86. Multitudes 86. Printemps 2022
Mineure 86. Le territoire, une affaire politique

La nature férale
Milieux de l’entre-deux du sauvage et du domestique

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Depuis le XVIIe siècle, l’idée que les humains ont une intériorité qui les distingue des autres vivants, mais qu’ils n’ont rien d’exceptionnel par rapport à eux sur le plan biologique est devenue dominante en Occident. C’est cette ontologie dualiste que Philippe Descola qualifie de « naturalisme ». Ailleurs dans le monde, et même avant en Europe, on a identifié de toutes autres continuités et discontinuités entre humains et non-humains. D’autres configurations ontologiques (animisme, totémisme, analogisme) conduisent à d’autres relations entre les humains et les autres vivants et donc à d’autres « écologies1 ». Notre conception de la nature n’est donc ni universelle, ni universalisable.

Cette vision du monde considère que les hommes se sont arrachés à la nature à force d’ingéniosité et de travail, et ont ainsi construit leur monde : la société. Posant l’extériorité de ce qui est humain et de ce qui est naturel, ce dualisme s’est décliné en un certain nombre d’oppositions : Nature/Culture, naturel et artificiel, et l’on pourrait a priori considérer qu’il en est de même de l’opposition entre le sauvage et le domestique.

En fait, cette opposition est plus ancienne que ne l’est le dualisme moderne. Elle s’est imposée en Occident avec l’Empire romain. Pour les Romains, était sauvage ce qui procédait de la silva, la grande forêt européenne, l’espace inculte à défricher, les bêtes et les plantes qui l’habitaient, les individus qui y trouvaient refuge loin des lois de l’urbs. S’y opposaient les qualités de la domus, en tant que milieu de vie où chacun était à sa place dans la cité et en suivait les lois.

La modernité occidentale n’a fait que reprendre cette conception et la systématiser dans une vision cohérente du monde, celle du dualisme. Ainsi, les grands pays européens se sont lancés aux temps modernes dans des entreprises coloniales. Ils s’y sont trouvés confrontés à une nature qui leur résistait – une nature sauvage –, à des colonisés qui refusaient de l’être et qui, de ce fait, furent considérés eux-mêmes comme des sauvages. Ne prétendait-on pas alors domestiquer les terres colonisées et apporter notre culture à ces hommes rebelles à la discipline de nos sociétés policées ?

Controverse sur la wilderness

Mais, sous la forme de forêts considérées comme « vierges » (ou « primitives »), le sauvage a trouvé des admirateurs en particulier aux États-Unis. Impressionnés par les milieux que les pionniers s’étaient employé à défricher, les « préservationnistes » américains entendirent, dès la fin du XIXe siècle, protéger strictement la wilderness, ces « forêts primitives » dont ils trouvaient le spectacle sublime. Adoptée en Amérique du Nord (États-Unis et Canada), la préservation de la wilderness fut le modèle de la politique de protection de la nature que les pays occidentaux ont imposé à leurs colonies au début du siècle suivant.

Parce qu’il entendait mettre les forêts « vierges » à l’abri de toute influence humaine, ce modèle américain a conduit, dans les pays tropicaux, à éliminer ou déplacer de force des populations autochtones. Peu importait que ces forêts que l’on croyait « primitives » aient été auparavant leur milieu de vie ! Comme en compensation de ce que Ghassan Hage, dans un ouvrage intitulé Le loup et le musulman2, appelle une « entreprise de domestication généralisée », on a donc laissé une place au sauvage, en le reléguant à des zones particulières : la wilderness des parcs nationaux et les réserves indiennes – les deux, bien évidemment, séparés, puisque la wilderness doit être préservée des hommes. Mais, pour critiquable qu’il ait été, ce modèle a longtemps conduit les naturalistes et les militants de la protection de la nature (et conduit encore certains d’entre eux) à considérer que le sauvage est la quintessence du naturel.

De cette histoire sont issues les caractéristiques de ce que nous considérons comme sauvage. Le sauvage est ce qui résiste à la domestication, c’est la spontanéité même, et c’est l’ingouvernable. La spontanéité, c’est ce qui ne peut que perturber l’organisation prévisible de la mise en valeur de l’espace domestique. L’ingouvernable est ce qui nie la domination de l’homme sur la nature, sur les animaux et bien sûr sur d’autres humains. C’est ce qui rend le sauvage insupportable aux partisans de l’ordre et de la domination.

Mais ces mêmes caractéristiques du sauvage conduisent d’autres humains à l’apprécier. Ainsi que l’avait écrit Henry David Thoreau, aimer le sauvage, aimer cette nature insoumise, c’est préserver le sauvage qui est en nous, cette aspiration à la liberté qui est commune à tous les êtres vivants. C’est donc refuser d’être soi-même domestiqué et dominé par d’autres humains. C’est ne pas accepter la soumission. Dans ce refus de la domination, Thoreau se proclama hostile à l’esclavage, au sort que ses concitoyens réservaient aux Amérindiens et s’opposa à la guerre contre le Mexique. Dans son refus de la soumission, il écrivit La désobéissance civile3.

Ensauvagements

Abordons maintenant la question de savoir comment réagissent de nos jours, dans un pays de vieille civilisation agraire comme la France, les personnes qui sont dans la nécessité de coexister avec du sauvage.

De même que les friches industrielles symbolisent, aux yeux des anciennes familles ouvrières (comme des habitants et des commerçants du voisinage), le chômage, la jeunesse désœuvrée, la fin de façons de vivre et de manières d’être, de même la progression des friches et des boisements spontanés sur des terroirs qui furent, il y a peu encore, cultivés ou pâturés, symbolise, aux yeux des résidents des régions où la déprise agricole est manifeste depuis le milieu du XXe siècle, la « désertification », la misère sociale des hameaux dépeuplés. Les « gens du lieu » déplorent pour la plupart ces stigmates d’un ensauvagement des campagnes.

Cependant, ces mêmes « gens du lieu » savent bien que l’on ne saurait domestiquer toute la nature et qu’il faut bien « faire avec » du sauvage. Outre les naturalistes et les protecteurs de la nature, les chasseurs et les cueilleurs sont d’ailleurs très attachés aux espaces qui ne sont guère domestiqués et aux espèces sauvages qui les habitent, si bien que le point de vue le plus partagé est le suivant : qu’il y ait du sauvage, d’accord, mais il faut qu’il reste à sa place ! Le sauvage est admissible et on peut même l’apprécier, s’il respecte la frontière entre l’espace domestique et l’espace peu anthropisé où on peut l’étudier, le chasser ou le cueillir.

Or, avec la déprise agricole et forestière, les milieux sauvages gagnent du terrain sur l’espace que l’on considérait jusqu’alors comme domestiqué. Il en est de même dans les friches industrielles et urbaines. La frontière se déplace au profit du sauvage. En outre, ces espaces qui se boisent et s’ensauvagent servent d’habitat à des animaux et des végétaux ingouvernables qui n’ont que faire des frontières et n’hésitent pas à envahir l’espace domestique. Il y a donc des passeurs de frontières. Les « mauvaises herbes » concurrencent les cultures, les insectes ravagent les récoltes… et les loups n’hésitent pas à se nourrir de brebis au grand dam des éleveurs. Il faut donc maintenir la nature sauvage à distance parce qu’elle est source de perturbations et d’imprévu. D’où la lutte contre ces êtres qui s’invitent dans un espace domestique où ils ne sont pas les bienvenus, à grand renfort d’herbicides, de pesticides et de lutte pour éliminer les « nuisibles ».

Mais la déconstruction de l’opposition entre le sauvage et le domestique peut aller au-delà de la multiplicité des passeurs de frontières : entre le sauvage et le domestique, il y a un entre-deux. Un entre-deux de milieux dont on aurait bien du mal à savoir jusqu’à quel point ils sont sauvages ou jusqu’à quel point ils sont domestiques. Qu’il s’agisse des espaces pastoraux parcourus à l’occasion ou des peuplements forestiers qui ne sont plus exploités depuis longtemps mais où certains riverains prélèvent encore du bois mort… Cet entre-deux est approximativement ce que les Romains appelaient le saltus, espace où l’on conduisait des moutons ou des chèvres et où les mauvaises rencontres (toujours le loup, parfois l’ours) étaient toujours possibles.

Le monde vivant est bien plus complexe et plus divers que ne le laisserait penser sa division entre ce qui est sauvage et ce qui est domestique. Il n’y a pas deux domaines séparés, mais deux dualités ou deux pôles : entre ce qui est authentiquement sauvage et ce qui est authentiquement domestique, il y a bien des figures intermédiaires et des situations hybrides. On peut alors remarquer que les forêts « primitives » qui impressionnèrent tant les colons de l’Amérique du Nord avaient été des terres jadis mises en valeur par les populations amérindiennes. Elles s’étaient reboisées en raison de l’effondrement des populations amérindiennes, ravagées par les épidémies que leur avaient apportées les premiers européens avec lesquels elles avaient été en contact4. La wilderness était une nature ensauvagée.

Il en est de même de ce que l’on qualifie en France de « nature férale » et qui est composée de milieux en libre évolution depuis un temps plus ou moins long. Parfois ouverte à des usages (jeux d’enfants, cueillettes, chasse et piégeage, observations naturalistes) cette nature férale est aussi composée de milieux qui conserveront longtemps la mémoire de leurs utilisations passées. Elle se situe donc bien dans l’entre-deux du sauvage et du domestique.

La libre évolution comme protection de la nature

Lutter contre l’érosion de la biodiversité (et en particulier contre l’importante diminution des effectifs des populations d’espèces communes) nécessite d’intervenir dans l’espace domestique pour limiter l’artificialisation des sols par urbanisation et pour substituer aux pratiques de l’agriculture productiviste grande pourvoyeuse de pesticides et d’herbicides, des formes de production plus respectueuses de la nature. De même convient-il d’expérimenter dans les Parcs nationaux, les réserves naturelles et les territoires gérés par les Conservatoires du patrimoine naturel, des activités (relevant du pastoralisme, de la sylviculture, de l’apiculture) favorables à la conservation de la biodiversité (sauvage et domestique). Dans l’entre-deux du sauvage et du domestique (forêts inexploitées, espaces agricoles ou pastoraux délaissés, friches urbaines ou industrielles), il y a place pour des milieux abandonnés aux seuls dynamismes naturels. La nature laissée à sa spontanéité sait faire de la diversité aussi bien que les humains quand ils agissent avec perspicacité, si bien que la libre évolution de la nature férale participe de plein droit à une politique de protection de la nature. On ignore quel sera leur itinéraire, mais on sait qu’ils parviendront à s’adapter aux modifications de leur environnement.

Certains militants et gestionnaires de terrain sont en outre lassés par ce qu’ils considèrent comme une dérive technocratique de la gestion de la biodiversité : c’est qu’ils sont confrontés à un maquis de mesures décidées top down, à la multiplication des plans de gestion, des chartes, des documents d’objectifs et à la longueur des documents fournis, surchargés de tableaux, de chiffres et de courbes et difficilement lisibles dès lors que l’on n’est pas de la partie. C’est pourquoi certains protecteurs de la nature considèrent encore que le sauvage est la quintessence du naturel. Mais, s’ils s’intéressent à la naturalité de milieux qui pourraient ressembler à de la wilderness (par exemple des forêts anciennes, matures non exploitées depuis plusieurs décennies et encombrées d’arbres sénescents et de bois mort) ils se préoccupent plus encore de la naturalité des processus. Protéger la nature revient donc à laisser la nature en libre évolution partout où c’est possible, et ce d’autant plus que la trajectoire de ces milieux conduit à des formes boisées qui piègent du carbone. Or, si les milieux délaissés depuis suffisamment longtemps pour avoir un fort aspect de naturalité (sauvage) sont rares sous nos climats il n’y a rien de plus banal que ceux qui s’ensauvagent : ils s’étendent dans les campagnes du fait de l’abandon de pratiques agricoles et pastorales ou de peuplements forestiers trop exigus pour que leur exploitation soit rentable. On les retrouve enfin enclavés dans les espaces urbains et périurbains. La nature férale est une nature ordinaire.

La libre évolution est donc une solution dans l’entre-deux du sauvage et du domestique. Certes, mais même ceux qui la promeuvent admettent que cette dynamique naturelle conduit progressivement à une fermeture des paysages. Or les paysages ouverts, avec des terres cultivées, des prairies, des parcours et des landes sont des milieux très riches en espèces (en particulier favorables aux insectes, aux oiseaux et aux herbivores). De même ces paysages, façonnés par des générations de sociétés paysannes, représentent un patrimoine culturel auquel sont attachés les « gens du lieu » comme les « gens d’ailleurs ». On peut alors considérer que protéger la nature peut consister à lutter contre la fermeture de ces paysages en favorisant (et subventionnant) des pratiques pastorales ou agricoles. Cela dépend du contexte local : on protège ce qui est en voie de disparition, or il est des régions où les paysages ouverts sont de plus en plus rares et méritent d’être préservés. Savoir où il est souhaitable de ne plus entraver les processus naturels en cours dans les milieux qui s’ensauvagent va à l’encontre des routines administratives qui gèrent la biodiversité et se heurte à la réprobation d’une partie de la population qui supporte mal cet ensauvagement ou voit ses activités perturbées dans l’espace domestique par ces êtres sauvages peu conviviaux. Reconnaissons en outre qu’il est difficile de « ne rien faire » dans un pays très attaché à la valeur du travail, surtout quand on a des responsabilités locales et qu’il faut bien justifier son inaction. Les places respectives de la libre évolution dans l’entre-deux du sauvage et du domestique, et du maintien de milieux ouverts sont donc objet de divergences. Elles ne devraient pouvoir être définies qu’à l’issue d’une délibération entre tous les citoyens concernés.

1Philippe Descola, L’écologie des autres – L’anthropologie et la question de la nature, Versailles, Quæ, collection Sciences en questions, 2011.

2Ghassan Hage, Le loup et le musulman, Marseille, Wildproject, 2017.

3Henry David Thoreau 1866, La désobéissance civile, trad. fr., Paris Mille et Une Nuits, no 114, 1996. Ce livre fut originellement intitulé Resistance to Civil Governement (Résistance au gouvernement civil). C’est l’éditeur qui l’aurait renommé Civil Disobedience lors de sa réédition posthume.

4William M. Denevan : « The pristine myth : the landscape of the Americas in 1492 » In J. Baird Callicott & Michael P. Nelson (dir.), The great new wilderness debate, University of Georgia Press, 1998. Voir aussi : Charles C. Mann, 1493 – Comment la découverte de l’Amérique a transformé le monde, Albin Michel, 2013.