désintégration corporelle programmée. Cette inéluctabilité se déclare grâce au travail souterrain du data mining sur les données biologiques et physiologiques de notre corps. Le médecin s’en fait le porte-parole. Il nous en livre les modalités jusqu’au moment où nous pourrons, comme humain connecté, accéder nous-mêmes à l’application automatique de cette connaissance.
Cette dédramatisation est aussi expression du tragique. Le risque de sidération sociale que cette médecine porte met en péril la survie des nœuds8 relationnels, ceux qui nous attachent aux autres et nous construisent ensemble. Le rapport intime à nous-mêmes, les histoires que l’on se raconte et celles qu’on livre aux autres s’en trouvent bousculés. Le diagnostic médical devient étranger à l’ordre du récit de notre destinée et de notre disparition. N’étant plus tout à fait l’affaire de quelqu’un, il devient l’affaire de personne. Problème : la division du travail social qu’impose la médecine personnalisée creuse un interstice au cœur de la connaissance clinique originaire, dont la validité scientifique reposait sur le fait qu’elle devait se constituer en dehors de toute subjectivation. Les connaissances qu’elle produit et utilise se veulent monistes et réalistes, purgées de toute épaisseur et ambiguïté subjective. Fines et étendues, elles ne cessent de fractionner symboliquement le réel auquel elles cherchent à renvoyer. Leur utilisation mène à une désintégrité sociale par fractionnement du récit eschatologique.
Désintégrité par fractionnement du récit
Illustrons cette désintégrité par deux événements. Le premier concerne le suicide d’un pilote d’avion de ligne. En 2015, un Airbus A 320 s’écrase dans les Alpes, entraînant la mort de 150 personnes. Le rapport final du Bureau d’enquêtes et d’analyse (BEA)9 estimera que « la collision avec le sol est due à l’action délibérée et planifiée du copilote qui a décidé de se suicider lorsqu’il était seul dans le poste de pilotage. ». Il met en avant le fait que « le processus de certification médicale des pilotes, en particulier l’auto-déclaration en cas de diminution de l’aptitude médicale entre deux évaluations médicales périodiques, n’a pas permis d’empêcher le copilote, qui connaissait des troubles mentaux avec des symptômes psychotiques, d’exercer les privilèges de sa licence ».
Le rapport remarquera aussi que « les spécialistes en médecine aérospatiale et les psychiatres interrogés par le BEA s’accordent généralement sur le fait que les maladies mentales graves impliquant une psychose soudaine sont relativement rares, et leur apparition est impossible à prédire. En outre, pour les troubles mentaux récurrents qui se produisent par cycle, les crises peuvent ne laisser aucune trace et lorsque les visites médicales sont réalisées dans la période calme d’un cycle, les troubles peuvent passer inaperçus. En outre, des outils et des méthodes de détection peuvent rester inefficaces dans les cas où le patient cache délibérément ses antécédents de troubles mentaux et/ou fait semblant d’être en bonne santé. […] Les recommandations insistent sur le fait que la relation de confiance entre le médecin et le patient est primordiale, un contrôle plus appuyé risquant d’augmenter les risques de non-déclaration de l’état de santé des pilotes, et que les mesures d’accompagnement de tous ordres, y compris financier, devraient être renforcés en cas de non délivrance de la licence de pilotage ».
L’appel à la médecine personnalisée sourd derrière ces préconisations, même si l’origine génétique des maladies mentales fait toujours débat10. Mais si le trouble psychiatrique peut s’inscrire en partie dans le code génétique, cette histoire fataliste reste perturbée par des mécanismes épigénétiques de l’environnement. Il appartient donc aussi à une personne. Il se présente comme « une histoire de la souffrance qui n’a pas commencé avec lui et qui ne se terminera pas avec ou en lui-même ».11 Dans le cas de l’accident relaté, l’accomplissement de cette histoire fut celle du suicide du pilote décrit comme un événement individuel et spectaculaire : une tragédie. Cette expérience fut celle de son auteur et, de fait, mit à mal les prédictions garantissant la fiabilité de l’avion et les raisonnements qui avaient présidé à l’élaboration des règles de vol, et ceux qui avaient permis de déclarer l’aptitude à voler du pilote.
Le second évènement concerne l’atterrissage mouvementé de nuit d’un autre A320 en 2017. Selon le rapport du National Transportation Safety Board (NTSB)12, « l’avion a été autorisé à atterrir sur la piste 28R de l’aéroport international de San Francisco (SFO) en Californie, mais s’est aligné sur la piste C. Quatre avions de ligne (un Boeing 787, un Airbus A340, un Boeing 787 et un Boeing 737) étaient en service de circulation sur la piste C en attendant l’autorisation de décollage de la piste 28R. » C’est alors que, « descendu à une altitude de 100 pieds au-dessus du sol, il a survolé le premier avion sur la voie de circulation. L’équipage de conduite en cause dans l’incident a amorcé une remise des gaz, et l’avion a atteint une altitude minimale d’environ 60 pieds et a survolé le deuxième avion sur la voie de circulation avant de commencer à monter ». L’enquête désigna comme « cause probable », « la mauvaise identification par l’équipage du vol du taxiway C qu’ils ont pris pour la piste prévue pour l’atterrissage ». Quant à l’équipage, pourtant expérimenté, il reconnut avoir confondu la piste et le taxiway.
L’une des recommandations en matière de sécurité proposée par le rapport d’incident concernait les notams13, qui devraient posséder une « présentation plus efficace de l’information sur les opérations aériennes, afin d’optimiser l’examen des pilotes et la conservation des renseignements pertinents14 ». Le président du NTSB, Robert Sumwalt, estima que « l’équipage ne comprenait pas les notams ». Il les qualifia de « tas d’ordures auxquelles personne ne prête attention », car « écrits dans un langage que seuls les programmeurs informatiques peuvent comprendre ».
Si cet incident nous éloigne de l’emprise du déterminisme génétique, il pose la question de la compréhension qu’ont les acteurs de l’environnement dans lequel ils interagissent. Les pilotes reconnaissent avoir fait une erreur, bien que le rapport remette en cause la qualité de l’environnement dans lequel l’incident s’est produit. Une analyse de l’ergonomie du poste de pilotage et des modes de communication s’impose : organisation et maîtrise des échanges, conception des notices. Les compétences des acteurs primaires et secondaires posent aussi question : celles des auteurs de notams issus de l’écosystème particulier de l’informatique, différent de celui que représentent la cabine de pilotage et ses liaisons. La question de la maîtrise de l’anglais reste posée, celle de la compatibilité des cultures professionnelles des différents acteurs aussi. En revanche, la question de l’état de la santé biopsychosociale des pilotes, en particulier leur éventuel état de fatigue, est à peine posée. Bien d’autres pistes de réflexion sont ignorées. Elles auraient pu porter sur le pragmatisme de l’action et de son éventuelle hétérogénéité cognitive15, sur la généralisation des automates animés par intelligence artificielle, même si l’intérêt technique d’un pilotage sécurisé d’un aéronef sans présence humaine rencontre au moins deux obstacles : l’impossibilité actuelle de négliger le rôle de rattrapage des pilotes et la peur culturelle d’un pilotage désincarné.
La question du facteur humain
Il nous faut raisonner à partir du couple homme-machine. Ici, la machine, c’est l’avion, un objet devenu hyperconnecté. Le pilote agit selon les informations qu’il produit, qu’il recherche ou qui lui sont soumises. Il manipule des commandes et des informations. Son état physique et psychologique varie au cours de la durée de son travail quotidien (état de fatigue) et de celle de sa carrière professionnelle (usure mentale).
Les deux événements soulèvent la question que les sciences de l’ingénierie appellent le facteur humain16 pour nommer la performance du travail industriel des humains par analogie à celui des machines. Il concerne l’explication conjointe des incidents et des accidents liés aux activités humaines et au design des organisations17. L’explication du crash aérien met en avant l’état mental du pilote, mais aussi des faiblesses d’organisation portant sur le contenu et la fréquence des visites médicales d’aptitude, ou la prise en charge psychologique des pilotes. L’explication de l’incident d’atterrissage met en avant le système d’informations et les raisons de l’erreur d’appréciation de l’équipage. Les deux rapports d’enquête révèlent l’importance d’une connaissance a priori des risques et des précautions en termes de compétences professionnelles et de fiabilité des appareils techniques. Témoignant de l’univers mental d’une technique réduite à la conception et au contrôle des machines et au développement des compétences de ceux qui les manipulent, ils participent à l’extension et à la densification de la rationalisation du travail et des mœurs attachés au capitalisme industriel.
Un problème fonctionnel lié à la maintenance prédictive
L’aéronautique est à la pointe de la maintenance prédictive. Constructeurs et exploitants font appel aux données massives pour produire des connaissances inédites et améliorer les performances du processus reliant conception, usure des pièces et déroulement des vols. Le but recherché est une diminution des coûts économiques et l’amélioration de la sécurité. La maintenance prédictive s’inscrit dans un système socio-technique de « déterminations sociales comme le milieu des innovateurs, leur formation […], le contexte dans lequel l’idée a pris corps, etc18. », mais aussi dans un contexte de hiérarchie des disciplines scientifiques, de distribution sociale des pratiques et des manières de voir, d’agir et de sentir qui s’expriment par l’activité matérielle et symbolique de chacun.
Les avions sont producteurs de données : « Sur la partie big data […], + 50 % de durée de vie des moteurs en plus, – 20 % en temps et en argent consacré à la maintenance et des économies en main-d’œuvre et en pièces19 ». La maintenance devient une opération en temps quasi réel. Grâce aux remontées systématiques d’information, elle s’effectue à différentes échelles de temps allant de la conception des pièces jusqu’au déroulement du vol. L’analyse en temps réel de l’usure des pièces, permet aux constructeurs d’en améliorer la fiabilité et aux compagnies d’organiser le remplacement au juste moment où usure et sécurité deviennent incompatibles. Une maintenance prédictive généralisée est à portée de main : l’intelligence artificielle rend visible aux ingénieurs l’évolution technique des pièces et la possibilité de repousser leur dégradation. La perspective change. Cette maintenance prend en compte l’état physique des pièces et non plus le seul respect de règles de sécurité définies a priori. Des solutions intégrées se développent. Elles corrèlent données immédiates de l’avion et programmation de la maintenance. Un double numérique de l’avion vieillit au même rythme que l’avion réel et l’avertit de son état. La maintenance est affinée, la formation des pilotes anticipée et les économies réalisées.
Le statut anthropologique de la technique
Une réflexion s’impose. Elle concerne l’agencement entre les humains, les machines et les organisations, celui du statut anthropologique de la technique. Commune à la médecine personnalisée et à la maintenance prédictive, cette réflexion se veut pratique et épistémologique. Existe-t-il une généralisation de la rationalité scientifique appliquée à l’ensemble des pratiques humaines, un détachement de la rationalité instrumentale propre à la science pour produire des certitudes pratiques ? Si la production et le traitement des données massives utilisées en médecine, la maintenance des objets ou des organisations ont pour but d’accroître l’efficacité des décisions prises, la finesse de leur réception et de leur utilisation entraîne un bouleversement des manières de penser et d’agir. Revenons à la tragédie.
Côté cour : la médecine personnalisée et la maintenance prédictive élargissent le domaine des certitudes à partir de la production et l’exploitation de données massives. Cette connaissance concerne aussi bien la genèse de maladies que l’origine des usures. Elle se densifie et s’affine, favorisant la découverte de maladies ou de risques mécaniques. Troubles inattendus, pannes insoupçonnables sont décelés, expliqués et dépassés. Les corps, les machines et les objets voient retardée leur déchéance. Parallèlement, une connaissance approfondie de l’environnement dans lequel les corps se meuvent ou les objets travaillent, lève toute ambigüité. Elle confirme le caractère inexorable de leur perturbation et impose la croyance en leur accomplissement selon une loi naturelle de l’entropie, figure renouvelée du fatum antique.
Côté jardin : cette évolution modifie l’appréhension de la prévention des risques. Comme toutes les pratiques relevant de la rationalité technique réduite à sa version industrielle, elle ouvre à une crise de la certitude20, en proposant un monde purgé de tout aléa. Deux dimensions sont en jeu : prévoir la destinée, améliorer l’état des humains, des machines et des objets. Elles se lient dans une histoire de vie en toute connaissance de cause, dans l’espoir de l’acceptation d’une responsabilité morale pour soi et les autres au titre de la décision volontaire des humains ou de la transformation mécanique des objets.
De la préoccupation éthique à propos des systèmes socio-techniques et du bouleversement civilisationnel qui s’opère à bas bruit
Les analyses des risques réalisées à partir des données massives d’une part, leur personnalisation, la simplification et l’automatisation des processus de décision que leur fiabilité impose d’autre part, mènent à des préconisations capables de réduire les incertitudes. L’efficacité présente ou à venir d’une médecine personnalisée, celle en œuvre d’une maintenance prédictive des objets connectés, témoignent de l’intérêt prêté à la rationalité des sciences appliquées et au développement du capitalisme industriel. Si cet espoir perdure, de nouvelles craintes surgissent. L’inéluctabilité de la destinée personnelle que la médecine personnalisée pourrait offrir, celle d’une destinée collective sans risques que la maintenance prédictive esquisserait, impose une nouvelle obligation. On finirait par ne pas avoir à discuter de l’intérêt des soins des humains comme des objets, approuver une perspective eugénique et sélective, adopter l’obligation d’une sécurité totale.
Où en sommes-nous ? La médecine personnalisée et la maintenance prédictive inventent soins et prévention personnalisés, au propre comme au figuré. Chacune impose des plans d’action ciblés, donc efficaces. La casuistique perd du terrain. L’approche clinique des humains et la réparation des objets imposaient l’analyse objective des signes du mal. Il s’agissait d’investiguer le corps du malade ou de l’objet en panne, de nommer leurs maux, d’en déduire le meilleur traitement et de le prévenir, même si le propre de l’humain comme le propre de l’objet restaient étrangers à ce processus. La personnalisation de la médecine et de la maintenance se font au titre de la précision recherchée. Le patient et l’objet deviennent uniques. Mais, en même temps, le médecin comme l’ingénieur projettent toujours quelque chose d’eux-mêmes dans l’environnement qu’ils contrôlent, rappelant un bricolage21 de champs matériel, cognitif et affectif. La médecine personnalisée repose sur de nouvelles connaissances. La maintenance prédictive relève du background téléologique des sciences de l’ingénierie. Elle naît aussi de la chasse faite au bricolage, celui déployé dans le dépannage, ainsi que de l’entretien et de l’utilisation en mode dégradé des machines ou du détournement des objets.
Les humains et les objets sont donc sources et manipulateurs de données. Parallèlement, l’appel à l’éthique maintient des arrangements humanisants, capables de compenser les pratiques rendant le patient muet et la machine silencieuse. Médecine personnalisée et maintenance prédictive s’imposent au prix d’une transformation de l’idée que les individus se font d’eux-mêmes et de leur existence. S’il n’y a pas d’humanité sans technique, y a-t-il une technique sans humanité ? À partir du XIXe siècle, la technique perd sa capacité d’humanisation. Les exigences nécessaires à l’organisation du travail industriel comme aux soins des humains, inscrivent ces derniers dans une relation de servitude. Un réalisme technique22 se généralise. Il fait fi de l’imaginaire. Chacun se retrouve dans un dispositif social œuvrant à l’élargissement des savoirs et au développement économique de leurs applications. Les manières de penser et de faire se focalisent sur un rapport généralisé cause-conséquence qui se substitue aux finalités de notre existence. Notre propriété et notre reconnaissance semblent se réduire aux seules dimensions du facteur humain.
1 Canguilhem G., Le normal et le pathologique, première partie [1943], Paris, PUF, 2011, p. 96 sq.
2 Foucault M., Naissance de la clinique, PUF, Paris, 1963, p. 53 sq.
3 Descartes R., Méditations métaphysiques [1641], méditation sixième, PUF, Paris, 6ème édition, 1970, p. 123.
4 Villani C., Donner un sens à l’intelligence artificielle, Mission parlementaire, 2017–2018, www.aiforhumanity.fr/pdfs/9782111457089_Rapport_Villani_accessible.pdf
5 Pierre Marchadier, président de Dassault Systèmes, 2015. (Sources : www.zdnet.fr/actualites/aeronautique-le-big-data-veut-faciliter-la-maintenance-de-la-conception-a-l-atterrissage-39829120.htm ).
6 L’expérience de l’intimité repose sur la distinction entre soi et l’autre comme ce qui n’est pas soi. Pécaud D., E-objets, avez-vous donc une âme. In : Jean M. et Dutier A. (Dir.), L’intimité menacée, Eres Paris, 2018, 119-129.
7 Ce néologisme souligne le résultat de la désintégration de l’intégrité du corps physiologique. Ce résultat est pensé à un moment donné, par une perception déclarée pure.
8 « Si je ne sais pas que je ne sais pas je crois que je sais, si je ne sais pas que je sais je crois que je ne sais pas ». Laing R., Nœuds, Stock + Plus, Paris, 1977.
9 Bureau d’Enquêtes et d’Analyses pour la sécurité de l’aviation civile, mars 2016. www.bea.aero/uploads/tx_elydbrapports/BEA2015-0125-LR.pdf
10 Warrier V., Toro R. et al., « Genome analyses of self-reported empathie : correlation with autism, schizophrenia and anorexia nervosa », Transnational Psychiatria, Mars 2018, 12;8(1), p. 35 sq.
11 Benedetti G., « Psychopathologie sociale et maladies mentales », Sud/Nord, 2003/1 (n°18), p.129.
12 National Transportation Safety Board (NTSB) ou Bureau national de sécurité dans les transports), Aircraft Incident Report, 2018. Le NTSB est une agence américaine indépendante du gouvernement.
13 Anagramme de notice to airmen ou notice pour les navigants et pilotes.
14 Tratvetter C., Lynch K., NTSB Chairman Calls Notams ‘Garbage’, 28 septembre 2018, www.ainonline.com/aviation-news/business-aviation/2018-09-28/ntsb-chairman-calls-notams-garbage
15 Par exemple, explorer l’hypothèse d’un mode mineur de l’action comme « manière d’être présent dans son action telle qu’elle dégage l’humain de celle-ci sans le désengager ». Ce mode se traduirait à travers « des indices corporels, gestuels et cognitifs ». Piette A., « Le mode mineur, l’action et la présence », In : Remy C., Denizeau L. (dir.), La vie, mode mineure, Presses des Mines, Paris, 2015, p. 19.
16 Le concept de Human factor fut inventé aux USA en 1958 pour répondre à la question de la fiabilité humaine comparée à celle des machines (Morehouse L.E., The Journal of the Human Factors and Ergonomics Society, 1, 1, 1er septembre 1958).
17 Jünger évoque les avantages et inconvénients de toute organisation définie dans le « cadre du vocabulaire du progrès technique ». Il ajoute : « Reconnaître les limites posées à son efficacité s’avère utile ». Pour lui, l’organisation se définit à travers « tous les effets exercés sur l’homme par la mise en œuvre de la mécanique ». Jünger F.G., La perfection de la technique [1944], Allia, Paris, 2018, p. 41.
18 Akrich M., « La construction d’un système socio-technique : Esquisse pour une anthropologie des techniques », Anthropologie et sociétés, 1989, 13, 2, 31-51.
19 Marchadier P., « Aéronautique : le Big Data veut faciliter la maintenance de la conception à l’atterrissage », interview du 2 décembre 2015, www.zdnet.fr/actualites/aeronautique-le-big-data-veut-faciliter-la-maintenance-de-la-conception-a-l-atterrissage-39829120.htm
20 Abraham G., « La crise de la certitude », Rev Med Suisse, 2012; vol. 8. 2464-2464.
21 Levi-Strauss Cl., La pensée sauvage, Plon, Paris, 1962, p. 26 sq.
22 Cette approche se distingue de la définition de la technique comme activité traditionnelle efficace. (M. Mauss, Journal de psychologie, XXXII, 3-4, 15/01/1936). La matérialité de l’activité s’inscrit dans une signification collective du monde vécu.