90. Multitudes 90. Printemps 2023
A chaud 90.

Le paradoxe du Grand Paris Express

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Pour une région urbaine comme celle de Paris, les déplacements domicile-travail (ce qui comprend aussi les déplacements professionnels et ceux qui sont motivés par les études) sont l’essentiel : non seulement économiquement mais aussi en distance, en temps, en coût, en inconfort, en concentration des flux, en concentration temporelle de telle sorte que ce sont eux qui déterminent le dimensionnement et le tracé des infrastructures. Or l’examen du tracé du GPE montre qu’il est principalement une mise en relation de pôles d’activité entre eux. Il ne dessert pas de grands lieux d’habitation de population d’employés, d’ouvriers, d’étudiants… Il s’affiche en système de mise en relation, de conjonction de sept clusters fondamentaux pour le développement économique et technique de la région urbaine de Paris, comme l’annonce un prospectus immodeste de la Société du Grand Paris intitulé « les réussites de nos territoires ».

Le Plateau de Saclay – Innovation et Recherche : au sud-ouest de Paris concentration de grandes écoles, de grandes institutions de recherche scientifique, un grand regroupement d’universités, à desservir par la future ligne 18, à partir de 2027.

Roissy-Charles-de-Gaulle – Échanges internationaux : à 30 km au nord de Paris, Roissy Charles de Gaulle et aéroport d’affaires européen du Bourget), grands projets : centre de congrès international, port de fret européen, zone d’activité aéronautique, centre de loisirs et commerces, à desservir par la future ligne 17, à partir de 2027.

Villejuif – Évry – Pôle de la Santé : il s’étend de Villejuif à Evry, 4 écoles d’ingénieurs, 17 laboratoires de recherche du CNRS, 4 hôpitaux, 35 000 étudiants, 8 500 chercheurs, École Universitaire Interdisciplinaire de Santé ; « Génopole », premier centre d’Ile-de-France dédié aux biothérapies et aux recherches génétiques, associé aux 70 entreprises du secteur et 21 laboratoires de recherche, structurés autour du Centre hospitalier du sud francilien. Le cluster sera desservi par les lignes 14 et 15 à partir de 2024.

Plaine Commune – Pôle de la création : communes de Saint-Denis, Saint-Ouen, Aubervilliers, Epinay-sur-Seine, La Courneuve, Pierrefitte, Stains, Villetaneuse et Ile-Saint-Denis, autour de la Cité du Cinéma (plateaux de cinéma et studios de télévision) et des studios de La Plaine Saint-Denis, pôle universitaire et grandes entreprises, futur village olympique. Déjà desservi par plusieurs lignes de RER, puis à partir de 2024, 4 nouvelles lignes du GPE (14,15, 16 et 17).

La Défense – baptisé pompeusement « Pôle de la finance » (Ubu n’est pas loin) alors qu’il s’agit avant tout d’une concentration de sièges sociaux d’entreprises dont des banques ; de nouvelles tours de dernière génération sont en construction. Proche de Paris et desservi par le RER, train, tram et métro, La Défense verra arriver la ligne E du RER vers 2024 et la future ligne 15 en 2030.

Le Bourget – Pôle Aéronautique : à 13 km au nord de Paris, villes du Blanc-Mesnil et de Bonneuil-en-France, aéroport du Bourget, salon aéronautique, site d’Airbus Hélicoptères sur un campus de 60 000 m² à Dugny, une partie des installations olympiques. Desservi par le RER B, le cluster verra sa desserte renforcée par les lignes 16 et 17 à partir de 2024.

Marne la Vallée – Pôle de la Ville Durable : Seine-et-Marne, ville nouvelle de Marne-la-Vallée, Val d’Europe, Cité Descartes dans laquelle sont : laboratoires de recherche et grandes écoles, 15 000 étudiants et 3 000 chercheurs, 25 % de la recherche nationale sur la ville durable. Institut technologique pour la filière bois, centre R&D dédié aux études sur l’efficacité énergétique des villes. Village de démonstration d’écotourisme, géothermie, sur 16 hectares. Desservie par le RER A, verra arriver la ligne 15 en 2024 et la ligne 16 en 2030 à la future gare de Noisy-Champs.

La Société du Grand Paris prend en charge la construction du GPE, l’aménagement des « quartiers » des nouvelles gares et s’en remet pour le reste à 11 intercommunalités plus Paris. Ces 12 structures sont les véritables « parties divises » de cette incroyable copropriété qui est en fait une entreprise de développement urbain.

Le métro ne fait pas la ville

Le GPE serait donc le nouveau « chemin de ronde » des places fortes de la dynamique économique parisienne. Leur réunion par le moyen d’un métro ultra moderne est vue comme une condition de leurs succès.

Les auteurs de l’article – Jacqueline Lorthiois & Harm Smit, « Les écueils du Grand Paris Express », Métropolitiques, 27 juin 2019 – prétendent que les déplacements d’un pôle à l’autre ne concerneront environ que 5 % des déplacements de la région. De leur point de vue, du point de vue, celui des transports de personnes, l’intérêt d’un tel métro est très limité (et fortement disproportionné par rapport à son coût), sauf à vouloir faciliter les contacts entre les personnels de ces institutions et de ces entreprises. En effet, le GPE peut éventuellement servir à un ingénieur à aller le matin faire son cours à son institut de technologie (cluster no 1), déjeuner avec un(e) collègue d’une université voisine (cluster no 2), l’après-midi faire le consultant dans une entreprise (cluster no 3) et revenir pour récupérer son enfant chez la nourrice et faire des courses au centre commercial (environs du cluster no 7). La condition est que cet ingénieur habite non loin d’une gare et qu’il ait toutes les qualités et appétits justifiant une telle frénésie de déplacement, de mobilité comme on dit maintenant.

On peut penser aussi que le GPE est un support efficace à l’imaginaire des autorités en mal de penser la nouvelle ville, le Paris extra-muros créé par une deuxième annexion séculaire (la précédente a eu lieu en 1859) mais sans fusion administrative et territoriale, en se contentant de repousser la banlieue, ce qui donne naissance à une nouvelle ville d’influence parisienne. C’est la nouvelle « ville utile » que chaque politique urbaine investit, cultive intensément pour y faire émerger un nouveau mode de vie et de ville, et surtout pour y faire des affaires, ses affaires ou pour laisser s’y faire les affaires. C’est la ville utile métropolitaine qui est mise ici en valeur.

C’est aussi une ligne spéculative qui table sur l’enchérissement continuel des prix fonciers et immobiliers, et même qui avance derrière un front d’enchérissement déjà à l’œuvre. La décision de lancer le GPE relèverait d’une sorte de décision de bon sens libéral : il est temps de conforter l’intérêt des nouvelles classes sociales par des lignes de métro. Consolider et développer. On remarquera que les promoteurs du Grand Paris Express ont laissé dire au Président de République de l’époque, que l’investissement public dans le GPE en générant d’énormes plus-values se financerait lui-même !!!!!

On ne voit pas de quel ordre urbain est porteur le GPE, notamment du point de vue du développement urbain durable. Les perles économiques d’une prétendue métropole réunies en forme de collier ou sautoir au cou de Paris ne dessinent pas une nouvelle ville. Il n’est même pas sûr que ces lignes soient capables de « faire métro » c’est-à-dire d’assurer à chaque habitant des bords du nouveau centre urbain de la région urbaine de Paris un droit à une véritable mobilité. On ne nous dit pas non plus comment cette desserte du bord de la première couronne va drainer les usagers de la deuxième couronne par les moyens de nouveaux transports de rabattement sur le GPE, au moins dans les espaces déserts compris entre les pattes de l’araignée des RER.

Que le lecteur ne s’alarme pas de la brutalité de notre critique et de ses effets logiques possibles : l’arrêt demain de tous les travaux et le renoncement des autorités. Le portage par l’autorité publique d’un très gros projet de ce genre le met à l’abri de toute critique et de toute remise en cause.

Un bon déplacement est celui qu’on évite

Deux thèses s’affrontent ici :

La première, celle qui a été retenue, semble-t-il, par les créateurs du GPE, s’analyse comme l’extension circonférentielle autour du centre urbain historique du système de transport en vigueur au centre ; le but est d’assurer à chacun un droit à une mobilité maximum digne de celui qu’on est en droit d’exercer dans une ville ; le moyen consiste en une offre de transport collectif dont les qualités sont la performance de transport (notamment la rapidité), la performance écologique et sa capacité à marginaliser l’automobile, son usage.

La deuxième, celle que défendent les auteurs de l’article (Jacqueline Lorthiois & Harm Smit, « Les écueils du Grand Paris Express », Métropolitiques, 27 juin 2019) critiquant la première solution, en esquisse une autre. Elle est beaucoup moins audacieuse : sur les bords de la première couronne urbaine, telle qu’elle se présente à l’origine, on ne peut assurer réellement à la masse des habitants-usagers qu’une mobilité réduite aux déplacements habitat-travail (travail, profession, étude) ; l’idéal serait d’œuvrer urbanistiquement à la formation de bassins habitat-travail réduits, dans lesquels les déplacements s’organiseraient sur un mode local et de manière légère, non agressive écologiquement, avec des tramways comme il s’en est créé un en Seine-Saint-Denis.

Pour les tenants de cette deuxième position, la création de grands systèmes de transport faisant semblant de mettre en relation rapide à tous moments tout et tous avec tout et tous à l’échelle de la région urbaine n’est pas la solution. Leur proposition réside en solutions locales de rapprochement de l’activité et de l’habitation. Les auteurs de l’article vont même jusqu’à proposer de financer des programmes de transfert des habitations à proximité des zones d’emploi et des pôles universitaires. Ce grand chambardement, qui tend à remédier à la division-partition-dispersion de l’espace, a pour principe qu’un bon déplacement est celui qu’on évite.

Les tenants de cette deuxième position craignent aussi en sourdine que le GPE joue le rôle du TGV urbain. Le TGV a eu pour effet un certain abandon du chemin de fer. Le GPE sera un prétexte à cesser de perfectionner et même d’entretenir les transports du quotidien (notamment le RER et assimilé) qui font l’essentiel du travail.

Il est malheureusement improbable que l’actuel GPE soit une sorte de Grand Tramway Express promu par les municipalités intéressées et répondant aux vœux des populations, comme l’a été le tramway récemment créé. Il faudrait d’ailleurs une multiplication des tramways pensés comme dessertes des bassins habitat-travail locaux…

Nous devrions aussi tirer toutes les conséquences de l’histoire et de la géographie d’une région urbaine de 10 000 000 d’habitants qui s’enroule en circonvolutions autour d’une ville-centre de 2 000 000 habitants, capitale d’un État de très ancienne tradition centralisatrice : dans cette région tous les points des couronnes (au sens de la géométrie) sont aspirés et dévitalisés par la ville-centre. La forme d’une telle ville est une malédiction qui fait de tout métro circulaire un exploit impossible à moins qu’il ne soit une navette automatisée se contentant de joindre entre elles les radiales qui vont au centre ou en viennent.

Le GPE prétend pourtant lier ces quartiers d’affaires et ces instances de formation et de recherche par une nouvelle ceinture, donner un espace de développement à la classe moyenne supérieure qui a presque fini de gentrifier le petit Paris. La principale qualité de ce nouveau métro n’est-elle pas de profiter de tous ces travaux pour installer notamment autour des gares des sites d’habitat correspondant aux désirs et standards de cette classe supérieure, un fantasme qu’avaient déjà les villes nouvelles, et qui a fait long feu. Peut-on vraiment faire chic et cher autour de ces nouvelles gares qui sont traitées comme des emblèmes d’une nouvelle vie ? Nous retrouvons là tout le génie des chemins de fer de colonisation : installer autour des gares les populations qu’elles auront ensuite à transporter.

L’une des particularités technico-commerciales du futur métro grand parisien réside dans sa nature de futur TGV urbain. Pour inscrire un itinéraire dans une durée acceptable pour un cadre, il devra adopter des techniques de pointe, en rupture avec la tradition ferroviaire classique. Le GPE sera une sorte de TGVU assorti de normes commerciales qui en éloigneront la clientèle RER.