56. Multitudes 56
Majeure 56. Devenir-Brésil post-Lula

La production du commun et l’antagonisme dans la ville olympique de Rio de Janeiro

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Cet essai est écrit dans la foulée des conflits, luttes et affrontements déterminés par la transformation de Rio de Janeiro en « ville olympique » ou « ville entrepreneuriale ». Sans prétention académique ni citations de recherches scientifiques, il s’agit d’un « écrit de tranchée » pour favoriser lignes d’action, stratégies et autres possibilités de luttes. Nous y traiterons de la conjoncture et des événements entourant la réélection du maire de Rio, Eduardo Paes, en octobre 2012. Paes est sorti gagnant d’une campagne bénéficiant d’importants investissements financiers pour son marketing électoral, sa couverture télévisée, un large éventail d’alliances et l’appui de l’oligarchie carioca exprimant ses volontés dans le puissant quotidien local O Globo. Le maire a aussi bénéficié du soutien des quartiers les plus pauvres de la ville, provoquant ainsi un vif débat parmi les secteurs de la gauche et les mouvements sociaux.

Nous privilégierons une dimension matérielle, en dehors des références traditionnelles à la « conscience de classe », à l’« idéologie » et au rôle de l’« avant-garde », usuellement utilisées dans les analyses du vote des pauvres en faveur des partis conservateurs. En gros, l’émergence de Rio de Janeiro comme ville entrepreneuriale se réalise de notre point de vue à partir d’un mouvement d’intégration traversant la ville dans son ensemble qui rompt avec la qualification dominante de Rio comme « ville divisée ». Cette intégration provient, entre autres, du fait qu’on ne trouve plus aujourd’hui dans la ville de recoins abandonnés et sans valeur : toute parcelle de l’espace urbain est traitée comme terrain d’affaires transformant la ville en actif financier et économique.

Évidemment, cette « intégration » de la ville ne rime aucunement avec un renforcement de la démocratie et de la paix à Rio de Janeiro. Au contraire, la ville s’enfonce dans un cycle grave d’expulsions de favelas, d’internements administratifs, de détentions illégales des Sans Domicile Fixe, de répression du commerce de rue, de croissance du coût de la vie, d’augmentation généralisée des prix et des tarifs, de violence et de diminution des transports publics, d’épidémie profonde de dengue et de grands travaux publics aussi fastueux que de mauvaise qualité.

Les luttes des pauvres, dans ce contexte complexe, représentent un dispositif d’appropriation matérielle de la ville intégrée et en même temps « contre » ce mode d’intégration. Il est clair que l’augmentation du revenu disponible, due aux politiques sociales du gouvernement Lula, devient la cible de tentatives de capture et d’expropriation par les élites brésiliennes. Toutefois, on trouve à l’intérieur même de cet affrontement un élément qui pousse une grande partie de la population à embrasser la ville intégrée. Pour les pauvres, il ne s’agit certainement pas d’accepter la violence du pouvoir, mais d’approfondir la dynamique de réappropriation de la richesse – même sous une forme timide – que les mécanismes de la ville entrepreneuriale génèrent.

La gauche, dans toutes ses variantes, ne doit donc pas être aussi pessimiste : les sabotages, les modestes détournements ouvriers et les résistances populaires au contrôle se poursuivent. Le défi de l’oligarchie va bien être de trouver un mode de gestion biopolitique des formes de lutte qui détournent le slogan « Nous sommes UN Rio » (Um Rio) de la publicité électorale de Paes. Il faut cependant préciser que si le Parti des Travailleurs de Lula fait partie du gouvernement d’Eduardo Paes, ce n’est pas pour appuyer cette dynamique de réappropriation et de lutte des pauvres. L’action du PT de Rio va dans la direction opposée, responsable au contraire des politiques les plus lamentables contre les pauvres. Le Secrétariat de l’habitation, mieux connu aujourd’hui sous le nom de secrétariat de la délocalisation, avec ses dirigeants PT, appuie vigoureusement l’ensemble des politiques réactionnaires du maire. En violant ainsi l’agenda programmatique qui a présidé à la formation même du parti, on peut dire comme Giuseppe Cocco que Rio devient « le laboratoire même de la crise du PT ».

Malgré cette conjoncture, nous sommes convaincus qu’au sein de la « fabrique diffuse » de cette « ville intégrée » ou « ville entrepreneuriale », des formes puissantes et antagonistes de production du commun et d’autonomie surgissent à tout moment et défient ces nouveaux « entrepreneurs » de la ville.

Élections de Rio : le politique et le social 

À la fin de Misère de la philosophie, Marx nous avertit : « Ne dites pas que le mouvement social exclut le mouvement politique. Il n’y a jamais de mouvement politique qui ne soit social en même temps. » Dans cette analyse des luttes ouvrières de l’époque, Marx non seulement refuse cette séparation mais suggère aussi que la « libération » politique des opprimés doit marcher au même pas que les luttes pour l’« égalité » exigées par les revendications salariales. De nos jours, les pauvres des grandes villes que Hugo Albuquerque qualifie de « classe sans nom » demeurent bien au centre du débat politique. Les centaines de photos des accolades du maire à des pauvres à Madureira, son succès électoral dans les parties les plus pauvres de la ville, le « peuple » réapparaissant dans les titres en première page du journal conservateur local, les disputes sur les réseaux sociaux autour du concept de « populaire », les critiques gauchistes sur les électeurs pauvres qui auraient gâché le printemps, etc., impliquent de comprendre cet appui « populaire » au gouvernement Paes. Voyons d’abord les deux explications dominantes avec lesquelles nous sommes en désaccord.

La première – propagée par le journal O Globo et les électeurs PT de Paes – utilise les statistiques électorales pour affirmer la nature « populaire » d’une municipalité rompant avec la « ville divisée » et cheminant vers l’« égalité », vers la ville prise comme un tout intégrant plus particulièrement les lointaines banlieues Nord et Ouest. De sorte que, pour la première fois, ces quartiers pauvres ont voté pour la réélection du maire de droite allié au PT de Lula. Nous aurions donc un « peuple » uni s’identifiant à la ville olympique qu’il a célébrée par la traditionnelle samba de Portela.

La seconde explication est celle des sympathisants et des militants de la candidature de Freixo (opposition de gauche) dont l’échec – sans aucun moyen financier – fut néanmoins un franc succès en obtenant au premier tour 28 % des voix. Pour eux, les pauvres n’ont pas encore réalisé ce qui se passe à cause de leur manque d’éducation et d’information. Bernés par les médias, il faut donc que la gauche dialogue avec eux, le problème classique du manque de « conscience ». Certains laissent même transparaître une certaine haine envers les pauvres et les Noirs qui « méritent les délocalisations et de se faire avoir ». Sans conscience, le « peuple », qui fait la manchette du journal O Globo, rend impossible le rêve d’une transformation de la ville.

Nous avançons ici, même provisoirement, une autre manière de comprendre ce vote « populaire » en faveur du maire. Il faut pour cela user de « matérialisme » : on ne peut nier les investissements au sein des quartiers populaires – par exemple le Parc Madureira – pas plus que les multiples contraintes subies par les pauvres de Rio. On ne peut pas non plus ignorer certaines interventions bénéficiant aux plus pauvres, ce qui ne leur donne nullement pour autant l’accès à un vote « libre » ni à une participation active à la vie de la cité. Comment réaliser ce déplacement sans s’enfermer dans un (faux) amour du « peuple » ou son corollaire, une (vraie) haine des pauvres ?

Éviter le double piège des analyses dominantes 

Trois scénarios peuvent éviter les pièges de ces deux analyses dominantes.

Premièrement, laisser de côté tout paradigme dissolvant le concret de l’expérience vécue dans le fantasme d’une « conscience » individuelle issue d’une réflexion juste sur la réalité. Basta les avant-gardes ! Assez de dogmatismes ! Les contraintes auxquelles nous faisons allusion sont entièrement matérielles. Elles relèvent de l’ordre des forces sociales et de l’expérience vécue. La milice existe, mais aussi la nécessité d’avoir une rue asphaltée et un parc près de chez soi. En fait, la milice a justement comme condition d’existence la distance qui sépare la nécessité des services et l’impossibilité de les obtenir pour certains citoyens de base (je n’inclus ici aucunement les entreprises privées qui représentent aussi une forme de milice).

Même le marketing est doté d’une dimension matérielle : il mobilise nos désirs, nos rêves, sélectionne les informations qu’il nous envoie pour asseoir son succès sur sa capacité à mêler la matérialité de la vie à sa pub, lui donnant de l’efficacité jusque dans notre chair. Comment expliquer la victoire de Lula, en 2006, contre l’appareil des médias corporatifs, de même que les nombreuses tentatives – aujourd’hui encore – visant à l’inclure dans la liste des coupables de la République ? Dans ce cas particulier, les « rubans dorés » n’ont obtenu aucune adhésion de la part de ce qui se déroulait du côté des expériences vécues. À l’inverse, en s’appuyant sur des publicitaires professionnels, le maire Eduardo Paes a réussi à conjuguer vie et rêve, réalisations et projets, erreurs et (fausse) humilité d’un politicien. Vu l’état actuel de la santé et de l’éducation, il était en principe difficile de convaincre l’électeur, mais sa campagne et les journaux ont affiché ces domaines comme « priorité » du prochain mandat. Et le pouvoir a fait encore beaucoup plus fort en faisant briller non seulement les grands travaux réalisés, mais en affirmant surtout que tout fut réalisé grâce à la participation de la population : « je veux terminer avec vous ce que nous avons commencé » ; « nous sommes UN Rio ! ».

Nous touchons là le deuxième axe qui concerne la nécessité de comprendre la relation entre autonomie et « inclusion différentielle » dans le contexte de l’émergence de la « classe sans nom » : les pauvres de la ville qui ont maintenant un revenu et sont intégrés par la classification néolibérale comme « nouvelle classe moyenne ». Le nouvel urbanisme affirme depuis un certain temps qu’une société radicalement urbaine comme « la ville olympique » nécessite une « inclusion différentielle » de tous. L’urbain postindustriel accélère les relations, les créations à travers un polycentrisme qui se saisit de chacune de nos vies pour les faire tourner sur une roue imprévisible. Cette intégration est différentielle : l’urbain s’étend et inclut dans un même mouvement qui différencie et crée de nouvelles stratifications et hiérarchies. Ainsi le gouvernement Paes différencie les pauvres des riches par leur soi-disant capacité de participation sociale ou liberté politique positive. Je fournirai ici un exemple basé sur mon expérience d’avocat public.

Afin de construire le Parc Madureira, des centaines d’habitants pauvres ont été expulsés avec des indemnisations ridicules et sans aucunement participer au projet ou aux « solutions » imposées par la ville. Une lutte difficile de plus d’un an a mobilisé des mouvements pour que les indemnisations deviennent « suffisantes ». Toutefois, la majorité des familles expulsées n’a pas pu participer pleinement à la lutte, bernée par une habile communication : « Quand ils ont annoncé les travaux, plaide un expulsé, ils ont amené par ici le danseur très populaire de samba Arlindo Cruz que j’aimais tant. Mais maintenant, rien qu’à entendre Madureira, j’ai des frissons ! » Car il leur était en réalité impossible d’oser seulement poser des questions à propos des travaux de construction du parc.

La construction de la TransOeste a aussi justifié la délocalisation extrêmement brutale de trois communautés pauvres qui, aujourd’hui encore, vivent dans une situation pire que celle d’avant leur expropriation. Il s’agissait en réalité d’une route dédiée aux automobiles plutôt qu’au transport en commun. Là où il devait y avoir par exemple des arrêts d’autobus furent construites des aires de demi-tour pour les voitures sans que, jamais, ces travaux n’aient été discutés avec les communautés. Mais lorsque les travaux ont atteint Jardim Oceânia (un quartier chic), les travaux ont été stoppés par les plaintes des résidents et commerçants qui préfèrent une extension du métro. Contrairement aux quartiers pauvres, aucune maison ne fut détruite, et aucun habitant délocalisé.

La mairie discute donc très différemment de ses travaux selon qu’elle a à faire à des puissants ou à des misérables. Alors que les habitants des couches aisées du Jardim Oceânia ont réussi à détourner les travaux sans mobilisation majeure, la forte mobilisation des favelas n’a pu qu’améliorer légèrement leurs indemnités d’expulsion !

Les nouveaux dilemmes de l’inclusion différentielle 

Nous avons vu que l’« inclusion différentielle », rappelant le commentaire de Marx, produit le « social » sans produire le « politique », c’est-à-dire qu’elle génère des effets d’égalité, d’inclusion et des opportunités d’amélioration des conditions de vie sans aboutir nécessairement à la liberté ou à l’émancipation complète. La ville « divisée » est un mille-feuille de stratifications. L’apartheid des murs se dissout dans diverses intégrations différentielles. Le narcotrafic est contrôlé par les Unités de police pacificatrice (UPP) qui assurent de « bonnes affaires » dans les favelas. La favela s’affranchit de l’ancien dilemme légal/illégal pour pénétrer au sein du biopolitique malléable des « zones à risques » avec une gouvernance modulée des pauvres. La régularisation foncière, ancien cheval de bataille de la lutte pour l’inclusion sociale, tend à se réduire par l’expansion du marché immobilier et l’accès au crédit. Toutes les habitations sont désormais sujettes du nouvel « art de gouverner ». « Nous sommes UN Rio ». Plus de « dehors », plus d’exclusion – tout le monde en 2016 sera intégré au sein de complexes, et non moins violents, réseaux et flux instituant la ville entrepreneuriale olympique.

Deux phénomènes dirigent cette nouvelle forme de gouvernance de l’espace des pauvres. D’abord la multiplication d’« intermédiaires » et de « gestionnaires » qui réalisent une sorte de « médiation de l’aménagement ». Durant l’élection, ils occupent ainsi à la fois le cœur et les marges de l’inclusion différentielle en véhiculant les messages du pouvoir, en bloquant l’annonce des candidatures de l’opposition, en sollicitant ou forçant des votes, en récompensant les sympathisants ou en surveillant les insatisfaits ; ils garantissent, en somme, les votes nécessaires pour le candidat bénéficiant de la situation.

Cela explique également la difficulté des mouvements de gauche, sociaux, syndicaux comme politiques, à travailler sur ce nouveau terrain. Les formes traditionnelles de représentation politique qui rivalisaient et organisaient les « demandes populaires », celles des « exclus » vis-à-vis de l’État, y perdent aujourd’hui de leur efficacité. La crise de la gauche ou le soi-disant « problème de dialogue » avec les plus pauvres ne peut plus apparaître uniquement comme une question de « vocabulaire », de « manque d’information et d’éducation » ou de « conscience de classe ». Elle est matériellement liée aux nouvelles modalités du pouvoir et, également, de la résistance.

En dissociant le mouvement politique du social et le social du politique – malgré Marx – le PT à Rio abandonne les luttes urbaines, se bureaucratisant autour de seuls adhérents. C’est le « P » sans le « T », la politique sans le travail, l’« institué » sans l’instituant qui s’opposent aux nouvelles coalitions et initiatives des travailleurs métropolitains. Le PT à Rio n’a d’autre choix que de passer de l’« autonomie du politique » à la rencontre des mobilisations sociales dans la ville.

Le second phénomène, pas toujours facile à reconnaître, est celui des pauvres qui désirent dépasser le terrain de l’exclusion citoyenne, celui de la « ville divisée », et se garantir de nouvelles formes d’accès à la ville. S’ils ne peuvent réussir du premier coup l’inclusion et la liberté, disons qu’ils choisissent l’inclusion différentielle, plus proche et plus tangible, pour remettre à plus tard les autres problèmes. Ce n’est ni « faux espoir » ni « crédulité », mais au contraire d’une forme bien connue et même traditionnelle de lutte de classe. Voyons tout d’abord le nouveau terrain pour tenter ensuite de discerner l’opportunité d’appropriation des richesses. L’inclusion différentielle sort ici de l’urbanisme violent pour être considérée, de manière apparemment paradoxale, comme nouveau terrain de lutte par des pauvres qui se constituent comme multitude.

Marx faisait déjà face au même problème lorsqu’il examinait les possibilités révolutionnaires de la lutte salariale et de la coalition ouvrière. Pour des motifs différents, les « économistes » et les « socialistes utopistes » ne croyaient pas en cette nouvelle forme de lutte. Ce qu’ils ne percevaient pas, c’est que la coalition et la lutte salariale ne se fondaient pas sur la visée immédiate par les ouvriers d’une grande révision des prix du travail ni d’une nouvelle société libre et égalitaire. Ces ouvriers laissaient même parfois aux syndicats une bonne partie de leur salaire parce que ce qu’ils visaient, c’était d’abord de s’instituer en tant que sujets capables de lutter. Sans pouvoir résoudre l’urgente question salariale, les travailleurs se constituaient comme mouvement politique et social.

Aujourd’hui, la nouvelle « fabrique sociale », non plus dans l’usine mais dans l’épicentre des luttes urbaines, apparaît de façon identique. Et tout le fonctionnement du pouvoir, notamment l’activité des intermédiaires de l’aménagement autoritaire du territoire, a pour objectif d’éviter ce passage de l’inclusion différentielle autoritaire à l’inclusion différentielle émancipatrice. Le passage de la « nouvelle classe moyenne » consommatrice vers le mouvement politique, social et antagoniste des pauvres, celui de la milice étatique au « peuple en armes », ici compris au sens machiavélien, soit comme démocratie d’une multitude puissante et autonome, de la « société du spectacle » à la citoyenneté radicalement démocratique, de l’égalité sans liberté à une égalité économique qui est émancipation politique et à une égalité politique qui est émancipation économique.

La « coalition » des travailleurs », c’est celle de nos jours, entre autres, du délocalisé ou de l’exproprié, du vendeur ambulant interpellé dont les marchandises ont été confisquées, du jeune qui refuse son futur décidé et vendu aux instruments financiers, du Carioca voulant être partie prenante des décisions concernant sa ville, de l’usager des transports publics révolté par leur désuétude, de l’habitant du quartier populaire qui voit le prix de son logement exploser à cause du rêve olympique. Aussi étonnant que cela puisse paraître, cette coalition est aussi composée par la multitude des pauvres ayant voté pour Paes. Ce vote n’est pas nécessairement le résultat d’une pression extérieure, mais plutôt celui d’une possibilité de s’approprier quelque chose, une inclusion précaire, une participation éphémère au processus de valorisation de la ville, une possibilité d’autonomisation, une visible ou possible amélioration de ses conditions de vie.

Dans l’univers de l’inclusion différentielle, les luttes émergent difficilement à partir d’un objectif ou d’une composition « homogène », comme c’est le cas dans la lutte de travailleurs pour leur salaire. On ne peut jamais affirmer que le pauvre ayant voté pour Paes est « réactionnaire », « désinformé », « égoïste » ou contre la lutte pour une autre ville. Ces votes laissent plutôt percevoir différentes modalités de lutte et d’affirmation des pauvres à partir d’une base hétérogène et volatile impossible à saisir à l’aide des statistiques électorales. Il est ainsi aussi faux de dire que les pauvres n’ont pas voté pour Freixo de l’opposition de gauche que d’affirmer que ceux ayant voté pour Paes se trouvent « en dehors » de la lutte politique. Entre ces deux votes s’insère une série de situations et d’inflexions, incluant aussi de nombreux votes blancs ou nuls. Plus que jamais, il faut admettre que les désirs de liberté et d’égalité sont un mouvement, mais ne peuvent être contenus dans une urne électorale.

De l’inclusion différentielle
à la production du commun

Ce troisième axe de réflexion, peut-être le plus important, consiste précisément à appréhender les opportunités émergentes d’une gamme infinie de situations et de formes de lutte. Ces luttes ont pour fondement un commun qui n’est pas donné a priori mais produit par l’immensité des potentialités de la richesse sociale antagonique des pauvres. Et c’est justement cette production du commun qui peut faire (et fait déjà) imploser les nouvelles hiérarchies et expropriations de l’inclusion différentielle.

Curieusement, pour comprendre ce nouvel espace de lutte, il faut aussi revenir aux démonstrations de Marx sur les potentialités révolutionnaires de la lutte salariale. Éloignons-nous des économistes (libéraux ou non) qui réduisent la production du commun à la figure statistique de la « classe », de la consommation individuelle ou de la dette des entreprises. Il faut aussi délaisser toutes les utopies qui finissent par conduire le commun à un « non-lieu » relégué au futur. Ce qu’il reste à faire, c’est de continuer à fabriquer un commun déjà existant. C’est le terrain occupé par les réseaux sociaux comme espace autonome d’interactions sociales ; ce sont les comités urbains dispersés à travers la ville qui ont réussi à articuler « réseaux et rue », technologie et territoire. Ce sont également tous les militants engagés bien au-delà de la campagne électorale dans la rencontre des corps et des affects durant tous ces rassemblements, distributions de tracts des habitants expropriés ou les soutiens aux luttes de la Vila Autodromo, des travailleurs précaires et funkeiros, rappers et MCs.

C’est la mise en relation de la militance d’une partie signifiante des jeunes universitaires avec les communautés expropriées qui a caractérisé le mouvement du candidat de l’opposition de gauche. Sont apparues les similitudes entre les délocalisations de jeunes du fait de l’augmentation des loyers et l’expropriation des habitants pauvres des favelas, entre les contraintes sur une classe créative exploitée et précarisée par les entreprises, musées et universités de la ville olympique et, de l’autre, les pressions pour que les pauvres entrent dans la « nouvelle classe moyenne », autre gisement pour les entreprises et les fournisseurs de services. En même temps que plusieurs fils tissent l’exploitation de la ville entrepreneuriale, d’autres, plus colorés, lient entre eux les différents sujets qui luttent contre la captation et l’exploitation de la ville.

C’est finalement à travers la relation entre les pauvres et le commun que « Rio UN » se divise en deux : d’un côté le Rio du multiple des coalitions de la fabrique sociale et de l’autre le Rio de l’élite. À l’ère de l’inclusion différentielle, l’affirmation de la ville en devenir sera le résultat de cet antagonisme.

Traduit du portugais par Benoit Décary-Secours

Bibliographie

Harvey D., New Imperialism, Oxford University Press, Oxford, 2003

Marx K., A miséria da filosofia, Ícone, São Paulo, 2004.
Misère de la philosophie, réponse à la philosophie de misère de Proudhon, traduction française de 1948

Negri T. & Hardt M., Commonwealth, The Belknap Press of Harvard University Press, Cambridge, MA, 2009