L’année 2019 se clôt en Amérique du Sud par de grandes révoltes dans les rues et une forte instabilité politique. L’Équateur, le Chili, la Bolivie et la Colombie ont connu des soulèvements, pendant que la stabilité des gouvernements a été durement remise en cause au Venezuela et au Nicaragua. Pourtant, la situation politique dans la région ne peut être caractérisée par aucune tendance commune ni aucun nouveau paradigme, si ce n’est la détérioration générale de l’économie et du cadre institutionnel1.
Une instabilité politique sans perspectives de changement
Les soi-disant populismes, de gauche comme de droite, apparaissent comme un symptôme plutôt que comme une solution. Les manifestations de rue dans plusieurs pays montrent que les périodes de mobilisation désordonnée font bouger l’échiquier politique. L’instabilité politique fait émerger de nouvelles lignes qui croisent les axes antérieurs de lecture de la politique et des formes de solidarité, mais rien de ce qui pourrait s’apparenter à une alternative ne se profile à l’horizon, que ce soit pour les « révolutionnaires » ou pour les « gestionnaires ».
Les réponses à la pandémie de la Covid 19 ne sont que des moments qui s’ajoutent à un processus politique établi, sans modifier réellement son cours, sans grand retournement. Les grands fronts populaires ou le retour à l’État qui se profilent à l’horizon post-pandémique ne peuvent être considérés, pour l’instant, comme des changements politiques concrets, ils ne résolvent pas la crise de la forme de gouvernement. Le néolibéralisme manque aujourd’hui d’alternatives ou de transformations pour être remis en question. Son affaiblissement n’offre pas de terrain fertile pour bâtir quelque chose de nouveau. Face à cette absence d’alternatives, les crises gouvernementales se limitent à être la simple expression de la crise des régimes. La chute d’Evo Morales en Bolivie consécutive à de fortes manifestations d’opposition, le triomphe de Bolsonaro au Brésil comme signe d’un mécontentement généralisé, le retour du « kirchnerisme2 » en Argentine ou les manifestations chiliennes et équatoriennes nous ramènent inéluctablement au même point : il n’y a pas de changement politique qui remette en cause le cours économique néolibéral, mais chaque gouvernement est confronté à l’instabilité institutionnelle.
La pause actuelle due à la pandémie n’est que superficielle, la crise politique transcende la formation de tout nouveau gouvernement. C’est pourquoi elle persiste après chaque renouvellement du pouvoir. Elle outrepasse la possibilité d’une éventuelle étape post-progressiste à venir et nous ramène plus en arrière encore. Car l’obsolescence politique dont nous parlons touche aussi le processus de démocratisation. Dans toute la région sud-américaine, les pactes post-dictature qui ont forgé le cours politique des années 1980 sont aujourd’hui remis en cause. Le jeu des gouvernements néolibéraux et progressistes qui se sont succédé depuis lors, fait d’arrangements entre la droite et le progressisme, est rompu. En observant des résultats électoraux de plusieurs pays, on peut constater que les victoires échoient à de forces politiques nouvelles ou renouvelées. Selon des modalités différentes, Mauricio Macri, Jair Bolsonaro, Alberto Fernández, López Obrador, Lenín Moreno, sont plus libéraux, plus populistes, plus modérés ou plus extrêmes que les camps politiques qu’ils remplacent. Même la dernière forme de « kirchnerisme », avec Cristina Kirchner comme vice-présidente en Argentine, ou la candidature à la prochaine présidentielle du ministre de l’économie des gouvernements d’Evo Morales en Bolivie, Luis Arce, ne peuvent être lues comme se situant dans une continuité.
Les limites de la situation politique en Amérique du Sud ne sont pas nouvelles. Les gouvernements de gauche n’ont pu arriver au pouvoir et se maintenir que parce qu’ils n’opéraient pas de remise en cause profonde du modèle économique. Aujourd’hui cependant, la situation est telle qu’il est impossible de réunir à nouveau les conditions qui ont permis à des régimes progressistes de gouverner la plupart des pays de la région durant une décennie. Le modèle qui permettait une amélioration des conditions sociales et l’expansion de la consommation, combiné à un fort développement basé sur l’exploitation des ressources naturelles, le tout avec un retour de l’intervention de l’État dans l’économie, n’est plus viable. L’incapacité du progressisme au pouvoir à empêcher l’augmentation des inégalités, de la précarité et de la dépendance financière, combiné à la destruction de l’environnement et à l’impuissance face aux modèles privatisés de santé et d’éducation, explique en grande partie pourquoi le débat politique finit par s’enfermer dans des questions morales ou idéologiques, privilégiant la personnalité de certains leaders politiques et de leurs partisans.
Si l’on sort du débat politique binaire qui a dominé ces dernières décennies, opposant option sociale à option du marché (sans véritablement remettre en cause les intérêts communs entre les deux), il existe une immense zone intermédiaire et ambivalente. On remarque que les gouvernements de gauche n’ont pas voulu éviter un rythme d’exploitation et de mort sur le territoire, et que la droite ne fait que poser ses pas dans le chemin déjà ouvert par ceux à qui elle s’oppose maintenant. Cette interzone, c’est aussi le lieu d’une lutte possible, un lieu où s’imagine une rupture avec les formes actuelles du capitalisme, malgré l’absence d’alternatives crédibles pour sortir du présent.
La droite, la pandémie et le progressisme
La chute du progressisme en Bolivie, en Équateur, au Brésil, en Uruguay, au Chili, fabriquée par les mains de la droite, n’est pas sans lien avec les droites au Mexique, en Colombie, au Pérou, etc. Sur la carte des droites, le « bolsonarisme3 » représente une version particulièrement radicalisée qui, en se revendiquant de la dictature passée et en réprimant la gauche, se ménage une place qui gagne en popularité, en réaction au consensus libéral et démocratique que les droites traditionnelles, mais aussi la gauche, s’étaient ingéniées à mettre en œuvre.
La social-démocratie ou le progressisme libéral tombent car ils sont fragilisés par leur rapprochement avec les secteurs conservateurs. On peut citer par exemple : le maintien du néolibéralisme « pinochetiste4 » par Michelle Bachelet au Chili ; la proximité politique avec les gouverneurs régionaux conservateurs du « kirchnerisme » ; la cogestion, pour constituer la base parlementaire brésilienne, du Parti des travailleurs (PT) avec le Parti du mouvement démocratique brésilien (droite) de Michel Temer ou encore, le rapprochement du PT des secteurs religieux et agro-industriels désormais soutiens de Bolsonaro ; les alliances avec l’entreprenariat rural de l’est de la Bolivie, celui-ci ayant rapidement pris le pouvoir lors de la dernière crise qu’a connu le pays. Sur un chemin de droitisation générale, avec ajustements structurels et austérité, accords bilatéraux de libre-échange, répression des mouvements sociaux et éloignement des temps qui l’ont vu arriver au pouvoir, le progressisme a été la dernière carte jouée avant que la région n’entre dans la situation actuelle de crise généralisée.
Durant la (non) gestion de la pandémie au Brésil, cette droitisation s’est traduite par une minimisation de la menace virale qui confinait au négationisme, s’attaquant au consensus mondial quant à l’urgence sanitaire et défendant cyniquement la nécessité de maintenir l’économie en marche. Dans sa nouvelle forme, en rupture avec la précédente démocratie multipartite avec laquelle Bolsonaro garde ses distances, la droite brésilienne est constituée d’une combinaison d’acteurs et de discours qui associent des secteurs idéologiques anti-modernes, l’armée, des hommes d’affaires ultra-libéraux, ou des militants évangélistes. Elle tisse de nombreux liens avec un capitalisme d’entrepreneurs qui colonisent des territoires et exploitent des ressources naturelles non renouvelables, avec pillage économique et entreprises illégales.
Face à la barbarie antisystème de Bolsonaro, les progressistes trouvent une nouvelle boussole en Argentine. Le pays se trouve économiquement beaucoup plus fragilisé que les autres pays de la région, avec une inflation et une dévaluation constante de la monnaie depuis des années. Il est très dépendant des exportations de produits primaires, et connaît un État qui peine à respecter ses engagements financiers envers les banques et la population. Mais sur le plan politique, le gouvernement a retrouvé un leadership pugnace pour gérer la pandémie. Faisant preuve d’autonomie politique face à la crise, le « péronisme5 » a resurgi.
La victoire d’Alberto Fernández sur Mauricio Macri en 2019 a eu lieu au cours d’une élection contestée et dans l’ombre de Cristina Kirchner, ou plutôt, avec le visage apparent de Fernández cachant celui de Cristina Kirchner à un électorat qui la rejetait. C’est l’intense rejet de Macri qui a mené Fernández à la présidence comme le rejet de Cristina, quatre ans plus tôt, avait mené Macri à la même fonction. La riposte musclée à la pandémie d’un président coordonnant chaque détail de sa mise en œuvre devant les caméras, a fait oublier la figure de Cristina Kirchner. Les chefs de l’opposition ont rejoint Alberto Fernández et ont été photographiés avec lui dans le cadre de la lutte contre le coronavirus. Une position politiquement et sanitairement correcte, qui, de fait, présente un parfait contraste avec celle du Brésil.
Si l’Argentine et le Brésil s’opposent, dans leur réponse au mécontentement populaire, avec d’un côté, le retour au progressisme, et de l’autre, la voie de la pire droite ; le Chili et la Bolivie s’opposent également, face à l’instabilité provoquée par de la rue, par des signaux politiques différents. En Bolivie, la résistance de l’« evismo6 », qui a remporté une quatrième élection en 2019 et pourrait la remporter à nouveau en octobre 2020 face à la présidente par intérim Jeanine Áñez, montre que rien n’est garanti pour la droite7. Au Chili, remporter les élections avec le soutien populaire s’accompagne d’une explosion sociale et signifie montrer continuellement la porte de sortie aux différents régimes.
Il est donc nécessaire de faire un grand effort d’analyse et de revenir aux grandes manifestations à partir desquelles se sont réellement ouverts des moments de discussion collective sur le cours politique à venir : 2001-2002 en Argentine, 2013 au Brésil, la période de 2000 à 2005 en Bolivie, le Caracazo8 de 1989 au Venezuela ou les mobilisations indigènes en Équateur. Quelque chose qui ressemblait à cette perspective semblait vouloir prendre forme en 2019.
La nécessité d’un changement de paradigme est apparue clairement en Équateur avec la révolte menée par le mouvement indigène (Conaie – Confédération des nationalités indigènes d’Équateur) durant plusieurs jours en septembre 2019. Il s’est affronté au gouvernement de Lenín Moreno sans que le « corréisme9 » n’apparaisse comme une alternative. Les indigènes ont clairement fait savoir qu’ils se battaient pour empêcher le retour de ceux qui avaient envahi leurs territoires avec des projets miniers militarisés aux capitaux chinois. De même, les protestations se sont multipliées en Colombie sans qu’une réelle force d’opposition n’émerge face à un gouvernement de droite qui a accru sa popularité compte tenu de sa bonne gestion de la pandémie.
Le Chili entre protestations et nouvelle Constitution
Au Chili, l’instabilité politique provoquée par la crise du régime a conduit à une mobilisation historique de millions de personnes dans les rues. L’explosion sociale a commencé le 18 octobre 2019 avec une action des lycéens contre l’augmentation du prix du métro. Elle s’est transformée en un soulèvement général contre le président Sebastián Piñera, en une confrontation des quartiers périphériques et du centre-ville avec la police et en un mouvement pour une nouvelle Constitution. Ce processus s’est prolongé tout l’été et n’a été interrompu que par la pandémie de la Covid 19.
Il en est résulté des dizaines de milliers de détenus et près de 5 000 prisonniers politiques. Mais aussi des assemblées générales qui ont commencé à se reconstituer dans tout le pays après un reflux général, y compris pour organiser des soupes populaires et résoudre le problème généralisé de la faim. Le processus de délibération que connaît le Chili n’a été que partiellement récupéré par la voie formelle de la Constituante. La convocation d’un référendum pour une nouvelle Constitution et une Assemblée constituante, reporté d’avril à octobre 202010 en raison de la pandémie, vient d’un accord entre le gouvernement de droite de Piñera et l’opposition, dont la troisième force, la coalition de gauche radicale Frente Amplio (Front large), née des mobilisations étudiantes, voit certains de ses dirigeants être élus au Parlement national en 2017. L’appel à « laisser en arrière la Constitution de Pinochet » de 1981 montre combien le vieux consensus néolibéral sur lequel le parti socialiste s’était appuyé pour gouverner avec l’appui du parti communiste, est rompu.
Mais l’issue reste floue. Le risque est de voir émerger une Constitution qui sera signée par les forces politiques déjà dominantes dans les décennies précédentes, auxquelles se joindra le Frente Amplio, ce qui ne pourra pas empêcher les rues d’être à nouveau occupées pour s’opposer à une nouvelle Constitution à la main des puissances du moment. Dans ce scénario, on peut imaginer que le pourvoir entrepreneurial lui-même prendra ses distances avec Piñera et sa voie de plus en plus répressive, voyant d’un bon œil une nouvelle Constitution qui permettra de calmer les protestations et donner une nouvelle viabilité au néolibéralisme chilien. De plus, toute modération du gouvernement de droite sera exploitée par l’extrême-droite de José Antonio Kast, sur la ligne du politiquement incorrect et de la relance du discours anticommuniste ultra-conservateur à connotation fasciste se situant dans le même spectre politique que Bolsonaro.
Le consensus néolibéral se heurte à présent à une résistance au Chili, mais cette résistance n’a encore ni solution ni horizon politique. La question est de savoir si une solution à ce système fait d’acteurs politiques anciens et nouveaux permettra de combler le fossé maintenant ouvert entre la politique et le peuple. Pour y voir clair, nous ne devons pas uniquement prendre en compte les protestations. Les problèmes à considérer sont l’économie informelle, la majorité non syndiquée des travailleurs, le travail précaire, les peuples traditionnels et les tendances contraires au développement capitaliste. Le risque de la voie constituante, lancée par la socialiste Michelle Bachelet alors sans grand soutien mais accélérée avec l’explosion sociale, est qu’elle aboutisse à un amer constat. Sans réponses réelles à la crise, sans modification des bases du modèle et sans dépasser les déclarations symboliques comme cela s’est produit en Bolivie, elle permettra que survive un modèle social qui ne se maintient dorénavant qu’au moyen d’une répression sévère.
La chute du MAS11 en Bolivie
En Bolivie, les élections du 20 octobre 2019 ont été suivies de trois semaines de manifestations sociales qui ont paralysé toutes les villes du pays. La raison en était l’obstination de Evo Morales à être candidat pour une quatrième fois12 à la présidence, contrairement au mandat de la Constitution qu’il a lui-même soutenu en 2009, interdisant de se représenter plus d’une fois. Cette candidature était également contraire au vote de la population lors du référendum de 2016, où le « non » à la réforme constitutionnelle permettant une nouvelle réelection du président a triomphé, scellant ainsi la première défaite électorale d’Evo Morales depuis 2005.
Le MAS-Instrument Politique, porté par les syndicats ruraux, qui s’était révélé en 1995 comme un mouvement-parti et avait remporté les élections de 2005 en promettant la « décolonisation » du pays et une « révolution culturelle démocratique », se trouve maintenant à un tournant décisif car il a tout parié sur la réélection d’Evo Morales. Mais la nouvelle candidature de Morales, conquise de manière habile, a conduit à une élection difficile, avec un procédé de décompte des voix ayant donné lieu à des soupçons de fraude. Ceci a provoqué de fortes mobilisations populaires et la recommandation, par l’Organisation des États américains, de tenir de nouvelles élections alors même qu’elle avait été invitée par le gouvernement à vérifier la bonne tenue du scrutin et se prononcer sur d’éventuelles fraudes. La poursuite des manifestations et la répression policière ont créé une situation intenable pour le maintien du gouvernement. L’armée, la Central Obrera Boliviana (Centrale ouvrière bolivienne, principale centrale syndicale du pays) et d’autres acteurs ont exigé la démission du président. Avant de s’y résoudre, Evo Morales a renoncé à appeler à de nouvelles élections (qu’il avait envisagées pour laver les soupçons de fraude), anticipant une défaite qui l’obligerait de toute façon à démissionner. L’armée n’était plus non plus prête, au nom du gouvernement du MAS, à assumer une répression sanglante contre les opposants comme elle l’avait fait en 2003, ce qui avait permis, en réaction, l’accession d’Evo Morales au pouvoir.
Le 11 novembre 2019, Evo Morales, son vice-président et les hautes autorités des deux assemblées – contrôlées par le MAS – ont démissionné et se sont exilés, créant un vide dans l’ordre de la succession. Peu après, la seconde vice-présidente du Sénat, la sénatrice d’opposition Jeanine Áñez a pris ses fonctions de présidente par intérim sans le soutien de la majorité du Congrès, mais avec l’appui de l’armée, et sans se heurter à une mobilisation massive. Ce gouvernement constitue un fait accompli, il devient légitime y compris aux yeux de la majorité au Congrès du parti d’Evo Morales, qui cherche cependant à le remplacer en demandant la convocation la plus rapide possible de nouvelles élections. L’arrivée de la pandémie permet à Mme Áñez de suspendre les élections prévues en décembre 2019 et de prolonger son mandat, tout en présentant sa candidatura aux élections présidentielles finalement fixées au 18 octobre 2020.
Comme Lula13 et le « kirchnerisme », Evo Morales bénéficie toujours d’un soutien électoral considérable, suffisant pour constituer une force politique de poids, malgré ses difficultés à s’imposer sur le plan électoral. Autant que de la polarisation politique, les gouvernements au pouvoir depuis plus de plus dix ans ont souffert de la crise de la gouvernabilité néolibérale. En Bolivie, la mise en place d’un modèle économique fait d’alliances avec le secteur de l’agrobusiness et d’un pari de communication dirigé vers la classe moyenne, faisant que les politiques sociales et les rentes pétrolières se traduisent en consommation et en migrations de travail vers les villes, a failli. À la mobilisation sociale qui a permis au MAS d’arriver au pouvoir et d’élaborer une nouvelle Constitution s’est substituée la propagande d’État et le renforcement des institutions traditionnelles sans une once de « décolonisation » dans leur fonctionnement.
Un contexte régional penchant à droite a mis fin au gouvernement d’Evo Morales, qui a joué son va-tout pour sa réélection mais n’a pu se maintenir avec ce qui était jusqu’alors son principal capital politique : le vote populaire. L’érosion du soutien populaire après treize ans de gouvernements progressistes a placé la Bolivie sur la carte de l’indétermination politique sud-américaine. À l’arrivée de la pandémie, le pays se débattait entre installation d’un gouvernement de droite et retour potentiel du progressisme, avec un candidat modéré qui peut être comparé à un « progressiste libéral » du type Alberto Fernandez en Argentine. Luis Arce, ministre de l’économie du gouvernement du MAS, cherchera à contourner l’image négative d’Evo Morales comme un funambule dans un environnement inflammable où il n’existe pas de dynamiques pour contrer le consensus néolibéral qui, à son tour, ne peut être poursuivi qu’à un coût social croissant.
Peut-être que la force dont Evo Morales bénéficie encore pourra-t-elle empêcher l’avènement d’un gouvernement d’extrême-droite en Bolivie lorsque la situation institutionnelle se sera normalisée. De fait, comme en Argentine, le vote bolivien est plus progressiste que conservateur, contrairement à celui du Pérou, de la Colombie ou du Brésil. Mis à part l’épopée communicative, il n’y a plus d’espoir de changement profond au sein du MAS.
Une marge politique étroite
Bien que la nuance entre un néolibéralisme assumé, conservateur, et un progressisme qui ne rompt pas avec le néolibéralisme et cherche à positionner un État interventionniste, soit réelle, on constate que, sous différentes latitudes sud-américaines, l’ancienne droite institutionnelle et le progressisme font partie du même consensus, de la même adhésion ou de la même impuissance face aux formes du capitalisme contemporain. La marge permise à la politique est étroite, elle se joue principalement dans le domaine de la communication électorale. L’idéologie et les différences formes de politiques ne définissent pas des modèles de développement selon les pays, mais des styles de gestion du même capitalisme, avec la seule liberté de décider de son mode de fonctionnement et d’exploitation.
Le triomphe d’Evo Morales en 2005 représentait quelque chose de nouveau car il venait de la rue et de la mobilisation sociale. Le « kirchnerisme » et le PT n’auraient pas non plus été possibles sans la mobilisation et la lutte politique dans les rues. Mais le chemin suivi, une fois stabilisée la dispute pour le pouvoir à la force du vote, montre un destin commun qui comporte un risque pour les mobilisations récentes, au Chili comme ailleurs : la capacité à neutraliser les énergies du changement. Ceci nous amène à prendre en compte l’efficacité que conserve le modèle d’organisation sociale dominant pour s’imposer, malgré sa mise en crise, quelles que soient les variantes politiques des gouvernements.
Loin d’idéaliser la résurgence récente de la mobilisation, ou d’espérer qu’elle pourra à elle seule pallier l’absence de voies politiques qui pourraient nous mener à la construction d’un monde nouveau, nous devons cerner les tâches prioritaires qui nous attendent face à l’échec de l’expérience de gouvernements progressistes : avancée de la précarité, exploitation économique vorace de nombreux territoires, carence des conditions de vie pour la grande majorité de la population. La force commune des peuples semble être la seule voie à suivre, tant pour s’opposer, désobéir et empêcher la machine de fonctionner que pour construire une véritable alternative.
Traduit de l’espagnol (Amérique Latine)
par Priscilla De Roo
1 Depuis l’écriture de cet article, les élections présidentielles du 18 octobre en Bolivie ont vu le grand succès du candidat du MAS, Luis Arce. Il nous a semblé intéressant de le maintenir dans sa formulation initiale. La victoire du MAS sans Evo Morales confirme l’erreur de ce dernier à se vouloir irremplaçable ainsi que la volatilité de la situation politique bolivienne, et de la latino-américaine en général. Ce résultat électoral montre que le récit du « coup d’État » ne suffisait pas à rendre compte de l’ampleur de la crise politique et de l’exigence de changement. De fait, avec Luis Arce, c’est une phase post-Evo Morales qui s’ouvre.
2 Du nom de Néstor Kirchner et de son épouse Cristina Kirchner, anciens président(e)s d’Argentine, pour le premier de 2003 à 2007, pour la seconde, de 2007 à 2015. Cristina Kirchner est vice-présidente d’Alberto Fernández depuis le 10 décembre 2019.
3 Du nom de Jair Bolsonaro, président d’extrême-droite du Brésil depuis fin 2018.
4 Du nom d’Augusto Pinochet, auteur du coup d’État militaire du 11 septembre 1973 contre Salvador Allende.
5 Du nom de Juan Perón, président populiste d’Argentine qui fonda le parti « révolutionnaire » dit Parti Justicialiste. Le « peronisme » marqua l’histoire politique argentine durant trois décennies (de 1943 à 1976 si l’on inclut le mandat présidentiel de son épouse Isabel). L’extrême gauche (Montoneros) comme la droite se sont revendiqués de ce mouvement. Les époux Kirchner se situent dans la ligne de l’héritage péroniste, Cristina Kichner étant actuellement vice-présidente d’Alberto Fernández.
6 Du nom d’Evo Morales, fondateur du Mouvement vers le socialisme (MAS), président de Bolivie de 2005 à 2019, démissionnaire en novembre 2019.
7 Le MAS a largement remporté les élections du 18 octobre 2020 avec 55,1 % des voix contre 28,8 % et 14 % pour les deux principaux partis d’opposition. Ceci ouvre une possibilité de rénovation interne du parti qui gagne, mais sans Evo Morales, bien que l’influence du leader reste présente (sur le modèle du « kitchérisme » plus que sur celui de la succession à Rafael Correa en Équateur).
8 Manifestations de Caracas.
9 Du nom de Rafael Correa, président de 2007 à 2017, dont le successeur actuel est Lenín Moreno.
10 Le référendum a eu lieu le 25 octobre 2020. Le « oui » l’a largement emporté avec 78 % des voix, avec une abstention de 50 %. Pour l’assemblée chargée de rédiger le nouveau texte, les électeurs ont choisi à 80 % une assemblée constituante composée de citoyens spécialement élus pour cette occasion plutôt qu’une convention mixte, composée pour moitié de parlementaires en place.
11 Abréviation de Movimiento al socialismo – Instrumento Político por la Soberanía de los Pueblos (Mouvement vers le socialisme-Instrument politique pour la souveraineté des peuples).
12 Evo Morales a été élu une première fois en 2005, puis réélu en 2009 et 2014.
13 Luis Inácio da Silva, dit « Lula », diminutif de Luis et signifiant également « calamar », président du Brésil de 2002 à 2010, la continuité de son action étant assurée par Dilma Roussef, présidente de 2011 à 2016, date de sa destitution.
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