92. Multitudes 92. Automne 2023
Majeure 92. De la fourchette à la fourche

L’aide alimentaire, facteur de résistance pour une démocratie alimentaire
Pour une sécurité sociale de l’alimentation

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L’aide alimentaire est devenue indispensable pour plusieurs milliers de personnes. Alors que nous n’avons pas en France de chiffres précis, les associations indiquent toutes que les recours ne cessent d’augmenter1, particulièrement en milieu urbain, avec des moments de pic liés aux crises sociales, économiques (2008-2009) et/ou sanitaires (2019-2021).

Ce constat alarmant est révélateur de dysfonctionnements majeurs dans notre système alimentaire. Loin de se cantonner à une aide exceptionnelle et d’urgence, l’aide alimentaire est devenue le moyen de se nourrir pour des milliers de personnes. À ce titre, elle peut être considérée et observée comme un mécanisme qui participe d’un système global. Une telle approche a pour objet de permettre un pas de côté en s’intéressant non pas seulement à la question de l’aide, mais à celle plus globale de l’alimentation, de la production à la distribution, et de son accès à toutes et tous.

Ce parti-pris permet de formuler de nouvelles questions. Comment la France en est arrivée à développer des offres alimentaires distinctives selon les moyens économiques des personnes ? Comment et pourquoi le pays « des droits de l’homme » apparaît si éloigné dans la mise en œuvre d’un des droits fondamentaux, le droit à l’alimentation ? Qu’est ce qui relève encore du don dans un tel système ? Quelles pourraient être les nouvelles perspectives pour sortir de l’aide alimentaire et accomplir le droit ? Cet article propose des pistes pour répondre à ces questions après avoir posé plusieurs constats de départ sur le système alimentaire afin de l’analyser dans le cadre d’un marché, et non uniquement dans celui de l’aide et du don.

Du don inconditionnel…

Débutons en posant quelques constats sur le système alimentaire, afin d’observer la place qu’occupe l’aide alimentaire et le rôle qu’elle y tient. En 1985, lorsque Coluche lance les Restos du Cœur, il répond à une urgence. Il a été bouleversé par un appel téléphonique lors d’une émission de radio, se trouvant pris dans une contradiction : la France, considérée comme un pays riche est elle aussi touchée par la pauvreté. L’homme qui appelle ce jour-là exprime sa détresse économique, et dénonce le fait que les « stars » vont aider les pays pauvres mais qu’ici aussi, les gens souffrent. Coluche entend cette demande, qu’il va savoir traduire et rendre audible avec entre autres, cette phrase : « C’est quand même pas normal que dans le pays de la bouffe y en ait qui n’en ait pas assez ! ». Ce constat est important, il résonne encore chez de nombreuses personnes qui ont répondu « présent » à l’appel de Coluche. Un appel qui est venu faire écho à leurs valeurs humanistes et bien éloigné de l’esprit du capitalisme2.

Les Restos du Cœur n’étaient pas destinés à durer dans la distribution alimentaire. L’intention était de montrer à l’État qu’il était possible et simple d’agir. Les premières aides distribuées sont inconditionnelles, « les paniers » sont constitués dans des sacs prisunic, on y partage les produits que n’importe qui achète. L’objectif est de tout mettre en œuvre pour que les « pauvres » ne se sentent pas pauvres. Au cœur du projet, le partage, en fonction de ce que chacun a. Celui qui a du temps donne du temps, celui qui a de l’argent, de l’argent et celui qui a des produits donne des produits. Mais l’État doit être impliqué, et la bagarre autour de la mise en œuvre de la loi Coluche3 (loi de défiscalisation) vise à ce que ce système ne soit ni gratuit, ni bon marché pour les finances publiques.

à l’efficience économique

Le dispositif de distribution alimentaire pensé en 1985, consolidé par une loi en 1988 a depuis été forcé d’évoluer du fait de la disparition de l’artiste charismatique et de la hausse de la pauvreté. En effet, depuis leur création, les Restos du Cœur accueillent de plus en plus de monde. Ils ont dû réfléchir à l’augmentation des stocks, et ont été contraints de mettre en place un barème car ils ne pouvaient plus, hélas, maintenir un accueil inconditionnel dans leurs centres. L’outil voulu par Coluche pour mettre le pied de l’État à l’étrier est devenu petit à petit un outil du capitalisme qui vient discipliner les acteurs associatifs en se mettant au service de la loi du marché4. Une telle évolution est à l’opposé du projet initial. Si nous n’avons pas de chiffre précis pour mesurer combien de personnes fréquentent les dispositifs d’aide alimentaire, ce que nous savons, c’est qu’ils ne cessent de s’amplifier depuis 1985. Le constat des bénévoles est celui d’un doublement depuis la crise de 2008, et d’une hausse d’environ 25 % suite à la crise sanitaire débutée en 2019. Force est de constater que l’objectif de lutte contre la pauvreté n’a pas été atteint. Force est de constater que les acteurs de l’aide alimentaire sont les témoins privilégiés de cet échec. Ils réalisent des rapports, lancent des alertes, formulent des demandes, mais ils n’ont ni les moyens économiques ni les moyens politiques de lutter contre la pauvreté, et encore moins contre les causes d’un autre échec (éminemment lié), celui du système alimentaire. Ils se contentent de résister au système en permettant aux personnes de survivre.

L’autre constat important qui permet de resituer les enjeux de l’aide alimentaire au sein du système alimentaire global peut s’observer au travers des approvisionnements des associations, qui doivent être resitués dans le contexte de la production agricole et de ses difficultés. Comme cela vient d’être rappelé, l’esprit Coluche empreint de partage et d’humanisme est assez éloigné de l’organisation actuelle du système alimentaire qui ne cache pas son but économique : faire des profits, spéculer sur le prix des denrées de base. Dans ce contexte, en 2008, lorsque la Cour des comptes réalise un rapport sur l’aide alimentaire, elle qualifie le dispositif « d’efficient » : il coûte peu cher par rapport aux services rendus. De fait, le bénévolat représente une main d’œuvre gratuite et une part importante des denrées proviennent de dons. L’État n’en paie alors que le coût de la défiscalisation, soit 60 % de la valeur du don5. Le coût de l’aide alimentaire est bien loin de sa valeur réelle (qui comprend un don de temps bénévole d’environ 500 millions d’euros et dont les produits sont acquis à un prix abaissé). Ce nouveau fonctionnement de l’aide alimentaire permet en outre d’organiser un nouveau marché sous couvert de don, en jouant sur la bonne volonté et les bons sentiments des citoyens. Ces derniers se retrouvent de plus en plus responsables du fonctionnement de l’aide. «  Il faut donner ! », alors même que l’État se déresponsabilise de son rôle d’État-providence qui suppose de nourrir tout le monde de manière digne et en donnant accès à une nourriture issue d’une agriculture durable.

et au soutien européen à l’agro-industrie

Les principales structures de l’aide alimentaires mandatées par l’État pour organiser l’aide alimentaire sont Les Restos du Cœur, le Secours populaire, La Croix Rouge et la Banque-alimentaire. Elles perçoivent des subventions du FSE+ (Fonds social européen). La France a choisi de récupérer via ce fonds des denrées et non de l’argent. C’est FranceAgrimer (Établissement national des produits de l’agriculture et de la mer) qui organise alors les achats de l’aide alimentaire. Ils passent par de très gros appels d’offre européens auxquels les agro-industriels sont les seuls à pouvoir répondre en quantité suffisante avec des prix défiant toute concurrence. Ce qu’il faut comprendre, c’est que ce qui justifie ces pratiques, c’est « l’urgence ». Or en France, l’urgence est produite par la structure même du système alimentaire. En fait, la nourriture circule en quantité suffisante, voire en excès, puisque d’après l’ADEME, 10 millions de tonnes de nourriture sont jetées chaque année.

Lorsque j’interroge les bénévoles associatifs ou encore les travailleurs sociaux des différents organismes d’aide alimentaire, ils sont unanimes. Ils identifient tous quelles sont les personnes qui vont potentiellement basculer dans la précarité et indiquent que revenir en arrière après un tel basculement est extrêmement dur. Ils voudraient pouvoir donner des coups de pouce pour que les gens remontent et s’en sortent, mais ils doivent composer avec au contraire des personnes qui tombent dans la pauvreté faute de moyens dédiés. Cette chute aura un impact pour le restant de leur vie. Lorsque Jane Goodall titre son ouvrage Nous sommes ce que nous mangeons 6, elle convoque le lecteur à considérer la nourriture comme une part de lui-même. Elle montre que notre corps est constitué de toutes les dimensions qui composent la nourriture (comment elle est produite, par qui, comment elle est vendue, à quel prix, comment elle est transformée et mangée…). Aussi, les approvisionnements de l’aide alimentaire peuvent être observés comme le moyen de constituer des corps sociaux. Il s’agit du phénomène de corporéité7, soit l’existence d’un être à travers et par son corps et tout ce qui le constitue tant matériellement qu’idéologiquement. De ce fait, lorsque le Fond social européen permet la circulation de produits très peu chers, produits en dehors de France, l’aide alimentaire est utilisée pour favoriser l’agro-industrie dans le cadre d’un marché mondialisé au détriment de l’agriculture paysanne relocalisée. Le corps de celui qui reçoit se constitue donc de produits non choisis qui participent de la disparition des paysans de l’agriculture nourricière. Il se peut que cela ne corresponde pas à l’idéologie du mangeur, à ses croyances, mais il est forcé de composer avec ces aliments. Le don, l’urgence, le pragmatisme peuvent-ils suffire à justifier ce choix de l’État à l’encontre du respect de la dignité qui, par ailleurs, favorise d’autres mécanismes tout aussi vicieux ?

Les ramasses ou le marché indigne de la faim

Car, parmi les autres sources d’approvisionnement de l’aide alimentaire, celles des « ramasses » (récupération des invendus dans les grandes et moyennes surfaces) questionnent tout autant. Depuis la mise en œuvre de la loi Garot (loi de lutte contre le gaspillage alimentaire de 2016), les organismes de l’aide alimentaire sont félicités pour leur lutte contre le gaspillage alimentaire. Mais ce n’est pas leur rôle ! Ils ont pour mission première de lutter contre la pauvreté. La nourriture est un moyen de maintenir du lien social, de soutenir les personnes. Au départ, les ramasses permettaient d’apporter des compléments variés au panier constitué de denrées de base. Or, de plus en plus, les associations en mal de ressources financières se tournent vers les ramasses pour répondre aux besoins des personnes dont le nombre ne cesse d’augmenter. Pourtant, les ramasses sont par nature incertaines et les associations ont bien du mal à respecter l’équilibre alimentaire des dons avec ce qu’ils reçoivent. La loi Garot se caractérisant par la mise en place de conventions de dons liant l’associant à la grande surface, celle-ci est doublement avantagée. Elle « se débarrasse » des produits qu’elle jetait hier et bénéficie d’un avantage fiscal. Le don, qui se définit par l’absence de contrat et l’incertitude du retour devient tout autre chose.

Cette forme d’approvisionnement constitue un véritable marché, un marché indigne de la faim, car il ne permet pas à celui qui reçoit de pouvoir rendre. Ce marché inespéré est alors considéré comme une variable d’ajustement dans un système alimentaire qui surproduit et jette à outrance. Lorsque la loi offre aux grandes surfaces une défiscalisation conséquente dans le cadre de conventions de dons8, elle sort du cadre anthropologique du don, elle institue véritablement un marché. Dès lors les conventions de dons sont décrites par les membres de l’ensemble des organismes de l’aide alimentaire comme une obligation qui ne répond pas à leurs besoins. Ils dénoncent unanimement les effets de l’application du texte. Avant, ils pouvaient s’organiser selon leurs jours de distributions pour réaliser les ramasses, aujourd’hui c’est la grande surface qui choisit avec qui elle souhaite « contractualiser », à quels moments et avec quelle fréquence. Si le texte interdit de donner certains produits, dans les faits ils sont mis dans les chariots préparés, les associations sont priées de tout prendre, au risque que l’établissement s’adresse à d’autres !

Ainsi, cette loi, loin d’aider les associations, les précarise avec des denrées dont elles ignorent la quantité et qui ne répondent pas à leurs besoins. On note parmi elles beaucoup de pain, de viennoiseries, de produits transformés alors que les besoins sont de fruits et légumes. Pour avoir assisté à certaines ramasses, j’ai constaté que les fruits et légumes donnés sont pour l’essentiel invendables et avariés. Ceci oblige les bénévoles à opérer un grand tri, ce qui permet de revêtir les produits d’un semblant de justice sociale et d’émousser le caractère indigne de dons mêlant des fruits et légumes pourris à quelque produits récupérables mais loin de répondre aux critères de fraîcheur des acheteurs. Le plus cynique est que ces « dons » auront permis une compensation économique via la défiscalisation. Ainsi, le retour, le contre-don est effectué par l’État. Le bénéficiaire de l’aide devient une variable d’ajustement dans un système qui vient de créer, par la production de la précarité, un débouché pour la surproduction et une nourriture renouvelée pour le ventre affamé du capitalisme. Cette loi ne permet en rien de réduire le gaspillage alimentaire liée à la surproduction, elle l’encourage.

Une bouée pour une agriculture en crise

Cette surproduction qui met en difficulté le monde agricole est rarement prise en compte. Or, l’aide alimentaire est devenue en 2010 un débouché pour l’agriculture en crise9. Ainsi, dans la Loi de modernisation agricole (LMA), une ouverture est faite pour que des produits puissent être défiscalisés à hauteur de 60 % de leur valeur s’ils sont destinés aux plus pauvres. Ceci pose de nouvelles questions. La première : si l’aide alimentaire est un débouché pour améliorer les conditions économiques d’un secteur en crise, comment s’en passer sans replonger dans de grosses difficultés ? Car il faut savoir que ce qui a été mis en place est une réduction d’impôt que va percevoir l’agriculteur sur le calcul de son don en nature lui octroyant une réduction d’impôt. L’écart de 40 % entre le crédit d’impôt et son coût de revient est donc une perte nette pour l’agriculteur10. Dans un tel contexte, comment faire évoluer le marché et fixer des prix justes et rémunérateurs quand il faut nourrir de plus en plus de personnes précaires sans avoir le budget nécessaire pour les approvisionner en produits sains, de qualité, bon gustativement, respectueux de l’environnement et de la culture de chacun… en somme, comment garantir le droit à l’alimentation ? Cela semble impossible. Ainsi, l’alimentation est devenue un marqueur de classes sociales. En fonction de ses moyens, de son éducation, de son lieu d’habitation, etc., on peut avoir accès ou pas à une alimentation satisfaisante.

Violences alimentaires

Ces formes d’approvisionnement, pensées dans la perspective de constituer le corps, permettent de comprendre leurs répercussions sur les personnes qui mangent les produits donnés. Le terme de « violences alimentaires » qualifie l’ensemble des atteintes physiques et psychologiques que l’on peut observer sur les personnes qui recourent durablement à l’aide alimentaire. En effet, alors que la nourriture circule devant leurs yeux en abondance, que la France devrait appliquer le droit à l’alimentation en conformité aux droits fondamentaux des personnes, une population vulnérable car précaire se trouve dans l’obligation d’absorber une partie de la surproduction, des invendus ou des invendables du marché. Il convient de mesurer la précarité, le non choix, et toutes les difficultés engendrées par un tel système afin de rendre visible les acteurs responsables d’une telle organisation.

Il est essentiel de rappeler ici que nous reprenons à notre compte la définition de la violence structurelle telle que Paul Farmer11 la décrite. Il s’agit d’une violence qui touche en premier lieu les plus vulnérables car ils sont obligés d’accepter des produits que d’autres laissent de côté et d’en subir les méfaits parce qu’ils sont pauvres. Alors qu’il leur est reproché de mal se nourrir et de souffrir de maladies liées à la mauvaise alimentation, ces personnes n’ont pas d’autre alternative. Par un mécanisme pervers d’inversion de la faute, il va être proposé des cours de cuisine ou des ateliers de diététiques à ceux qui ne peuvent structurellement pas s’offrir et choisir les produits qu’on leur recommande.

Les violences alimentaires existent par contraste au droit à l’alimentation reconnu par convention internationale des droits de l’homme de 1948. Aussi, manquer au respect de ce droit a des effets. Des effets physiques avec une surreprésentation de maladies liées à l’alimentation chez les personnes qui recourent à l’aide alimentaire, ainsi que des atteintes psychologiques irréversibles. L’humiliation ressentie en poussant une des portes de l’aide alimentaire est intense et répétitive. Il faut chaque six mois justifier les raisons de sa chute, expliquer pourquoi on reste dans cette situation, montrer des papiers qui viennent prouver que vraiment, on est miséreux. Dès lors, malgré toutes les bonnes intentions des bénévoles, on subit le contrôle de la fiche de renseignement à chaque passage, le contrôle des produits que l’on peut prendre ou pas, la honte du refus, la honte de la file d’attente à la vue de tous, la menace de ne pas être servi, etc. Ces petites atteintes dégradent l’estime de soi car le message envoyé est clair : la personne n’a pas les mêmes droits qu’une autre parce qu’elle est pauvre. Subir un tel parcours, inacceptable pour quelqu’un d’autre, est devenu la « norme ». Pourtant, non, ce n’est pas normal de vivre de telles situations simplement pour manger.

Vers une sécurité sociale de l’alimentation

Ces constats conduisent à l’urgence de transformer le système alimentaire dans lequel le don, qui offre quelques moyens légers de résistance à la déchéance, ne permettra jamais la justice, en particulier alimentaire. C’est à ce titre que le projet politique en construction de sécurité sociale de l’alimentation ouvre une nouvelle voie.

Ce projet a commencé à prendre forme en 2019. Il est le fruit d’un travail de fond sur les failles du système alimentaire menée tant par des chercheurs, que des paysans, des associations ou encore des ingénieurs agronomes12. L’idée est de permettre de sortir l’alimentation du marché en s’appuyant sur une spécificité française que de nombreux pays nous envient, la sécurité sociale de santé. À la sortie de la guerre de 39-45, les résistants ont su porter et mettre un œuvre un projet de société plus juste et égalitaire en offrant à toutes et tous l’accès au soin et en se dotant des infrastructures et moyens nécessaires. Aujourd’hui, c’est dans cette perspective qu’est pensée la sécurité sociale de l’alimentation. Il s’agit une fois encore de s’appuyer sur trois piliers. Le premier, luniversalité, permet de mettre tout le monde à la même enseigne et d’éviter la stigmatisation de la personne qui formule la demande d’aide. Tout le monde doit avoir le droit d’accéder à une alimentation choisie, de qualité et produite dans des conditions durables. Pour garantir ce droit, chacun reçoit une somme (il est question de 150 euros par personne et par mois) pour se nourrir. Cette somme donne accès à des produits conventionnés. Le conventionnement est le second autre pilier. C’est à travers ce mécanisme qu’une partie de l’alimentation sort du marché, puisque des citoyens peuvent choisir ensemble ce qui va mériter d’être conventionné, et donc pris en charge par la carte de sécurité sociale de l’alimentation.

Des expérimentations sont en cours sur des conseils locaux de l’alimentation où des citoyens se rassemblent pour parler des produits qu’ils veulent manger, de la manière dont ces derniers doivent être produits, transformés et vendus. Ainsi, tout le monde va avoir à discuter de production, de transformation et de fixation d’un prix juste. Ce point constitue le cœur d’un projet de démocratie alimentaire qui donne un rôle important aux mangeurs à qui sera offerte la connaissance nécessaire pour choisir et une vraie rencontre avec la réalité du monde paysan. Loin des intérêts économiques et de défense de l’agro-industrie, c’est le libre choix de celui qui doit se nourrir et nourrir ses enfants qui prendra le dessus sur le choix d’experts. L’expérience des « conventions citoyennes » a montré comment, enrichis de leurs multiples rencontres et armées de connaissances partagées, les personnes font des choix raisonnés et justes. Enfin, le dernier pilier de la sécurité sociale de l’alimentation porte sur son mode de financement. Il est proposé qu’il soit basé sur les cotisations. La cotisation, contrairement à une taxe ou un impôt, permet, lorsqu’elle est basée sur le revenu que la solidarité s’exerce grâce à la capacité des personnes de créer de la richesse en travaillant. Réfléchir à cette cotisation est aujourd’hui un moyen de penser comment rééquilibrer les rapports de force qui ont fait basculer le système alimentaire dans les lois du marché, et de lui rendre son rôle nourricier et fédérateur d’une société solidaire et responsable.

Cette proposition s’inscrit dans un temps long, des dizaines d’années de résistances aux dérives d’un système alimentaire fou qui affame une part non négligeable de la population et appauvrit notre capital commun, l’eau, la terre, le vivant animal et végétal. Il semble important d’unir aux acteurs de l’aide alimentaire les forces, savoirs, envies, alternatives au système agro industriel surproductiviste. Car résister, c’est espérer des jours meilleurs. C’est également dans cette perspective que la sécurité sociale de l’alimentation propose l’installation massive de nouveaux paysans (1,5 million sont attendus), pour que chacun et chacune puisse vivre et faire vivre une démocratie alimentaire au service de la santé humaine et non humaine.

À l’heure où la France est touchée par des explosions de violences et des scènes inédites de pillages de magasins alimentaires, l’urgence n’est plus de colmater des brèches avec des mesurettes visant l’amélioration de l’aide alimentaire. Il est important de réaliser les conditions de la mise en œuvre d’un droit, le droit à l’alimentation avec un outil puissant, celui de la démocratie alimentaire. Une démocratie empreinte de justice et porteuse d’un avenir pour les jeunes générations, car il est indispensable de partager une nourriture constituée d’un idéal démocratique, écologique et humaniste capable de reconstituer un corps social vecteur de paix.

À Montpellier, la Sécurité sociale
de l’alimentation est une réalité

La Sécurité sociale de l’alimentation n’est pas seulement une utopie, mais une réalité. La métropole de Montpellier l’a testée. Concrètement, comment ça marche ?

L’idée est de mettre directement en rapport des producteurs locaux bio et des habitants, quel que soit leur revenu, pour favoriser l’accès à tous, et dignement, à une alimentation saine. Ainsi, une « caisse alimentaire commune » est mise en place en 2021. Elle s’appuie sur un principe vieux comme la Sécu : cotiser selon ses moyens, recevoir selon ses besoins. Concrètement, chacun des 450 membres contribue chaque mois – entre 1 et 150 €, voire plus – puis tous reçoivent la même somme de 100 €. Un montant à dépenser dans des lieux de distribution alimentaire précis : marchés paysans, épiceries bio et locales, groupements d’achat. Pour cela, les adhérents utilisent la Mona, une monnaie créée spécifiquement pour la caisse. Aujourd’hui, cette initiative réunit 450 participants tirés au sort. La caisse est gérée par un comité citoyen d’une cinquantaine de membres, qui fixe les montants des cotisations et décide des lieux de vente « conventionnés ». Oui à Biocoop, non à Carrefour.

Il s’agit de lutter à la fois contre la précarité alimentaire et la précarité agricole. Parmi les utilisateurs, beaucoup de précaires. La caisse leur permet de diversifier leur alimentation avec des produits frais, des fruits et légumes de qualité. La caisse commune est née en réaction aux dérives de l’aide alimentaire qui est devenu un filon juteux pour l’agro-industrie et la grande distribution. En amont, beaucoup de paysans vivent sous le seuil de pauvreté. Le bio n’ayant pas le vent en poupe en ce moment en raison de la hausse des prix, la caisse permet d’accéder à des produits bio qui ne sont pas accessibles normalement. La question cruciale reste celle du modèle économique. Les 400 000 € de budget de la Caisse proviennent principalement des subventions de la Ville et de la métropole de Montpellier, ainsi que de la fondation privée Carasso. Mais il y a besoin de beaucoup de personnes qui donnent plus pour que d’autres puissent cotiser moins. La caisse a calculé qu’il faudrait environ 1 100 personnes avec des cotisations entre 110 et 120 € pour équilibrer celles de 300 personnes de 1 à 90 €. Contrairement à la Sécu classique, les cotisations sont fixées « en liberté guidée ». Autrement dit, elles sont à prix libre. Les nouveaux arrivants se voient fournir un « guide dautodétermination », qui leur permet d’évaluer le niveau de contribution conseillé, en fonction de trois critères : le revenu du foyer, le budget disponible (reste à vivre) et le budget alimentaire.

L’expérience tient donc, mais grâce au soutien public. Au-delà, il s’agit d’élargir le dispositif. D’abord, à tous les Montpelliérains ; puis d’aller vers une Sécurité sociale de l’alimentation à l’échelle nationale, avec des cotisations « alimentaires » pour tous et toutes qui, à l’instar des cotisations sociales, seraient prélevées à la source et viendraient alimenter une caisse nationale. Il s’agirait enfin de réorienter l’aide alimentaire, mais aussi les fonds européens, vers ce type d’assurance alimentaire.

Source : Reporterre, Lorène Lavocat et David Richard (photographie)
« À Montpellier, on teste une caisse alimentaire façon Sécu », 3 juillet 2023

1https://drees.solidarites-sante.gouv.fr/publications-communique-de-presse/etudes-et-resultats/aide-alimentaire-une-frequentation-accrue-des

2Eve Chiapello, Luc Boltanski, Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, 2011.

3www.restosducoeur.org/loi-coluche

4Bénédicte Bonzi, La France qui a faim, Le Seuil, 2023.

5www.assistant-juridique.fr/don_alimentaire_association.jsp

6Jane Goodall, Nous sommes ce que nous mangeons, Babel, 2012.

7Le Breton, David, « Le corps entre significations et informations », Hermès, La Revue, vol. 68, no. 1, 2014, pp. 21-30.

8La loi Garot a mis en vigueur des conventions de don. Il sagit dun contrat-type que le supermarché et lassociation vont signer. Ce document a fait lobjet de beaucoup de remaniements pour convenir aux supermarchés, ceci au détriment des associations qui portent toute la responsabilité sanitaire sur les produits et lensemble des contraintes logistiques (venir chercher, détenir un camion réfrigéré, etc.)

9Latelier Paysan, Reprendre la terre aux machines, 2021, Le Seuil.

10www.solaal.org/hauts-de-france/2022/07/07/du-nouveau-sur-la-reduction-dimpot-des-dons

11Paul Farmer, Pathologies of Power. Health, Human Rights, and the New War on the Poor, Berkeley-Los Angeles-London, University of California Press, 2003.

12https://securite-sociale-alimentation.org