84. Multitudes 84. Automne 2021
Majeure 84. Lignes décoloniales

Le féminisme décolonial en Abya Yala

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Pour aborder le féminisme décolonial, je me situe politiquement du point de vue d’Abya Yala – comme le peuple kuna nommait ce continent avant la colonisation – car c’est sur ce continent que le féminisme décolonial est né. J’aborderai dans la première partie de ce texte ce que nous considérons comme les principales sources du féminisme décolonial : les courants critiques du féminisme de la région – dont je fais partie –, et le tournant décolonial. Dans la seconde partie, j’aborderai ce que je pense être les principaux apports du féminisme décolonial1.

Le féminisme décolonial est un courant théorico-politique qui a émergé en Abya Yala, mais qui s’est étendu à d’autres latitudes. Son impact est indiscutable pour les féministes mais aussi pour les multiples sujets qui ont souffert de la colonialité du fait de leur absence de privilèges de race, de classe, de sexe et de sexualité, précisément parce que cela fournit des explications à leur subalternité et aux conditions historiques qui l’ont créée. Le féminisme décolonial est le produit de la construction collective d’activistes et de penseuses qui se nourrissent des multiples savoirs, afros, indigènes, populaires, autonomes, lesbiens et féministes. Il s’articule au « tournant décolonial », une proposition émise par différents intellectuels critiques qui ont cherché à approfondir la relation entre modernité occidentale et colonialité, et à fournir des outils clés pour comprendre le système-monde moderne-colonial.

La colonialité de genre

Nous devons la proposition du « féminisme décolonial » à l’argentine María Lugones, décédée en juillet 2020, installée aux États-Unis et définie dans ce contexte comme une « femme de couleur ». À partir de son concept de système colonial de genre, elle a critiqué la logique catégorielle dichotomique et hiérarchique, centrale dans la pensée capitaliste coloniale, qui prend sa source dans la séparation entre l’humain et le non-humain, où l’humain est représenté par l’homme blanc, moderne, européen, bourgeois, colonial, hétérosexuel, chrétien, considéré comme civilisé ; et les peuples autochtones et africains asservis, c’est-à-dire les colonisé-e-s, considéré-e-s comme des non-humains, donc supposés être des bêtes féroces et des sauvages, qui par conséquent, ne possédaient pas de genre.

Pour María Lugones, les femmes colonisées n’étaient pas des femmes. Les femmes étaient les bourgeoises et blanches, considérées comme faibles, confinées à l’espace privé et supposées être sexuellement passives. Lugones a soutenu que le système de genre instauré par les processus coloniaux contient une face visible, qui correspond aux expériences et au vécu de ces hommes et femmes blancs et bourgeois, et une face sombre qui cache la vie de celleux considéré-e-s comme non humains. C’est pourquoi, pour María Lugones, le genre a été une construction coloniale.

Cette conception remet en question certains des postulats centraux du féminisme classique, qui affirment que toutes les femmes souffrent un type d’oppression centrée sur le genre, et ceci, à partir des expériences blanches, hétérosexuelles, européennes et nord-américaines et à partir du privilège de classe, comme l’ont déjà expliqué les féministes noires. Ainsi, pour Lugones, cet universalisme du féminisme hégémonique autour de la catégorie « femme » cache la relation intrinsèque entre la construction du genre et le colonialisme, qui se synthétise dans ce qu’elle appelle la colonialité de genre. Vaincre cette colonialité de genre est l’objectif de ce que Lugones appelle le « féminisme décolonial »2.

C’est entre 2006 et 2008 que sont publiées les premières contributions de María Lugones, à partir desquelles émergent les premiers collectifs de discussion à Binghamtom, Berkeley, en Bolivie et au Mexique, et qu’en 2008, le Réseau des féminismes décoloniaux est créé au Mexique. La plupart de ces événements et réseaux émanent fondamentalement de milieux universitaires. Mais déjà à cette époque, nous, des militantes afro-caribéennes et autochtones, remettions en question le féminisme hégémonique, par nos actions et nos réflexions. La dominicaine Yuderkys Espinosa, dans son article Pourquoi un féminisme décolonial est-il nécessaire ?3, recueille les sources principales de cette contestation : d’une part, les courants les plus critiques du féminisme, auxquels nous avons pris une part active, et d’autre part, le tournant décolonial.

Les courants critiques du féminisme

Parmi les premières inspirations du féminisme décolonial, on trouve le féminisme noir aux États-Unis et en Abya Yala. À partir d’expériences situées et incarnées, nous, les afroféministes, avons placé le racisme et le classisme au centre de la théorisation et de la pratique féministes, en expliquant que l’oppression de certaines femmes ne reposait pas uniquement sur le genre. À travers divers concepts, comme la simultanéité des oppressions (Déclaration du Combahee River Collective, 19794), la matrice de domination (Patricia Hill Collins, 19905), l’intersectionnalité (Kimberle Crenshaw, 19916) ou la fusion (María Lugones, 20057), nous avons exploré l’impossibilité de séparer race, classe, genre et sexualité dans l’expérience des femmes noires ou afrodescendantes. Le féminisme décolonial constitue une avancée au sens où, en plus d’explorer comment cette matrice de domination produit des expériences, des subjectivités et des identités particulières, il explique comment celles-ci ont été produites par les hiérarchies et les inégalités dérivées du processus colonial et de la colonialité qui lui a fait suite.

Le lesbianisme féministe

Ce courant, qui s’appuie sur les propositions féministes matérialistes, considère l’hétérosexualité comme un régime politique (Monique Wittig, 19808). Cela signifie que l’hétérosexualité n’est pas une sexualité de plus parmi une diversité de pratiques sexuelles et homoérotiques, mais qu’elle est constitutive de tout un régime politique, qui produit le binarisme de genre, l’appropriation des femmes comme classe et l’invisibilisation des lesbiennes et autres dissident-e-s sexuel-le-s.

Les apports des féministes matérialistes m’ont permis d’analyser le régime hétérosexuel dans son rapport avec la construction de la nation, thème que j’ai abordé dans mon livre La nation hétérosexuelle9. J’y propose une analyse critique du discours contenu dans le texte de la Constitution politique colombienne de 1991, dans la mesure où il synthétise deux éléments : la loi et l’écriture comme moyens et technologies d’établissement du pouvoir et de l’hégémonie. À partir de là, je montre comment se forment les États-nations et les institutions qui les soutiennent, comme le mariage, la famille nucléaire, la monogamie, ainsi que la nationalité et la citoyenneté et même, les concepts d’homme et de femme vus comme complémentaires et reproductifs. Cette analyse s’appuie sur le concept de rapports sociaux (de sexe) mis en avant par les féministes matérialistes francophones, donnant à comprendre qu’il ne s’agit pas de relations personnelles et inter-individuelles, mais bien de rapports sociaux plus complexes et systémiques qui s’organisent autour du travail et produisent un mode de production spécifique : le mode de production domestique.

Le féminisme décolonial contextualise en Abya Yala ce régime hétérosexuel proposé par Monique Wittig et explique comment il s’y est installé du fait du processus même de la colonisation européenne qui a façonné les États nationaux. Mais surtout, il étend cette compréhension des rapports sociaux à l’imbrication de la race, du sexe, de la sexualité et de la géopolitique pour montrer comment le régime de l’hétérosexualité agit.

Le féminisme autonome

Construit dans les années 1990, il a remis en question l’institutionnalisation du féminisme, pur produit des agendas transnationaux imposés par les pays du Nord, la Banque mondiale, l’Agence interaméricaine pour le développement, dont sont issues les ONG, les politiques de « développement » ou le discours de l’universalisation des droits humains, et qui ont conditionné l’agenda des mouvements sociaux, notamment du mouvement féministe. Nous avons prôné à l’inverse une politique autonome, matériellement et politiquement, pour éviter la dépendance par rapport à la coopération internationale et aux États. Nous, les féministes autonomes, mettions l’accent sur la relation de dépendance et d’inégalité entre le Nord et le Sud, alors que le féminisme décolonial considérait que cette relation géopolitique se situait tout simplement dans une continuité coloniale. Car, dans le discours développementiste dans lequel le féminisme institutionnel s’insère, on présuppose qu’il y a des peuples, des communautés et des personnes qui n’ont pas la capacité de s’auto-déterminer, en particulier les femmes : ce sont les féministes du Nord et leurs alliées créoles, blanches-métisses bénéficiant de privilèges de classe qui définissent la voie à suivre pour leurs vies et leurs projets, à partir d’une vision du progrès basée sur l’expérience européenne et nord-américaine.

Le féminisme postcolonial

Nous faisons ici référence aux contributions de Chandra Mohanty10 qui a critiqué la représentation des femmes dites du « Tiers-Monde » construite par un ensemble d’universitaires féministes occidentales qui ne les considèrent que comme des victimes de la violence masculine, comme dépendantes et objets de l’oppression de genre, en déniant leur position de sujet et leur agentivité. Elle a dénoncé le fait que ces femmes sont, en général, utilisées comme objets de recherche destinés à servir leurs intérêts académiques et professionnels.

Nous nous appuyons également sur les apports de Gayatri Spivak11 et son concept d’essentialisme stratégique. Tout en portant un regard critique sur les identités essentialisées, qu’elle considère normatives et excluantes dans la mesure où elles nient une variété d’expériences vécues par la race, le sexe, la classe et la sexualité, elle signale la nécessité d’une alliance temporaire entre des groupes qui partagent une certaine subalternité pour éviter la dispersion de l’action politique. Pour Spivak, une position essentialiste sur l’identité est une question temporaire, une erreur nécessaire.

Dans cet ordre d’idées, nous les féministes décoloniales, comprenons que les identités que nous mobilisons pour l’action politique (femmes, lesbiennes, trans, noir-e-s, autochtones, etc.) sont des produits du système moderne-colonial. Cependant, ces catégories permettent une reconnaissance de l’oppression dont nous avons été l’objet, tout en permettant la coalition politique. Néanmoins, nous ne les confondons pas avec nos objectifs politiques eux-mêmes.

Les femmes et les féministes autochtones et d’origine autochtone

Elles ont été d’un grand apport et ont généré des réflexions et des modes d’actions conformes à leur vision du monde (cosmovision) et à leurs expériences particulières. Elles nous ont appris en premier lieu que chez les Mayas, par exemple, le binarisme de genre, les concepts d’homme et de femme n’existaient pas avant la colonisation12, ce qui nous permet de comprendre comment le genre a été construit par le processus colonial, comme l’a soutenu Lugones. Elles ont contribué à nous faire comprendre l’importance de la lutte communautaire pour faire face aux effets de tous les systèmes d’oppression. Certaines, sans vouloir se nommer féministes (précisément à cause du biais blanc et raciste que cette catégorie a pu véhiculer), ont critiqué le séparatisme des féministes blanches, précisément parce que leurs propositions de vie ont toujours été collectives, dans leurs territoires communautaires. C’est à partir de là qu’elles mènent leurs luttes contre le racisme, le sexisme et l’hétérosexisme de la société en général et à l’intérieur des communautés elles-mêmes. Ces apprentissages ont été essentiels pour les féministes décoloniales.

Le tournant décolonial

Le tournant décolonial est apparu dans les premières années du XXIe siècle dans les universités nord et latino américaines, dans le cadre d’un ensemble de débats sur la modernité et la colonialité. Il reprend des traditions critiques telles que la « théologie de la libération », la « théorie de la dépendance », les analyses clés d’Aimé Césaire, Frantz Fanon et C.R.L James sur le colonialisme, les contributions d’Immannuel Wallerstein sur le système-monde, parmi bien d’autres.

Selon le colombien Arturo Escobar, l’un de ses promoteurs, le tournant décolonial a permis de configurer un autre espace pour la production de connaissances, qui légitime et rend visible l’hétérogénéité historico-culturelle de la région de l’Amérique latine et des Caraïbes en tant qu’espace où coexistent des formes de pensée distinctes et d’autres mondes, au-delà de la vision dualiste de l’eurocentrisme13. Il s’agit d’une nouvelle forme de pensée critique qui explique comment les pratiques, les idées, les dimensions de l’être, le savoir et le pouvoir ont été constitutifs de la modernité/colonialité, qui possède des logiques et des structures coloniales.

Dans cette perspective, on estime qu’à partir de 1492, date qui marque le début du colonialisme dans les Amériques, l’Europe devient le centre de l’histoire mondiale et définit les autres peuples et cultures comme étant « sa périphérie ». De là découle un ethnocentrisme européen à caractère universel14, qui se traduit par des hiérarchies sociales, raciales, de sexe et de sexualité.

Un concept important du tournant décolonial a été celui de colonialité, proposé par le péruvien Anibal Quijano15, et devenu clé pour le féminisme décolonial. Ce concept considère le processus de colonisation des Amériques et la constitution de l’économie-monde capitaliste comme faisant partie d’un même processus historique qui a débuté au XVIe siècle et se poursuit jusqu’à aujourd’hui. La colonialité est une extériorité constitutive de la modernité occidentale, cette dernière n’ayant été possible que grâce à la première. La colonialité représente le côté obscur de la modernité, celui qui ne se voit pas, mais qui existe pourtant bel et bien. Le concept de modernité/colonialité résulte de cette relation.

À partir de cette continuité, un modèle mondial de pouvoir a été établi sur la base de l’idée de race en tant que classification sociale d’où émergent des identités et des positions antagonistes telles qu’indien/noir/blanc, patron/ouvrier, civilisé/barbare, lettré/illetré, sujet/objet. Aníbal Quijano a appelé ce modèle de pouvoir la colonialité du pouvoir. María Lugones16, critiquant Quijano, a souligné que ce n’était pas seulement la race qui produisait une série de hiérarchies dans ce schéma mondial, mais également le genre et la sexualité, le tout étant lié au capitalisme.

Cette colonialité s’exprime également dans les formes de savoir. Le concept de colonialité du savoir17 montre comment des connaissances sont légitimées et validées parce que considérées comme neutres, objectives, universelles ou positives, alors que l’on dédaigne d’autres formes de connaissances généralement produites par des personnes subalternes à partir de leurs expériences, de leurs communautés, et à partir desquelles sont proposées des épistémès différentes des épistémès modernes.

Un autre concept clé du tournant colonial a été celui de colonialité de l’être, proposé par le portoricain Nelson Maldonado18. Cette colonialité provoque le déni d’humanité et l’intériorisation de la position d’infériorité de certaines populations (en particulier autochtones et afro-descendantes), ce qui a servi de justification pour les mettre en esclavage, prendre leurs terres, leur faire la guerre ou les assassiner.

La pratique du GLEFAS
et les apports du féminisme décolonial

Toutes ces sources et apports théoriques se sont concrétisés dans un projet : le Groupe latino-américain de formation et d’action féministe (GLEFAS), fondé par Yuderkys Espinosa et moi-même en 2007. Il rassemble des voix qui ont constitué des références fondamentales pour le féminisme décolonial au niveau international, dont María Lugones elle-même, qui a fait partie du groupe. À partir du GLEFAS, nous avons conversé, interagi et appris de peuples issus de territoires, de communautés et d’expériences très diverses. Nous avons parcouru Abya Yala, les États-Unis et l’Europe en conversant avec des sujets d’origines et de mouvements différents, ce qui nous a permis de faire mûrir le féminisme décolonial en tant que pari politique. Le GLEFAS est aujourd’hui l’une des références incontournables du féminisme décolonial en Abya Yala.

À partir de l’expérience du GLEFAS, nous pourrions synthétiser les apports du féminisme décolonial qui est le nôtre, comme suit :

1. Un approfondissement de l’analyse des conditions historiques coloniales qui génèrent une organisation sociale soutenant des structures hiérarchiques raciales, sexuelles, sociales, géopolitiques… toutes imbriquées. Celles-ci s’expriment de manière systémique, structurelle, mais en même temps, acquièrent des formes particulières selon les formations sociales.

2. Une analyse plus profonde du racisme, non pas comme phénomène social, mais comme épistémè intrinsèque à la modernité/colonialité comme à ses projets libérateurs.

3. Une analyse du genre non seulement comme catégorie binaire et hétérocentrée mais aussi comme catégorie coloniale. En ce sens, le féminisme décolonial ne se concentre pas exclusivement sur les femmes comme sujets de la politique, mais sur les multiples sujets qui ont incarné la différence coloniale19. Il propose tout à la fois une pensée et une action sur la matrice de l’oppression (de race, classe, sexualité, sociale, nationale, etc.) qui s’est construite depuis la conquête et la colonisation.

4. Une mise en question des limites de la politique de l’identité qui interroge l’universalité du « nous les femmes » du féminisme traditionnel et son appel à la solidarité au-delà des frontières ; et simultanément, une mise en question de la politique identitaire sur laquelle se fondent la plupart des mouvements sociaux. Le féminisme décolonial nous permet en effet de comprendre que les relations coloniales ont généré des sujets particuliers : les femmes, les noir-e-s, les autochtones, les personnes « handicapées », les personnes appauvries, les lesbiennes, les trans, les homosexuels, etc. Une conséquence de cela est que les luttes politiques se sont basées sur les identités qui conforment les mouvements sociaux (afros, autochtones, de femmes, de lesbiennes, etc.) telles que le système colonial moderne les a produites. Cela a fragmenté aussi bien le regard sur les réalités sociales, que les manières de construire un projet commun. En ce sens, nous considérons qu’aujourd’hui, le séparatisme ne peut pas faire partie d’un projet féministe décolonial.

5. Une compréhension complexe de l’État dans son historicité bourgeoise et eurocentrique : celui-ci, bien qu’ouvrant des espaces « démocratiques », ne cherchera jamais à éliminer les oppressions. L’État maintiendra les différences coloniales car c’est ontologiquement sa raison d’être. Même s’il reconnaît la population afro et autochtone dans le cadre d’une approche multiculturelle par exemple, l’État ne produira pas de changements significatifs pour que ces peuples se voient reconnaître leur dignité, soient considérés comme humains et cessent d’être victimes du racisme. C’est durant ces mêmes moments « multiculturels » que l’on assiste à un plus grand pillage de leurs territoires, de leurs connaissances ancestrales, dans la mesure où ils sont définis par une ethnicité particulière et absorbés par le marché, par le système universitaire colonial, la coopération internationale du Nord et les ONG.

6. Une conception de la démocratie comme expression de la colonialité20, colonialité dans laquelle s’inscrivent les tentatives ratées des États-nations contemporains du sous-continent américain d’imiter la démocratie libérale considérée par l’Europe et les États-Unis comme le système optimal de gouvernement. Mais cette forme politique ne résout pas la question des hiérarchies et délégitime d’autres formes d’organisation sociale et de représentation.

7. Une critique des pratiques académiques qui font de l’extractivisme épistémique et maintiennent la division classique sujet/objet selon laquelle les populations racialisées et subalternes continuent d’être celles qui doivent être connues et expliquées. Nous proposons des méthodologies décoloniales qui évitent que les sujets subalternisés continuent d’être les objets d’étude de celles et ceux qui ont le privilège et le pouvoir académique, en réalisant des recherches pour nos propres projets politiques et mouvements sociaux, afin de nous détacher du syndrôme de la colonialité du savoir21.

8. L’agir du féminisme décolonial est multiple et divers. Il décentre l’écriture, supposée être la manière la plus légitime (et coloniale) de construire le savoir. Même si nous ne la rejetons pas totalement, nous récupérons et légitimons d’autres formes de savoir et de production de sens, à travers l’art dans ses multiples manifestations, la production matérielle, l’alimentation, les savoirs communautaires pour produire la vie, etc.

9. Finalement, le plus important pour nous est qu’il ne peut y avoir de théorie de la décolonisation sans pratique décolonisatrice. Le féminisme décolonial est une action politique collective et communautaire, autonome (par rapport aux États, aux ONG, à la coopération internationale, au monde universitaire) et autogestionnaire, qui porte un projet de libération. Il ne s’agit pas d’une théorie qui évolue dans la sphère académique, car cela reviendrait à reproduire la colonialité du savoir. Le féminisme décolonial se concrétise dans les mouvements sociaux, dans les communautés, dans les rues, dans les coalitions.

Nous croyons que le féminisme décolonial offre des perspectives d’analyse profondes et complexes pour tou-te-s les condamné-e-s du monde, pour construire un projet de libération qui dépasse la fragmentation des luttes, qui humanise nos vies, qui reconnaisse nos savoirs et nos manières de produire la vie, qui s’oppose au projet colonial prédateur et de mort auquel nous assistons actuellement.

Traduit de l’espagnol (Amérique latine) par Priscilla De Roo

1 Ce texte est issu de la communication d’Ochy Curiel au colloque international Dialogues épistémologiques transatlantiques, théories féministes décoloniales latino-américaines et perspectives matérialistes francophones qui a eu lieu en ligne les 25 et 26 mars 2021. Les enregistrements sont disponibles ici : 25 mars: www.youtube.com/watch?v=M1ySDcKJpY8&t=8s; 26 mars: www.youtube.com/watch?v=nld6Q3ufuXA&t=2s

2 María Lugones, « Colonialidad y Género », Revista Tabula Rasa, 2008, no 9, p. 73-102. Publication originale anglaise au printemps de la même année, traduction française en 2019.

3 Yuderkys Espinosa Miñoso, « De por qué es necesario un feminismo descolonial ? », Solar, 12/1, Lima, 2017.

4 Déclaration parue en anglais en 1979, traduction espagnole en 1988, traduction française en 2005. Texte clé du Black feminism, issu de l’organisation féministe lesbienne radicale Combahee River Collective, active de 1974 à 1980 à Boston.

5 Patricia Hill Collins, Black Feminist Thought, Routledge, 1990.

6 Kimberle Crenshaw, « Mapping the Margins: Intersectionality, Identity Politics, and Violence against Women of Color », Stanford Law Review, vol. 43, no 6, juillet 1991, p. 1241-1299, traduit en 1993 en espagnol.

7 María Lugones, « Multiculturalismo radical y feminismos de mujeres de color », Revista Internacional de Filosofía Política, no 25, 2005, p. 61-75.

8 Monique Wittig, « La pensée straight », Nouvelles Questions Féministes & Questions Féministes, février 1980. Traduction espagnole en 2006 en Espagne (Egales).

9 Ochy Curiel, La Nación Heterosexual, Bogotá/Buenos Aires, Grupo Latinoamericano de Estudios, Formación y Acción Feminista (GLEFAS)/Brecha Lésbica, 2013.

10 Chandra Talpade Mohanty, « Under Western Eyes: Feminist Scholarship and Colonial Discourses », boundary 2, Duke University Press, 1984. Traduction espagnole en 2008.

11 Gayatri Chakravorty Spivak, « Can the Subaltern Speak ? », in Cary Nelson, Lawrence Grossberg (eds.), Marxism and the Interpretation of Culture, Chicago, University of Illinois Press, 1988, p. 271-313. Traduction espagnole en 1998.

12 Aura Cumes, 2014, « La “india” como “sirvienta” : servidumbre doméstica, colonialismo y patriarcado en Guatemala », Tesis para optar al grado de doctora en antropología, CIESAS, Mexico, 2014, 286 p. En français, on pourra consulter Aura Cumes, « La cosmovisions maya et le patriarcat : une interprétation critique », Recherches féministes, vol. 30, no 1, 2017, p. 47-59.

13 Arturo Escobar, Más allá del Tercer Mundo: Globalización y Diferencia, Bogotá, ICANH, 2005.

14 Enrique Dussel, « Más allá del eurocentrismo: el sistema mundo y los límites de la modernidad », in S. Castro-Gómez, O. Guardiola-Rivera, y C. Millan, C. (Eds.). Pensar (en) los intersticios. Teoría y práctica de la crítica poscolonial, Bogotá, Colombia, Instituto de Estudios Pensar, Universidad Javeriana, p. 147-161.

15 Aníbal Quijano, « Colonialidad del poder, eurocentrismo y América Latina », in Edgardo Lander (dir.), « Colonialidad del saber… », op. cit., 2000.

16 María Lugones, « Colonialidad y Género… », op. cit., 2019 [2008].

17 Aníbal Quijano, « Colonialidad del poder… », op. cit., 2000 ; Edgardo Lander (dir.), « La colonialidad del saber… », op. cit. 2000.

18 Nelson Maldonado-Torres, « Sobre la colonialidad del ser: contribuciones al desarrollo de un concepto », in Santiago Castro-Gómez y Ramón Grosfoguel (eds.), El giro decolonial. Reflexiones para una diversidad epistémica más allá del capitalismo global, Bogotá, Iesco-Pensar-Siglo del Hombre Editores, 2007, p. 127-167.

19 Walter D. Mignolo, « El pensamiento decolonial: desprendimiento y apertura. Un manifiesto », in S. Castro-Gómez y R. Grosfoguel (Eds.), El giro decolonial. Reflexiones para una diversidad epistémica más allá del capitalismo global, Bogotá, Iesco-Pensar-Siglo del Hombre Editores, p. 25-46.

20 Breny Mendonza, « La epistemología del sur, la colonialidad del género y el feminismo latinoamericano » in Espinosa Miñoso, (coord.) Aproximaciones críticas a las prácticas teórico-políticas del feminismo latinoamericano, vol. I, Buenos Aires, En La frontera, 2010. Pour un texte en français de Breny Mendoza, https://journals.openedition.org/cedref/1218

21 Ochy Curiel, « La Nación… », op. cit., 2013 ; « Identités essentialistes ou construction d’identités politiques. Le dilemme des féministes afro-descendantes » in Chairman Levy et Andrea Martínez (dir.) Genre, féminisme et développement. Une trilogie en construction, Les Presses de l’Université d’Ottawa, 2019.