56. Multitudes 56
Majeure 56. Devenir-Brésil post-Lula

La plénitude drastique du devenir-indien

et

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OCCUPY BRÉSIL

En avril 2013, plus de 200 Indiens ont occupé la salle de l’assemblée plénière de la Chambre des Députés à Brasilia. Ils protestaient contre un projet visant à transférer la décision finale de la démarcation des territoires autochtones du pouvoir exécutif au législatif. Ils sont arrivés sans avis préalable et plusieurs députés effrayés se sont enfuis, alors que d’autres sont restés pour témoigner du vacarme allègrement enragé. Les Indiens savaient qu’ils ne pouvaient pas compter sur un parlement défiant, qui ne les représente aucunement, et dont le programme conservateur semble rebondir entre la restriction du mariage homosexuel et le refus de légaliser l’avortement, qui est toujours un crime au Brésil.

 

Un mois plus tôt, d’autres activistes autochtones – toucans, guaranis, pataxós, guajajáras – ont été chassés de l’Aldeia Maracanã, une communauté jouxtant le grand stade de football homonyme. Érigée en 2006 sur un chantier voisin du Musée de l’Indien et destiné à devenir un centre d’éducation indigéniste, l’Aldeia [« village »] rassemblait des dizaines d’Indiens de différentes tribus. L’Aldeia était menacée depuis des mois par les travaux d’aménagement du complexe du Maracanã pour la Coupe du monde de football en 2014.

 

Une résistance à l’« urbanisme de choc » a regroupé militants, punks, étudiants, anarchistes, et collectifs déterminés à contester le plus vaste processus de nettoyage social en cours à Rio de Janeiro. Ce fut néanmoins insuffisant face au rouleau compresseur des méga-événements : les occupants furent balayés par un truculent choc policier, alors que les journaux parlaient d’une opération pour décongestionner le trafic routier.

Lors du sommet Rio + 20 l’année dernière, les Indiens ont conduit un des instants les plus critiques des protestations contre le sommet global des sociétés d’État. Ils ont occupé le siège de la Banque Nationale de Développement Économique et Social, la banque fédérale qui gère les réinvestissements d’une diversité de fonds publics selon les coordonnées du gouvernement. Un des plus importants financeurs des travaux et projets néo-développementistes brésiliens comme, par exemple, la gigantesque usine hydroélectrique de Belo Monte dans le fleuve Xingu, site en construction qui a également été occupé par environ 150 Indiens indignés de la tribu Munduruku principalement, qui ont aussi dû se courber face au siège du gouvernement fédéral quelques semaines plus tard.

 

Les Indiens furent aussi les seuls à affronter directement la conférence internationale Rio + 20. Près de 500 Indiens ressortirent d’une traditionnelle marche des mouvements sociaux, intégrée par le Mouvement des Travailleurs Sans Terre et la Via Campesina, dont les principaux dirigeants avaient poliment accepté de ne pas dépasser le périmètre de sécurité autour du pavillon des événements. Les Indiens, eux, ont refusé l’accord et chargé contre un des barrages militaires, obligeant le gouvernement à négocier l’accès de douze chefs de tribus. Parmi eux, Raoni, âgé de 80 ans, grand chef Kayapo, qui depuis la fin des années 1970 et la reprise du mouvement indigéniste lutte pour la récupération des territoires et droits des populations autochtones. Dans un entretien récent, Raoni affirmait travailler pour « battre » Dilma Rousseff. Il parlait de manifestations indigènes, mais aussi dans le champ de la gauche, contre le gouvernement héritier des années Lula, qui justifie désormais la violence de classe et de race par des arguments de développement économique, d’intégration du pays et d’inclusion sociale.

 

Le même gouvernement conduit par le Parti des Travailleurs (Lula 2003-2010, Dilma 2011-) qui, au cours de ces douze dernières années, a mis en marche un accès inédit de la population au marché du travail et à la consommation par la redistribution et l’accès aux droits, reproduit un développementisme appuyé sur le nationalisme de l’État fort et l’exaltation des économismes. Les mesures pour le travail vivant et autonome des minorités et des réseaux productifs – tels que les « Points de Culture » ou la « Bourse Familiale » – côtoient un programme de grands projets du « Brésil majeur », le « Brésil qui marche », avec des travaux pharaoniques, de l’extractivisme, de l’industrialisation de base et un renforcement de l’appareil d’État, de son administration et de sa police.

 

La dynamique de cette modernisation finit par émietter les formes alternatives des minorités par rapport au « Brésil majeur », le « Brésil qui marche », pour former le « crumble » du nouveau travailleur brésilien. On aboutit à la trituration, précisément, de forces vivantes qui pourraient continuer de gérer d’autres Brésils ; ces Brésils barbares qui doivent se réinventer en permanence pour survivre aux tracteurs et artilleries du pouvoir constitué. C’est ce qu’Antonio Negri et Giuseppe Cocco appellent la « théorie de la subjectivité dans le sous-développement », un arrangement biopolitique singulier entre mouvements sociaux, formes de vie et devenirs minoritaires, souvent précairement organisés, différents des formes coloniales de la modernisation. Il est question, au contraire, d’un mode de vie et de rapport productif au-delà des repères de l’État et du marché capitaliste et colonialiste. Cette multiplicité est constamment réduite à la désorganisation et à la dé-mobilisation face aux conditions de plus en plus précaires, soit simplement par le fait d’exister comme telle, ou à son discrédit et éventuelle répression directe. Ces différents Brésils anticoloniaux sont hors-norme dans le grand projet de nation en cours. Un standard brésilien peut être exalté dans sa diversité proverbiale, il sera cependant moulé aux normes intégrées, au marché mondialisé, à ses exigences d’engagement intégral dans le travail d’exploitation précarisé. Avec l’arrivée de la gauche au pouvoir fédéral, étrangement, la conscription massive pour le « Brésil Majeur » a finalement unifié le spectre idéologique, désormais divisé uniquement entre projets de gestion, ne différant que dans les détails (soit inclinés vers l’État, soit vers le marché). Il s’agit pour autant de cimenter les classes, les races et tout agrégé social que l’on puisse associer à « l’archaïque », à la « pauvreté » par un consensus national-développementiste célébré de droite à gauche, recherché par les développementistes depuis les années 1950. Le futur est désormais arrivé, le rêve se réalise enfin – dignifié même, dans sa mission civilisatrice contre l’absentéisme et le retard.

Devenir-indien et métissage

En tant que mouvement, l’Indien est dans une position centrale pour faire repenser non seulement la gauche elle-même, mais aussi la lutte, la politique et la militance. Plus de 500 ans après l’invasion de l’homme blanc, les Indiens subissent toujours des pressions colonisatrices : d’un côté, de la part des fermiers et agriculteurs qui les attaquent frontalement et vont jusqu’à saisir les territoires qui leur restent – souvent avec la connivence de l’État –, de l’autre, ils sont pris pour des incapables, comme des enfants en voie d’apprentissage, et contemplés dans leur splendide intégration à la nature. Les fermiers disent qu’il n’y a plus de vrais Indiens ; nous sommes tous des Brésiliens et il faut développer le pays. Pour les autres, ils ne représentent que les derniers fragments d’un « idéal perdu » de l’humanité avant sa Chute, et l’Indien ne pourrait demeurer que dans la forêt, à l’abri de toute contamination de la civilisation occidentale. Les uns et les autres sont des racistes version hard ou soft, des xénophobes et des culturalistes avec en commun une croyance à la supériorité de la civilisation occidentale sur le monde indigène, lequel se réduit à leurs yeux à une enfance de l’humanité. Ces agents politiques soumettent les Indiens à des enclaves de plus en plus réduites et isolées, mais néanmoins « protégées », où ils peuvent sauvegarder leur culture autochtone. On adopte de ces deux côtés une politique indigéniste de ghettoïsation en assimilant la réalité indigène à une « société alternative » – un rêve utopique néo-paganiste, dystopique des groupes d’extermination – jamais à des éléments d’une alternative de société.

Le défi aujourd’hui est de projeter le caractère devenir-indien de l’Indien. Plutôt que d’assumer uniquement la perspective de l’Indien, il faut introduire cette perspective dans le cœur des luttes, organisations et pratiques de toute la gauche. Cueillir la force interne et le pouvoir constituant de l’indigénisme. De plus de 5 millions d’individus en 1500, la population est passée à 100 000 Indiens au début du xxe siècle et se redresse timidement ces dernières années. Selon le dernier recensement, il y a presque 900 000 Indiens aujourd’hui. Cela ne veut pas dire que les villages « protégés » dans la forêt ont cru et multiplié, mais que davantage de personnes se déclarent indigènes. Cela signifie une reprise de la condition indigène par les cabocles. L’« acaboclement » est d’abord entendu comme un processus de blanchissement, une dilution raciale dans la situation coloniale. Mais si le métissage était une des techniques coloniales de gestion du travail dans les colonies pour contrôler des populations, elle devient éventuellement une chance de subvertir le racisme original et d’affirmer la « sous-race » elle-même comme condition de résistance et de re-création. Pourquoi l’acaboclement ne pourrait-il pas fonctionner dans l’autre sens, du blanc vers l’Indien, comme une libération de la situation coloniale ?

 

D’après l’anthropologue Eduardo Viveiros de Castro, « au Brésil, tout le monde est indien, sauf qui ne l’est pas ». Qu’arrive-t-il quand l’immense majorité des métis assume le composant racial « inférieur » pour se l’approprier et le transfigurer selon une autre praxis quotidienne ? En excluant tout nostalgisme romantique : un devenir-indien, qui réinvente l’Indien lui-même, comme refus radical de cette modernisation à la brésilienne ? L’alternative au modèle étatique, capitaliste et colonisateur compris dans la modernisation doit être incarnée. L’« autre » n’est subversif à un ordre social que lorsqu’il a couleur, genre, sexualité, âge… Puisque finalement ce sont des corps qui résistent, ce sont des corps qui font la révolution. Viveiros de Castro ne soutient pas autre chose quand il situe sur le corps amérindien – et non pas dans une conscience fluctuante – l’endroit et le lieu des transformations. La pensée sauvage fonctionne, pourtant, dans l’immanence entre corps et âmes, d’un plan où toute chose et tout organisme sont des centres possibles d’intention, transmuables et subjectivants. D’après la cosmologie amérindienne, tout peut être activé par une perspective constituante, qui engendre d’autres mondes et développe ses relations, dans un transitivisme généralisé – avec la véritable richesse d’une collectivité.

 

En récupérant le concept de la « limite inférieure de la prédation » de Lévi-Strauss, l’anthropologue explique le perspectivisme amérindien comme étant une métaphysique de la prédation, dissonante de la logique identitaire et homogénéisante de l’occident. Dans le rituel anthropophagique, la chasse et le chasseur, le guerrier et l’ennemi, l’individu et la société se commutent des positions, tout en transformant en permanence le monde qui les entoure. Comme une primauté ontologique, l’« autre » est nécessaire à la création de l’être lui-même – une situation paradoxale dans laquelle on ne peut exister qu’en étant « dehors », en ne jamais se laissant faire identifier et capturer dans un « je ». L’effort d’exister de cette manière perturbe toute formation d’intériorité (sociale ou individuelle). Cette cosmologie amérindienne signifie, politiquement, un mépris permanent à l’égard de la formation d’autorités qui se légitiment par la conservation, reproduction et gestion de quelque intériorité sociale. Il s’agit d’une « cosmopolitique sophistiquée », pour appliquer une autre idée d’Eduardo. L’anthropologue adopte aussi l’idée clastrienne de la société contre l’État, où la métaphysique de prédation empêche la formation d’un système d’autorités. Il la poursuit en reconnaissant aussi le principe de Clastres de ne prendre l’absence d’État et d’autorité des sociétés primitives pour un handicap, mais pour une qualité, une super-abondance de relations et transversalités par rapport aux dichotomies binaires de la pensée moderne-coloniale : blanc / indien, culture / nature, raison / instinct etc.

 

Dans cette décolonisation de la pensée proposée par Viveiros de Castro, ce fut la philosophie amérindienne emportée par Lévi-Strauss vers la tradition européenne, peut-être par inadvertance, qui, peu après, déclencha la révolution post-structuraliste. L’anthropologue brésilien identifie un post-structuralisme « anormal » dans le noyau de ces théories de Lévi-Strauss, un corps étrange dans le structuralisme, à même de façonner l’œuvre de Deleuze et Guattari, et notamment l’Anti-Œdipe (1972). On pourrait même ajouter que cette amérindiénisation de la philosophie occidentale figurait déjà, peut-être pas autant dans les textes cannibales de Montaigne, mais surtout dans la célèbre hallucination de Spinoza du « noir brésilien ». D’ailleurs, le « noir de la terre », c’était l’Indien.

 

Dans la logique de la modernisation, toutefois, l’« autre » est commensurable au « je » ; l’objet d’une appropriation intéressée. L’« autre » ne peut ajouter au « je » sinon quantitativement, comme une nouvelle extension de soi-même. C’est une condition parfaitement alignée à l’idée du marché mondial, où tout a son prix et peut être mesuré dans la communauté universelle de l’argent. Si ce n’est pas commensurable, s’il y a danger pour le « je », on le voit instable et précaire ; l’« autre » porte une irrationalité, il signifie une fraction obscure non-moderne, donc pré-moderne. Ce retard doit alors être surpassé, par la voie didactique ou directement policière. La dialectique coloniale invente l’Indien (et le noir), une créature dépourvue d’âme et d’humanité, pour le réduire à l’« autre » qu’il faut alors cathéchiser en « je ». Autrement dit, soit le rendre esclave, soit l’exterminer. Dans cette dialectique, le colonisateur ne voit autre chose que la répétition de soi-même, sa propre identité coloniale, à laquelle il essaie de soumettre les autres dans tous les lieux exploités. Ce seront les sociétés désordonnées par l’absence d’un État ou d’un marché qui seront vues comme retardataires. Là où on ne pourra coloniser, il y aura recours à l’éradication de l’autre, vu comme inertie inutile ou menace. C’est un fait curieux car, quand l’Indien invente « l’homme blanc », il le perçoit d’abord comme un dieu et ambitionne de le dévorer. Et le dévorer rituellement, c’est-à-dire en absorbant la métamorphose offerte par l’autre dans l’acte anthropophage. Il le fait pour aménager son accès à un autre monde, ou les commensaux peuvent exister et différer tout en s’enrichissant sur le plan des relations. La différence de perspective est brutale. D’un côté, le jeu truqué des identifications ; de l’autre, un devenir où tout peut arriver.

Le devenir-Brésil du monde

Dans un article récent qui détaille le cycle des luttes globales, Judith Revel et Antonio Negri assimilent les campements, révoltes et marches de 2011 au refus commun de « l’assujettissement, l’exploration et le pillage infligés par l’économie à la vie de populations entières autour du monde ». Les philosophes parlent d’une condition de précarisation du travail et de destruction du système de welfare, poussées à l’extrême avec la nouvelle crise économique-financière du capitalisme commencée en 2008 et sans date d’achèvement prévue. Ce qui arrive dans différents endroits du monde est une « précipitation des classes moyennes vers les prolétariats de l’exclusion », « gentrification » et « zones brésilianisées », où l’insécurité et le crime organisé prolifèrent. Pour ces auteurs, l’Europe court donc le risque de se « brésilianiser ». La brésilianisation comme condition négative, faisant écho au mot « favélisation » de Mike Davis, nous amène à imaginer une inversion de l’équation. Serait-ce l’européisation ? Ne serait-ce donc pas la modernité européenne – les valeurs, le marché, l’État – le point précis du problème, ce qui rend le capitalisme de plus en plus explorateur, assujettisseur et pilleur ?

 

Commentant ce passage ambigu, Cocco préfère inverser la perspective. La brésilianisation, du point de vue du Sud global, est en vérité une européisation. Le problème des gouvernements national-développementistes du Sud est précisément ce désir d’européisation ! Alors que les économies de l’hémisphère Nord sont en échec, avec des pays en faillite et les nouveaux vieux fascismes ressurgissant, les États nationaux du Sud – comme le Brésil, l’Inde et la Chine – parient sur une modernisation à l’européenne, qui reproduit les mêmes moteurs développementistes, étatiques, précarisateurs et, en ultime analyse, racistes. Comme si, alors même que le modèle de modernité européenne échoue au Nord, le Sud prétendait profiter d’une « opportunité historique » pour devenir un Nord, en parcourant les mêmes chemins avec trente ans de retard.

 

Quand Negri et Revel diagnostiquent une base matérielle des révoltes en soulignant leur nature commune, ils écartent toute possibilité de les réduire aux dérives nihilistes ou chaotiques. Pour eux, ces révoltes expriment une positivité constructive, qui consiste dans la capacité de recomposition des sujets de luttes alternatives et des formes de travail vivant, extérieurs à la crise de l’État et du marché. Or cette positivité est incarnée : elle doit être ancrée, avant tout, en ce qui déborde de rationalité et de mesures intégrées à la modernisation capitaliste. Même si on diagnostique rapidement la négativité de la brésilianisation, ils ne voient pas le revers de la médaille, le côté de la puissance. Car dans le sous-développement – dans son devenir de races et sa barbarologie indigène – il y a une condition positive qui pulse, qui contient une positivité d’alternatives latentes de refus radicaux. « Il faut surpasser le sous-développement avec les moyens du sous-développement. »

 

C’est dans cette zone de pauvreté, extrêmement racialisée et lacérée par les processus de genderization, qu’un pouvoir constituant peut générer ses sorties de la crise. Une ligne de fuite qui ne soit pas régression aux valeurs européennes de nation, de communauté de raison occidentale ou d’autres lumineux reflets de la marche de l’Esprit Universel qui structure la brutale domination des élites blanches. C’est ce que Giuseppe Cocco soutient avec acharnement quand il critique, simultanément, les solutions financières et étatiques de l’austérité au Nord, ainsi que les solutions miraculeuses du développementisme au Sud – toutes deux tendances et expressions localisées d’une même européanisation, d’une mondialisation « d’en haut », depuis le centre irradiant du capitalisme financier.

 

La favela, symbole architectural de la pauvreté, est porteuse du paradoxe de la privation-puissance. Plus que l’horreur qu’elle inspire dans la culture et dans la pensée du colonisateur, contre-exemple dans le Nord et dans le Sud, elle est le lieu où pulse le travail vivant d’une culture de résistance, au-delà de la modernisation : « un modèle antropophagique d’innovation et de création : le butin et la prime, la relation d’alternation que produit la configuration des favelas, dans la transformation des grandes pauvres villes en grande ville des pauvres ».

 

Dans ce sens, la brésilianisation propose une authentique critique post-coloniale aux processus de modernisation dans le Brésil, en Europe et dans le monde. Quand on analyse le cycle des luttes globales, on ne peut faire l’abstraction d’une perspective Sud construisant une altermodernité détachée de la tradition européenne. Il faut voir dans les positivités du sous-développement une condition commune des sujets de lutte au Nord et au Sud. L’analyse du sujet de luttes, de la « composition de classe », de la condition du concept opéraïste négrien, le montre traversé par les minorités constituantes qui ne forment pas une classe.

Comment donc ne pas profiter de la critique post-coloniale pour mettre en échec ces récits de contagion de ce qu’il a été convenu d’appeler le « Printemps Arabe », la prolifération des insurrections au nord de l’Afrique et au Moyen Orient, transmis ensuite à l’été du 15M européen ou dans l’automne nord-américain de l’Occupy ? Nous courrons à une vitesse beaucoup trop rapide, de manière acritique, de Tahrir à Wall Street. Ne serait-il pas temps d’élargir les perspectives ? En fin de compte, les Arabes sont aussi les Indiens de l’Europe, réunis sous la même unité protéiforme de l’étranger, comme poids gênant et excessif par rapport au standard moderne de la civilisation. Le terme même de Printemps Arabe trahit avec son label synthétiseur une multitude de protestations qui ont eu lieu dans de différents pays, tels que la Tunisie, l’Égypte et le Yémen. L’encadrement du printemps au parfum géo-stratégique nord-atlantique du cas libyen constitue, peut-être, la pointe de cette trahison – ce qui est passé inaperçu des manifestants à Barcelone, Madrid ou Chicago : un aspect antiraciste et critique à la modernité européenne en tant que crise, devant laquelle des multitudes de gens se sont levées, à Tunis et au Caire.

Serait-il impossible d’imaginer un printemps arabe européen ? Un printemps occidental : un printemps pour faire échec à la base raciste par laquelle le travail précaire, les territoires des pauvres et les insatisfactions se font gouverner ? Si on parle souvent de renouveau de la politique et de la gauche, où étaient donc les immigrants et les « noirs de la terre » pendant le 15M et Occupy ? Les occupations et insurrections se succèdent, mais elles veulent aller trop vite et ratent un essentiel : l’ancrage de l’organisation dans des réseaux diffus de résistance et de refus, les réseaux précaires et latents d’une lutte qui s’annonce. S’il y a une minorité qui n’est pas représentée par le système politique européen et nord-américain, c’est sans doute l’immigrant – sa légitimité est minée à droite et à gauche, par tous les partis et tous les programmes. Ce printemps imprononçable, qui provoque instantanément le malaise de ceux qui s’inspirent des grands idéaux de la modernité.

L’« autre » ne paraît que comme entité désincarnée, comme les 99 % génériques de la société qui n’est pas représentée. Ceux qui ne sont pas représentables sont laissés de côté, pour ne pas mettre en échec le jeu de consciences et d’identités, ce même jeu qui est mené par la modernité européenne – et une partie de la gauche comprise. Il y a une pénible tâche à accomplir, celle de la recomposition. Lors de la prolifération d’occupations et de luttes pour la vie, l’autre désincarné ne fonctionne que pour un altermondialisme, de plus en plus penché vers un multiculturalisme aseptisé, parfaitement compatible avec la société capitaliste d’État. Il n’y aura aucune radicalité, aucun pouvoir constituant tant que ne sera pas admise une contagion anticolonialiste dans toute la perpétuité de ses refus. L’expression maximale de la Place Tahrir a consisté en un défi aux dictatures occidentalisantes et modernisantes, revêtues de leurs marques et diplômes de certitude – non seulement parce qu’elles étaient dictatures, mais surtout parce qu’elles étaient occidentalisantes et modernisantes.

Le devenir-indien de tous

L’urgence du devenir-indien se pose non seulement à la modernité brésilienne, mais dans l’horizon des mobilisations globales. Contre le décharnement des subjectivités insurgentes, qui réduit le contenu à la forme, dans un interminable et monotone assembléisme et perte de vue des positivités de la pauvreté, le sous-développement, les favelas. Quand les Indiens du monde se lèvent, la crise du capitalisme se défend par la guerre, par une phobie contre les altérités gênantes et perturbantes. S’il est nécessaire d’emmener la crise à de nouvelles étapes, de la radicaliser en répétant ce qui est resté du cycle de luttes globales, il faut en déduire que le devenir-indien ne peut qu’être repris depuis les minorités, depuis les figures qui sont presque forcées à devenir face à la racialisation, agie en même temps que repoussée et fustigée par les pouvoirs constitués. La réponse à la crise vient cimenter les nationalismes et l’idée d’une Europe régressive, couronnée par des valeurs fondées sur un racisme ouvert ou camouflé, hard ou soft. Activer les devenirs-indigènes dans les luttes globales est, avant tout, permettre l’incarnation des sujets d’après les conditions minoritaires, dans les différents espaces et temps. Au lieu d’apaiser cette irrationalité et cette irreprésentabilité, il est nécessaire de construire à partir d’elles une autre genèse politique, esthétique, didactique. Un autre monde qui est déjà, incarné par la prolifération des résistances étrangères à quelque colonialisme d’État ou de nationalité que ce soit et aux politiques de neutralisation des différences sous le prétexte nostalgique de récupération d’une identité déchue.

Les occupations indigènes au Brésil, en Bolivie et dans toute l’Amérique latine renouvellent un zapatisme qui déborde les frontières identitaires pour affirmer la race comme un devenir : comme une base matérielle contre l’assujettissement et l’exploration modulés par le racisme – les Indiens que nous pouvons tous être, dans un refus interne à la condition ethnocentrique du colonisateur. De l’éthique de la démocratie à la politique des peuples, la décolonisation doit cannibaliser les structures réelles de la xénophobie, du racisme et de l’islamophobie. Et refuser ainsi toute sorte d’universalisme – multiculturel ou pas – qui puisse avoir l’intention de réintégrer le capitalisme post-colonialiste du xxie siècle et ses communautés de l’argent et du crime.

Comme le dirait Frantz Fanon, le « monde des blancs » irrigué de névroses et traversé par un pharisaïsme de discours culturel se camoufle encore une fois – pour se déguiser en « nouvelle politique » ou « post-politique » toujours oblitérant la politique des Indiens, des noirs, des pauvres, des différents. Mais il n’y a point de démiurges. Pas la peine de transiger avec le premier populiste à discours universaliste qui vienne offrir des friandises aux doux barbares. L’antipolitique de ce discours n’aboutit qu’au culte vide de la spontanéité, en annulant la composition de classe, qui est toujours plénitude drastique. Ce n’est que la mitigation de la force des luttes, mitigation de la mobilisation productive des pauvres dans le Sud et du cycle des révoltes et insurrections dans le Nord. Avant qu’il ne soit encore évoqué un autre (faux) humanisme, qui convoque les sub-humains à l’humanisation et à leur apprendre la voie d’une démocratie formelle. C’est à partir des damnés de la Terre, les Indiens du monde, qu’on pourra engendrer une altérité radicale. La radicalisation de la démocratie ne doit pas être simplement « un autre monde possible » ; il s’agit d’activer sa pensée et sa force fauve. La démocratie radicale, c’est aussi l’autre, ici et maintenant. Qui donc ? L’Indien : loin du mythe du bon sauvage, du romantisme, dans la radicalité d’un refus.